Par ALAIN BADIOU*
L'ambition ultime de l'œuvre politique à venir : que pour la première fois dans l'histoire, ce soit la première hypothèse – la révolution empêchera la guerre – qui ait lieu, et non la seconde – la guerre causera la révolution
Thèse 1
La situation mondiale est celle de l'hégémonie territoriale et idéologique du capitalisme libéral.
Commentaire. L'évidence, la banalité de cette thèse me dispense de tout commentaire.
Thèse 2
Cette hégémonie n'est nullement en crise, encore moins dans un coma irréversible, mais dans une séquence particulièrement intense de son développement..
Commentaire. Il y a, à propos de la mondialisation capitaliste, aujourd'hui totalement hégémonique, deux thèses à la fois opposées et fausses. La première est la thèse conservatrice : le capitalisme, surtout combiné à la « démocratie » parlementaire, est la forme ultime d'organisation économique et sociale de l'humanité. C'est vraiment la fin de l'histoire, au sens de Fukuyama. La seconde est la thèse selon laquelle le capitalisme est entré dans sa crise finale, voire celle selon laquelle il est déjà mort.
La première thèse n'est que la répétition du processus idéologique initié à la fin des années 1970 par les intellectuels renégats des « années rouges » (1965-1975), qui consistait à éliminer purement et simplement l'hypothèse communiste du champ du possible. Elle a permis de simplifier la propagande dominante : il n'est plus nécessaire de vanter les mérites (douteux...) du capitalisme, mais seulement d'affirmer que les faits (URSS, Lénine, Staline, Mao, Chine, Khmers rouges, l'Occident les partis communistes…) ont montré que rien d'autre n'était possible qu'un « totalitarisme » criminel.
Face à ce verdict d'impossibilité, la seule action qui nous est demandée est de restaurer, en bilan et au-delà des expériences fragmentaires du siècle dernier, l'hypothèse communiste dans sa possibilité, dans sa force et dans sa capacité libératrice. C'est ce qui arrivera inévitablement, et c'est exactement ce que je fais dans ce texte.
Les deux formes de la seconde thèse, capitalisme exsangue ou capitalisme mort, s'appuient souvent sur la crise financière de 2008 et les innombrables épisodes de corruption révélés quotidiennement. Ils concluent soit que le moment est révolutionnaire, qu'il suffit d'une forte poussée pour que le « système » s'effondre, soit même qu'il suffit de faire un pas de côté, de se retirer, par exemple à la campagne, et puis réaliser que nous pouvons y organiser nos nouvelles « formes de vie », la machine capitaliste se vide dans son néant final.
Tout cela n'a rien à voir avec la réalité.
Tout d'abord, la crise de 2008 est une crise classique de surproduction (de nombreuses maisons ont été construites aux États-Unis, vendues à crédit à des personnes insolvables), dont la propagation permet, avec le temps nécessaire, un nouvel élan du capitalisme, mis en ordre et impulsé par une forte séquence de concentration du Capital, les faibles étant lavés, les forts accrus et, accessoirement, un gain très important, les « lois sociales » issues de la fin de la guerre mondiale largement liquidées. La « reprise » est désormais en vue, une fois ce douloureux ménage effectué.
Deuxièmement, l'extension de la domination capitaliste sur de vastes territoires, la diversification intensive et extensive du marché mondial, est loin d'être complète. La quasi-totalité de l'Afrique, une grande partie de l'Amérique latine, l'Europe de l'Est, l'Inde : autant d'endroits « en transition », qu'il s'agisse de zones de pillage, ou de pays « en décollage », où l'entrée massive sur le marché peut et doit suivre l'exemple du Japon ou de Chine.
Troisièmement, la corruption est l'essence même du capitalisme. Comment une logique collective dont les seules normes sont le « profit avant tout » et la compétition universelle de tous contre tous peut-elle éviter une corruption généralisée ? Les « affaires » de corruption ne sont que des opérations annexes, qu'il s'agisse d'une purge des propagandistes locaux ou du résultat d'un règlement de compte entre cliques rivales.
En fait, le capitalisme moderne, celui du marché mondial, avec ses quelques siècles d'existence, est historiquement une formation sociale très récente, il vient de commencer à conquérir la planète, après une séquence coloniale (du XVIe au XXe siècle) où le les territoires conquis étaient subjugués par le marché limité et protectionniste d'un seul pays. Aujourd'hui, le pillage est mondialisé, comme le prolétariat, désormais dans tous les pays du monde.
