Par RAFAËL DE ALMEIDA PADIAL*
Pour réaliser la révolution permanente, il serait indispensable d’avoir un parti prolétarien indépendant de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.
Na partie précédente Dans ce texte, nous suivons l'évolution des positions politiques de Karl Marx peu avant la révolution de 1848 et dans sa phase initiale. Nous avons notamment vu comment l’auteur défendait une stratégie que l’on pourrait qualifier de « démocratique-révolutionnaire ». Cependant, au milieu des impasses de la révolution allemande de 1848, il fut amené à développer des concepts qui contredisaient la simple notion de « démocratie » : les idées de dictature et de terrorisme révolutionnaire.
Comme nous l’avons mentionné, Marx a largement suivi ce que l’expérience historique lui avait laissé, en particulier celle de la Révolution française de 1789 (en mettant l’accent sur la période de la Convention nationale). Sur cette base, il défendait une certaine stratégie de double pouvoir, dans laquelle les révolutionnaires s'appuieraient sur le pouvoir législatif pour renverser l'exécutif de l'État.
Dans cette deuxième partie, nous verrons comment Marx a compris – après un processus difficile et contradictoire – que les éléments décrits ci-dessus étaient insuffisants pour la stratégie révolutionnaire du prolétariat.
Le début du bilan de la révolution de 1848
Dans la seconde moitié de 1848, il était relativement clair que la révolution, après avoir atteint un apogée, était dans une impasse. En juin 1848, en Prusse, le ministère centriste Camphausen (constitué après la révolution de mars) est dissous par le roi, qui se sent plus à l'aise en contournant les initiatives réformistes et libérales. À la place de ce ministère, un autre, plus à droite, fut institué. En France, la classe ouvrière est massacrée lors du soulèvement de juin 1848 et le général Louis-Eugène Cavaignac instaure une dictature « républicaine ». Dans le même pays, en décembre 1848, Louis Bonaparte est élu.
Karl Marx, conscient à la fin de 1848 que la révolution était dans une impasse, commença à réfléchir aux raisons pour lesquelles elle n’avait pas suivi, en Allemagne, les chemins des révolutions anglaise de 1648 et française de 1789. Pourquoi n’y eut-il pas de dictature du pouvoir législatif ou de « terrorisme révolutionnaire » ? Quelle aurait été la spécificité de la révolution allemande en panne ?
Dans l'importante série d'articles « La Bourgeoisie et la Contre-Révolution », publiée en décembre 1848 dans NGRMarx a exprimé ce qui suit :
« Les révolutions de 1648 et de 1789 n’étaient pas des révolutions anglaises et françaises, c’étaient des révolutions de type européen [Styles européens]. Elles ne représentaient pas la victoire d’une classe particulière de la société sur l’ancien ordre politique ; étaient la proclamation de l’ordre politique de la nouvelle société européenne. La bourgeoisie y a triomphé, mais le triomphe de la bourgeoisie était alors le triomphe d’un nouvel ordre social […]
Il n’y eut rien de tel dans la révolution prussienne de mars [1848].
[…] Loin d’être une révolution européenne, [la Révolution de Mars] n’était que le résultat atrophié d’une révolution européenne dans un pays arriéré [retour au pays]. La révolution prussienne de mars n’était même pas nationale, allemande, mais dès le début provinciale-prussienne.[I]
Comme on peut le voir, Marx a compris que la bourgeoisie avait exercé une mission historique universelle dans les révolutions anglaise et française. Cependant, lors de la Révolution allemande, elle n’aurait pas été en mesure d’atteindre un tel objectif. statuts. La raison en est expliquée par l’auteur sur cette même page, lorsqu’il discute de l’intention de la révolution allemande : « Il ne s’agissait pas de créer une nouvelle société, mais de faire renaître à Berlin la société qui était déjà morte à Paris ».
Pour comprendre cette phrase importante, il faut faire un petit saut outre-Rhin et expliquer ce qui s’est passé à Paris, le centre de la révolution européenne, en juin 1848.
La société capitaliste est morte à Paris
En France, le 23 juin 1848, au milieu d’une situation de grave chômage et ayant comme déclencheur la fermeture, par le Gouvernement provisoire, des Ateliers nationaux (qui fournissaient des fronts de travaux publics), éclata à Paris la première révolution proprement prolétarienne contre l’ordre du capital.[Ii].
L’analyse que Marx a consacrée à la Révolution de Juin 1848 à Paris est l’une des plus belles de la NGR. Il y commentait que le prolétariat français, en menant à bien la première révolution de cette année-là – celle de février 1848 – et en renversant le roi Louis-Philippe, croyait avoir renversé tout l’ordre bourgeois (après tout, Louis-Philippe, de la Maison d’Orléans, était connu comme le « roi bourgeois », représentant de larges secteurs du capital). Ainsi, en renversant le monarque, le prolétariat croyait avoir réalisé sa propre révolution. Cependant, le renversement de ce roi était aussi dans l’intérêt d’autres secteurs bourgeois et monarchiques importants (non représentés par Louis Philippe), qui, après les batailles menées par le prolétariat en février – et du fait qu’ils ne disposaient pas d’une organisation politique propre –, récoltèrent les fruits de la révolution.
En d’autres termes : dans le vide du pouvoir, la bourgeoisie a institué un parlement « démocratique » et son propre processus constituant, en vue de représenter, dans l’État, les fractions maximales de la classe dirigeante. Mais cette situation d'appropriation indue des fruits d'autrui dura jusqu'en juin 1848, lorsque le prolétariat se souleva contre tout l'ordre démocratique bourgeois nouvellement institué, comprenant qu'avec lui tout avait changé pour rester le même.
Dans son article « La Révolution de Juin », Marx a fait un commentaire célèbre sur le caractère des deux révolutions françaises de 1848 (février et juin) : « La Révolution de Février fut la belle révolution, la révolution de la sympathie générale, parce que les contradictions qui y éclatèrent contre la monarchie sommeillaient côte à côte, non encore développées ; parce que la lutte sociale qui la formait n'avait acquis qu'une existence aérienne, une existence dans la phrase, dans le mot. La Révolution de Juin est la révolution laide, la révolution répugnante, parce que le fait a pris la place de la phrase, parce que la république a exposé sa propre tête de monstre, en retirant la couronne qui la protégeait et la cachait.[Iii]
L'insurrection prolétarienne de Juin fut écrasée par les troupes du général Cavaignac, représentant politique de la bourgeoisie démocratique et républicaine, avec l'appui des républicains « radicaux » (« sociaux-démocrates »), ainsi que des factions monarchistes de la bourgeoisie (le « Parti de l'Ordre »). Trois mille insurgés parisiens furent tués et plus de 15 mille arrêtés ou extradés. Le général Cavaignac instaure en pratique, jusqu'aux élections de décembre 1848, une dictature bourgeoise appuyée sur le Pouvoir législatif. En fait, la défaite de juin marqua un tournant pour toutes les initiatives révolutionnaires européennes de 1848/49 (même celles de caractère purement national).
Pour Marx, la défaite du prolétariat lors de la révolution de Juin a eu des conséquences historiques universelles. Dans toutes les nations européennes, la bourgeoisie assumera désormais un autre rôle dans les luttes entre les classes, son ordre social étant historiquement mort à Paris. Les révolutions bourgeoises, après les explosions spontanées initiales, suivraient, au lieu de processus ascendants, un mouvement descendant, dans lequel la bourgeoisie s'appuierait sur les classes réactionnaires pour entraver le progrès de la classe ouvrière.
« Seules la contre-révolution ou la révolution sont possibles »
Considérant l’élément ci-dessus, revenons à l’Allemagne et à l’importante série de textes écrits par Marx en décembre 1848, « La bourgeoisie et la contre-révolution ». Voici comment l'auteur s'exprime à propos de la perte d'initiative de la classe supérieure capitaliste allemande : « La bourgeoisie allemande s'est développée si indolemment, si lâchement et si lentement qu'au moment où elle menaçait le féodalisme et l'absolutisme, elle se trouvait menacée par le prolétariat et toutes les fractions de la bourgeoisie dont les intérêts et les idées sont liés au prolétariat. […] [Elle] était dès le début encline à trahir le peuple et à transiger avec le représentant couronné de la vieille société […] [elle est] sans initiative, sans foi en elle-même, sans foi dans le peuple, sans vocation historique-universelle [travail diversifié à l'échelle mondiale] ».[Iv]
Quelques jours plus tard, dans la même importante série d’articles, Marx concluait : « L’histoire de la bourgeoisie prussienne et de la bourgeoisie allemande en général, de mars à décembre, montre qu’en Allemagne une révolution purement bourgeoise et l’établissement d’un régime bourgeois sous la forme d’une monarchie constitutionnelle sont impossibles [impossible]; que seule la contre-révolution féodale absolutiste ou la révolution sociale-républicaine sont possibles [ni la révolution féodale absolutiste ne peut être la révolution républicaine sociale] « .[V]
Ce passage est d’une grande importance. Au cours des années précédentes, Marx n’avait critiqué que ceux qui défendaient une république bourgeoise ou l’établissement d’une monarchie constitutionnelle, car celles-ci ne devraient pas être le but recherché dans la lutte pour la transformation sociale.[Vi]. Il serait possible d’aller plus loin. Maintenant, dans un sens différent, non seulement il critique de telles conceptions, mais il affirme qu’elles sont historiquement impossibles. Au moins en Allemagne, il n’y aurait pas d’espace intermédiaire entre la contre-révolution et la révolution « sociale-républicaine » (terme par lequel Marx entendait la révolution de type communiste).[Vii]). Ainsi, toute l’initiative du progrès historique universel passerait entre les mains du prolétariat.