Thèse 3
Trois contradictions actives opèrent dans cette hégémonie. 1) La dimension oligarchique extrêmement développée de la propriété du capital laisse de moins en moins de place à l'intégration dans cette oligarchie de nouveaux propriétaires. D'où la possibilité d'une sclérose autoritaire. 2) L'intégration des circuits financiers et commerciaux dans un marché mondial unique s'oppose au maintien, au niveau de la police de masse, de figures nationales qui entrent inévitablement en rivalité. D'où la possibilité d'une guerre planétaire pour l'émergence d'un Etat clairement hégémonique, y compris sur le marché mondial. 3) On doute aujourd'hui que le Capital, dans sa ligne actuelle de développement, puisse mettre au travail la force de travail de toute la population mondiale. D'où le risque qu'une masse de personnes totalement démunies et donc politiquement dangereuses se développe à l'échelle mondiale.
Commentaire.
Sur le point 1) Nous sommes – et la concentration continue – à un point où 264 personnes ont l'équivalent de trois milliards d'autres. Ici même en France : 10% de la population possède bien plus de 50% de la richesse totale. Ce sont des concentrations de propriété sans précédent dans l'histoire humaine. Et ils ne sont pas finis, loin de là. Ils ont un côté monstrueux, qui ne leur garantit évidemment pas une durée éternelle, mais qui est inhérent au développement capitaliste et en est même le principal moteur.
Sur le point 2) L'hégémonie des États-Unis est de plus en plus compromise. La Chine et l'Inde représentent à elles seules 40 % de la masse active mondiale. Ce qui pointe vers une désindustrialisation dévastatrice en Occident. En fait, les travailleurs américains ne représentent plus que 7 % de la masse ouvrière totale, et l'Europe encore moins. Du fait de ces contrastes, l'ordre mondial, encore dominé pour des raisons militaires et financières par les États-Unis, voit émerger des rivaux qui veulent leur part de souveraineté sur le marché mondial. Des affrontements ont déjà commencé au Moyen-Orient, en Afrique et en mer de Chine. Ils continueront. La guerre est l'horizon de cette situation, comme l'ont démontré les tueries du siècle précédent.
Sur le point 3) Il y a probablement déjà aujourd'hui entre deux et trois milliards de personnes qui ne sont ni propriétaires terriens, ni paysans sans terre, ni salariés appartenant à une petite bourgeoisie, ni ouvriers. Ils parcourent le monde à la recherche d'un lieu de vie et constituent un prolétariat nomade qui, s'il était politisé, deviendrait une menace considérable pour l'ordre établi.
Thèse 4
Depuis une dizaine d'années, les mouvements de révolte contre tel ou tel aspect de l'hégémonie du capitalisme libéral ont été nombreux et parfois vigoureux. Mais eux aussi ont été assimilés sans grande difficulté.
Commentaire. Ces mouvements étaient de quatre types.
1- Émeutes brèves et localisées. Il y a eu de fortes émeutes sauvages dans les banlieues des grandes villes, par exemple à Londres ou à Paris, généralement après l'assassinat de jeunes par la police. Ces émeutes n'ont pas reçu un large soutien d'une opinion publique effrayée et ont été réprimées sans pitié, ou ont été suivies de grandes mobilisations « humanitaires », axées sur les violences policières et largement dépolitisées.
2- Des soulèvements durables, mais sans création organisationnelle. D'autres mouvements, notamment dans le monde arabe, étaient beaucoup plus larges socialement et duraient de longues semaines. Elles ont pris la forme canonique des occupations de lieux. Ils ont généralement été réduits par la tentation électorale. Le cas le plus typique est celui de l'Égypte : mouvement de grande ampleur, succès apparent du slogan négatif et fédérateur de « Moubarak dehors » - Moubarak quitte le pouvoir et est même arrêté -, longue impossibilité pour la police de reprendre le contrôle des lieux, unité des chrétiens coptes et des musulmans, apparente neutralité de l'armée… Mais bien sûr, aux élections, c'est le parti présent parmi les masses populaires – et peu présent dans le mouvement – qui l'emporte, à savoir les Frères musulmans. La partie la plus active du mouvement s'oppose à ce nouveau gouvernement, et ouvre ainsi la voie à une intervention de l'armée, qui ramène au pouvoir un général, Al-Sissi. Cela réprime impitoyablement toute opposition, d'abord les Frères musulmans, puis les jeunes révolutionnaires, et rétablit en effet l'ancien régime, dans un état un peu pire qu'avant. La nature circulaire de cet épisode est particulièrement impressionnante.
3 – Des mouvements qui donnent lieu à la création d'une nouvelle force politique. Dans certains cas, le mouvement a réussi à créer les conditions de l'émergence d'une nouvelle force politique, différente de celles habituées au parlementarisme. C'est le cas en Grèce, où les émeutes ont été particulièrement nombreuses et violentes, avec Syriza, et en Espagne avec Podemos. Ces forces se sont dissoutes dans le consensus parlementaire. En Grèce, le nouveau pouvoir, sous Tsipras, a cédé sans résistance notable aux injonctions de la Commission européenne et relance le pays sur la voie d'une austérité sans fin. En Espagne, Podemos s'est aussi embourbé dans le jeu des combinaisons, qu'elles soient majoritaires ou adverses. Aucune trace de véritable politique ne pouvait émerger de ces créations organisationnelles.
4 – Des mouvements de durée raisonnablement longue, mais sans effets positifs notables. Dans certains cas, outre quelques épisodes tactiques classiques (comme le « dépassement » de manifestations classiques par des groupes équipés pour affronter la police pendant quelques minutes), le manque d'innovation politique a fait qu'à l'échelle mondiale, la figure de la réaction conservatrice est celle qui se renouvelle. C'est le cas, par exemple, aux États-Unis, où l'effet inverse dominant de « Occupy Wall Street » est l'arrivée au pouvoir de Trump, ou encore en France, où le solde de « Nuit debout » est Macron.
Thèse 5
La cause de cette impuissance est, dans ces mouvements de la dernière décennie, l'absence de politique, voire l'hostilité à la politique, sous diverses formes, et reconnaissable à de nombreux symptômes.
Commentaire. Notons, en particulier, comme signes d'une subjectivité politique extrêmement faible :
1 – Des slogans fédérateurs exclusivement négatifs : « contre » ceci ou cela, « A bas Moubarak », « A bas l'oligarchie du 1 % », « Refuse la loi travail », « Personne n'aime la police », etc.
2 – L'absence de temporalité ample : tant en ce qui concerne la connaissance du passé, pratiquement absente des mouvements à l'exception de quelques caricatures, et dont aucune évaluation inventive n'est proposée, comme dans la projection dans le futur, limitée à des considérations abstraites sur libération ou émancipation.
3 – Un lexique fortement emprunté à l'adversaire. C'est notamment le cas d'une catégorie particulièrement ambiguë comme la « démocratie », ou encore de l'utilisation de la catégorie de la « vie », « nos vies », qui n'est qu'un investissement inefficace des catégories existentielles dans l'action collective.
4- Un culte aveugle de la « nouveauté » et un mépris des vérités établies. Ce point découle directement du culte du marché de la « nouveauté » des produits et de la croyance constante que nous « démarrons » quelque chose qui s'est produit à plusieurs reprises. En même temps, il interdit de tirer les leçons du passé, de comprendre le mécanisme des répétitions structurelles et de ne pas tomber dans le piège des « modernités » artificielles.
5 – Une échelle de temps absurde. Cette échelle, calquée sur le circuit marxiste « argent, marchandise, monnaie », suppose que l'on abordera, voire résoudra, en quelques semaines de « mouvement », des problèmes comme la propriété privée, ou la concentration pathologique des richesses, qui ont en attente depuis des millénaires. . Le refus de considérer qu'une bonne partie de la modernité capitaliste n'est tissée qu'à partir d'une version moderne de la triade implantée il y a quelques milliers d'années, dès la « révolution » néolithique, à savoir : Famille, Propriété privée, État. Et que, par conséquent, la logique communiste, au regard des problèmes centraux qui la constituent, se situe à l'échelle des siècles.
6 – Une relation faible avec l'Etat. Il s'agit ici d'une sous-estimation constante des ressources de l'État par rapport à celles dont dispose un « mouvement » donné, tant en termes de force armée que de capacité de corruption. En particulier, l'efficacité de la corruption « démocratique », symbolisée par le parlementarisme électoral, est sous-estimée, de même que l'étendue de la domination idéologique de cette corruption sur l'écrasante majorité de la population.
7 – Une combinaison de moyens disparates, sans aucun bilan de son passé lointain ou proche. Aucune conclusion ne peut être tirée qui puisse être largement vulgarisée sur la base des méthodes mises en œuvre depuis au moins les « années rouges » (1965-1975), voire depuis deux siècles, telles que : les occupations d'usines, les grèves syndicales, les manifestations légales, la formation de des groupes dont l'objectif est de rendre possible l'affrontement local avec la police, l'invasion de bâtiments, l'enlèvement de patrons dans les usines... où chacun est sommé, quelles que soient ses idées et ses ressources linguistiques, de parler trois minutes, et dont le pari est, in fine , histoire de planifier la répétition de cet exercice.
Thèse 6
Nous devons nous souvenir des expériences les plus importantes du passé proche et méditer sur leurs échecs.
Commentaire. Des années rouges à aujourd'hui.
Le commentaire de la thèse 5 paraît sans doute assez polémique, voire pessimiste et déprimant, surtout pour les jeunes qui peuvent légitimement animer, pour un temps, toutes les formes d'action dont j'appelle à un réexamen critique. On comprendra ces critiques si l'on se rappelle que personnellement, en Mai 68 et ses suites, j'ai connu et participé avec enthousiasme à des choses du même ordre, et que j'ai pu les suivre assez longtemps pour en mesurer les points faibles. J'ai donc le sentiment que les mouvements récents s'essoufflent, sous le sceau des épisodes nouveaux et bien connus de ce qu'on peut appeler la « loi » du mouvement de Mai 68, que cette loi soit le résultat de la la gauche classique ou celle anarchiste de l'ultra-gauche, qui à sa manière parlait déjà de « formes de vie », et dont on appelait les militants « anarcho-désirants ».
Il y avait en fait quatre mouvements distincts en 68 :
1- Une révolte de la jeunesse étudiante.
2 – Une révolte des jeunes ouvriers dans les grandes usines.
3 – Une grève syndicale générale pour tenter de contrôler les deux révoltes précédentes.
4 – L'apparition, souvent sous le nom de « maoïsme », et avec de nombreuses organisations rivales, d'une tentative de politique nouvelle, dont le principe était de tracer une diagonale unificatrice entre les deux premières révoltes, les dotant d'une force idéologique et combative qui semblait pouvoir leur garantir un véritable avenir politique. En fait, cela a duré au moins dix ans. Le fait que cela ne se soit pas stabilisé à l'échelle historique, ce que j'admets volontiers, ne doit pas conduire à une répétition de ce qui s'y est passé, sans même savoir qu'il se répète.
Rappelons simplement qu'aux élections de juin 1968 s'est instaurée une majorité tellement réactionnaire qu'on pourrait dire qu'on a retrouvé la majorité « horizon bleu » à la fin de la guerre 14-18. Le résultat final des élections de mai-juin 2017, avec la victoire écrasante de Macron, serviteur du grand capital mondialisé, devrait nous faire nous demander ce qu'il y a de répétitif dans tout cela.
Thèse 7
Une politique interne d'un mouvement doit avoir cinq caractéristiques, concernant les slogans, la stratégie, le vocabulaire, l'existence d'un principe et une vision tactique claire.
Commentaire.
1 – Les principaux mots d'ordre doivent être affirmatifs. Ceci même au détriment de la division interne, dès lors que l'on dépasse l'unité négative.
2 – Les mots d'ordre doivent être stratégiquement justifiés. Cela signifie : alimenté par la connaissance des étapes précédentes du problème mis à l'ordre du jour par le mouvement.
3 – Le lexique utilisé doit être maîtrisé et cohérent. Par exemple : le « communisme » est désormais incompatible avec la « démocratie » ; « égalité » est incompatible avec « liberté » ; tout usage positif d'un terme identitaire tel que « Français » ou « communauté internationale » ou « islamique » ou « Europe » doit être proscrit, ainsi que les mots à caractère psychologique tels que « désir », « vie », « personne » , ainsi que tout terme lié aux dispositions étatiques établies, comme « citoyen », « électeur », etc.
4 – Un principe, ce que j'appelle une Idée, doit être constamment confronté à la situation, car il porte localement une possibilité systémique non capitaliste.
Il faut ici citer Marx, définissant le militant singulier dans son mode de présence dans les mouvements : « Les communistes soutiennent dans tous les pays tout mouvement révolutionnaire contre l'ordre social et politique existant. Dans tous ces mouvements, ils posent la question de la propriété – quel que soit son degré d'évolution – comme la question fondamentale du mouvement.
5 - Tactiquement, il faut toujours se rapprocher le plus possible du mouvement d'un corps capable de s'unir pour discuter efficacement de sa propre perspective, à partir de laquelle il éclaire et juge la situation. Le militant politique, comme le dit Marx, fait partie du mouvement général, il ne s'en sépare pas. Cependant, il ne se distingue que par sa capacité à inscrire le mouvement d'un point de vue général, à prédire à partir de là quelle devrait être la prochaine étape, mais aussi à ne pas faire de concessions sur ces deux points, sous prétexte d'unité, pour des conceptions conservatrices qui peuvent parfaitement dominer, subjectivement, même un mouvement important. L'expérience des révolutions montre que les moments politiques cruciaux se trouvent dans la forme de regroupement la plus proche, c'est-à-dire la réunion, où la décision à prendre est éclairée par les orateurs, qui peuvent aussi s'affronter.
Thèse 8
La politique est chargée d'une durée spécifique de l'esprit des mouvements proportionnelle à la temporalité des États, et non d'un simple épisode négatif de leur domination. Sa définition générale est l'organisation entre les différentes composantes du peuple et, à l'échelle la plus large possible, une discussion autour des mots d'ordre que doivent être à la fois la propagande permanente et les mouvements futurs. La politique fournit le cadre général de ces discussions : c'est l'affirmation qu'il existe aujourd'hui deux formes d'organisation générale de l'humanité, la forme capitaliste et la forme communiste. Le premier n'est que la forme contemporaine de ce qui existe depuis la Révolution néolithique il y a quelques milliers d'années. La seconde propose une deuxième révolution globale et systémique dans l'avenir de l'humanité. Elle propose de sortir du Néolithique.
Commentaire. En ce sens, la politique consiste à repérer, par de larges discussions, le mot d'ordre qui cristallise l'existence de ces deux voies dans la situation. Ce mot d'ordre, puisqu'il est local, ne peut venir que de l'expérience des masses concernées. C'est ici que la politique apprend ce qui peut rendre efficace la lutte localement, quels que soient les moyens, sur la voie communiste. De ce point de vue, le ressort du politique n'est pas d'emblée l'affrontement antagoniste, mais l'investigation continue, dans la situation, des idées, slogans et initiatives susceptibles de donner vie localement à l'existence de deux voies, dont l'une est la conservation de l'existant, l'autre sa transformation complète selon des principes égalitaires que le nouveau mot d'ordre cristallisera. Le nom de cette activité est : « travail de masse ». L'essence de la politique, en dehors du mouvement, c'est le travail de masse.
Thèse 9
La politique se fait avec des gens partout. Elle ne peut accepter de se soumettre aux diverses formes de ségrégation sociale organisées par le capitalisme.
Commentaire. Cela signifie, en particulier pour la jeunesse intellectuelle, qui a toujours joué un rôle crucial dans la naissance de nouvelles politiques, la nécessité d'un voyage continu vers d'autres couches sociales, en particulier les plus démunies, où l'impact du capitalisme est le plus dévastateur. Dans les conditions actuelles, la priorité doit être donnée, tant dans nos pays qu'à l'échelle mondiale, au vaste prolétariat nomade, qui, comme autrefois les paysans d'Auvergne ou les Bretons, arrive par vagues entières, au prix des pires risques , pour essayer de survivre comme ouvrier ici, puisqu'il ne peut plus le faire comme paysan sans terre là-bas. La méthode, dans ce cas comme dans tous les autres, est la recherche patiente des lieux : marchés, villes, foyers, usines... de la base de travail, la confrontation avec les différentes forces conservatrices locales, etc. C'est un travail passionnant, une fois que vous savez que l'entêtement actif est la clé. Une étape importante consiste à organiser des écoles pour diffuser la connaissance de l'histoire mondiale de la lutte entre les deux voies, ses succès et ses impasses actuelles.
Ce qui a été fait par les organisations qui ont émergé à cet effet après mai 68 peut et doit être refait. Il faut reconstruire la diagonale politique dont je parlais, qui reste aujourd'hui une diagonale entre la jeunesse, certains intellectuels et le prolétariat nomade. Nous y travaillons déjà, ici et là. C'est la seule tâche véritablement politique à l'heure actuelle.
Ce qui a changé, c'est la désindustrialisation des banlieues des grandes villes. C'est là que réside la réserve des travailleurs d'extrême droite. Il faut lutter contre elle dans ces lieux, expliquer pourquoi et comment on a sacrifié deux générations de travailleurs en quelques années, et enquêter simultanément, autant que faire se peut, sur le processus inverse, à savoir l'industrialisation de l'extrême violence en Asie. Travailler avec des travailleurs d'hier et d'aujourd'hui est immédiatement international, même ici. En ce sens, il serait extrêmement intéressant de produire et de diffuser un journal des travailleurs du monde.
Thèse 10
Il n'y a plus de véritable organisation politique. Il s'agit donc de se donner les moyens de le reconstruire.
Commentaire. Une organisation est chargée de mener les enquêtes, de synthétiser le travail de masse et les slogans locaux qui en découlent, afin de les inscrire dans une perspective globale, d'enrichir les mouvements et de garantir une maîtrise à long terme de ses conséquences. Une organisation n'est pas jugée par sa forme et ses procédures, comme on juge un État, mais par sa capacité contrôlable à faire ce dont elle est chargée. On peut reprendre ici la formule de Mao : l'organisation est ce que l'on peut dire qui « rend aux masses de façon précise ce qu'elle a reçu d'elles de façon encore confuse ».
Thèse 11
La forme classique du Parti est aujourd'hui condamnée parce qu'elle se définissait, non par sa capacité à faire ce que dit la thèse 10, c'est-à-dire un travail de masse, mais par sa prétention à « représenter » la classe ouvrière ou le prolétariat.
Commentaire. Il faut rompre avec la logique de la représentation sous toutes ses formes.
L'organisation politique doit avoir une définition instrumentale et non représentative. De plus, qui dit « représentation » veut dire « identité de ce qui est représenté ». Cependant, il faut exclure les identités du champ politique.
Thèse 12
Le rapport à l'État n'est pas, comme nous venons de le voir, ce qui définit la politique. En ce sens, la politique se déroule « à distance » de l'État. Or, stratégiquement, l'Etat doit être brisé, car il est le gardien universel de la voie capitaliste, notamment parce qu'il est le gendarme du droit à la propriété privée des moyens de production et d'échange. Comme le disaient les révolutionnaires chinois pendant la Révolution culturelle, il faut « rompre avec la loi bourgeoise ». Par conséquent, l'action politique envers l'État est un mélange de distance et de négativité. Le but est, en réalité, que l'Etat soit peu à peu entouré d'opinions hostiles et de lieux politiques qui lui sont devenus étrangers.
Commentaire. Le dossier historique de cette affaire est très complexe. Par exemple, la Révolution russe de 1917 a certainement conjugué hostilité généralisée au régime tsariste, y compris dans la paysannerie à cause de la guerre, préparation idéologique intense et de longue date, surtout dans les couches intellectuelles, révoltes ouvrières aboutissant à de véritables organisations de masse, appelés soviets, révoltes militaires et l'existence, avec les bolcheviks, d'une organisation solide et diversifiée, capable de soutenir des rencontres avec des orateurs remarquables par leur conviction et leur talent didactique. Tout cela était lié à des insurrections victorieuses et à une terrible guerre civile finalement gagnée par le camp révolutionnaire, malgré une intervention étrangère massive. La révolution chinoise suivit un tout autre cours : une longue marche dans les campagnes, la formation d'assemblées populaires, une véritable Armée rouge, l'occupation durable d'une région reculée du nord du pays, où la réforme agraire et productive pouvait être vécue à en même temps que l'armée se consolidait, tout ce processus dura une trentaine d'années. De plus, à la place de la terreur stalinienne des années 1930, il y a eu un soulèvement de masse en Chine, étudiants et ouvriers, contre l'aristocratie du Parti communiste. Ce mouvement inédit, appelé Révolution Culturelle Prolétarienne, est pour nous l'exemple le plus récent d'une politique de confrontation directe avec les figures du pouvoir d'Etat. Rien de tout cela n'est transposable à notre situation. Mais une leçon traverse cette aventure : l'État ne peut en aucune manière, quelle que soit sa forme, représenter ou définir la politique d'émancipation.
La dialectique complète de toute vraie politique a quatre termes :
1 – L'idée stratégique de la lutte entre les deux voies, la communiste et la capitaliste. C'est ce que Mao appelait la "préparation idéologique de l'opinion", sans laquelle, disait-il, la politique révolutionnaire est impossible.
2 – Investissement local de cette Idée ou principe par l'organisation, sous forme de travail de masse. La circulation décentralisée de tout ce qui ressort de cet ouvrage en termes de mots d'ordre et d'expériences pratiques victorieuses.
3 - Des mouvements populaires, sous forme d'événements historiques, dans lesquels l'organisation politique travaille à la fois à son unité négative et à l'affinement de sa détermination affirmative.
4 - L'État, dont le pouvoir doit être brisé, par affrontement ou siège, s'il appartient aux représentants autorisés du capitalisme. Et s'il venait de la voie communiste, dépérir, au besoin par les voies révolutionnaires esquissées dans un désarroi fatal par la Révolution culturelle chinoise.
Inventer dans la situation l'agencement contemporain de ces quatre termes est le problème, à la fois pratique et théorique, de notre conjoncture.
Thèse 13
La situation du capitalisme contemporain implique une sorte de séparation entre la mondialisation des marchés et le caractère encore largement national du contrôle policier et militaire des populations. Autrement dit : il y a un décalage entre l'agencement économique des choses, qui est mondial, et leur nécessaire protection étatique, qui reste nationale. Le deuxième aspect ressuscite les rivalités impérialistes, mais sous d'autres formes. Malgré ce changement de forme, le risque de guerre augmente. De plus, la guerre est déjà présente dans de grandes parties du monde. La politique à venir aura aussi pour tâche, si elle le peut, d'empêcher le déclenchement d'une guerre totale, qui cette fois pourrait mettre en danger l'existence de l'humanité. On peut dire aussi que le choix historique est : soit l'humanité rompt avec le néolithique contemporain qu'est le capitalisme et ouvre sa phase communiste à l'échelle mondiale ; ou bien il reste dans sa phase néolithique, et sera fortement exposé à périr dans une guerre atomique.
Commentaire. Aujourd'hui, les grandes puissances, d'une part, cherchent à collaborer pour la stabilité des affaires au niveau mondial, notamment en luttant contre le protectionnisme, mais d'autre part, elles se battent en silence pour leur hégémonie. Il en résulte la fin des pratiques directement coloniales, comme celles de la France ou de l'Angleterre au XIXe siècle, c'est-à-dire l'occupation militaire et administrative de pays entiers. La nouvelle pratique, je propose de l'appeler zonage : dans des zones entières (Irak, Syrie, Libye, Afghanistan, Nigeria, Mali, Centrafrique, Congo…), des Etats sont minés, détruits et la zone devient une zone de pillage, ouverte aux armées bandes et aussi à tous les prédateurs capitalistes de la planète. Ou bien l'Etat est composé d'hommes d'affaires qui ont mille liens avec les grandes entreprises du marché mondial. Les rivalités sont entrelacées sur de vastes territoires, avec des relations de pouvoir en constante évolution. Dans ces conditions, un incident militaire incontrôlé suffirait à nous amener soudainement au bord de la guerre. Les blocs sont déjà dessinés : les États-Unis et sa clique « ouest-japonaise » d'un côté, la Chine et la Russie de l'autre, l'arme atomique partout. On ne peut que retenir la phrase de Lénine : « Ou la révolution empêchera la guerre, ou la guerre provoquera la révolution.
On pourrait ainsi définir l'ambition maximale de l'œuvre politique à venir : que pour la première fois dans l'histoire, c'est la première hypothèse – la révolution empêchera la guerre – qui aura lieu, et non la seconde – la guerre provoquera la révolution . . En fait, c'est cette deuxième hypothèse qui s'est concrétisée en Russie dans le contexte de la Première Guerre mondiale et en Chine dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Mais à quel prix ! Et avec quelles conséquences à long terme !
Avec espoir, nous agirons. N'importe qui, n'importe où, peut commencer à faire de la vraie politique, au sens de ce texte. Et parlez, à votre tour, autour de vous de ce qui a été fait. C'est ainsi que tout commence.
*Alain Badiou est professeur retraité à l'Université de Paris-VIII. Auteur, entre autres livres, de L'aventure de la philosophie française au XXe siècle (Authentique).
Traduction: Diogo Fagundés au site web LabourMot.
Initialement publié dans le livre Je vous sais si nombreux (Paris, Fayard, 2017)