Marx contre la révolution permanente
Les gens habitués aux débats de la soi-disant « tradition marxiste » savent ce qu’impliquent ces nouvelles conceptions de Marx, esquissées ci-dessus. Si seules « la contre-révolution féodale-absolutiste ou la révolution communiste étaient possibles », alors il n’y aurait pas d’étape historique démocratique bourgeoise indépendante pour la révolution en Allemagne. Cela signifie que la révolution dans une telle situation devrait être permanente jusqu’à l’établissement de la société communiste. Le terme « révolution permanente » était déjà utilisé par les révolutionnaires de l’époque de Marx (et, dans le sens inverse, en luttant contre elle, également par les conservateurs).[Viii]
Cependant, Marx semble avoir du mal à accepter le terme et à tirer toutes les conclusions de ce qu’il avait lui-même écrit dans la série « La Bourgeoisie et la Contre-Révolution ». A tel point qu’il publie, un mois plus tard, un article en deux parties intitulé « Montesquieu LVI », dans lequel il semble revenir à des conceptions étape par étape de la révolution. L'article cherchait à répondre à un représentant bourgeois (« M. Dumont ») qui, en Journal de Cologne [Gazette de Cologne, rival de NGR], soutenait que la « question sociale » (la misère de la population) serait mieux résolue si les représentants bourgeois cessaient de s’opposer à la monarchie prussienne et approuvaient simplement la constitution proposée par elle.
Marx critique « M. Dumont” souligne à juste titre les contradictions de son argumentation. Dans plusieurs passages, notre auteur fait usage de sa nouvelle « conception de l’histoire » [Geschichtsauffassung], développé avec Engels en 1845/46 (dans le manuscrit désormais appelé « Idéologie allemande »), et montre que les intérêts de l’État prussien rendaient le développement des relations capitalistes irréalisable. Ainsi, dans une « inversion dialectique », Marx a cherché à montrer que les arguments de Dumont se retournaient contre lui, car ses prétentions au progrès ne se réaliseraient pas avec le maintien de l’ordre monarchique prussien.
Mais, comme s’il sentait les critiques de la gauche, Marx ressentit soudain le besoin de se justifier. Son discours contre Dumont pourrait suggérer à tort qu’il souhaitait lui aussi le développement des rapports capitalistes en Allemagne.
Voici ce que Marx introduit soudain dans la deuxième partie de l’article (21 janvier 1849) : « Nous sommes certainement les derniers à désirer la domination de la bourgeoisie. Nous avons été les premiers en Allemagne à élever la voix contre cela, alors que les « hommes d’action » actuels étaient encore entièrement occupés par leurs bruyantes disputes secondaires.[Ix]
Fortuitement, Marx a révélé ses critiques à gauche : les « hommes d’action » [L'homme du tatouage] qui se seraient laissés emporter par des disputes « mesquines » ou « bruyantes » [Cracovie] au sein du mouvement ouvrier. Il s'agit de Moses Heß et de certains de ses disciples, notamment du médecin Andreas Gottschalk, membre éminent de la Ligue communiste de Cologne et plus tard fondateur et directeur de la puissante Association des travailleurs de Cologne pendant la première phase de la révolution en Allemagne.[X]. L'Association ouvrière locale était rivale de l'Association démocratique locale (fondée entre autres par Marx et au nom de laquelle la Ligue communiste avait été suspendue). En outre, l'Association des travailleurs a critiqué la ligne politique du NGR.
Après avoir révélé gratuitement qui l’épinglait à gauche, Marx exprime une fois de plus une conception scénique de la révolution, dans un passage qui a déjà provoqué et provoque encore de vifs débats. Il écrit ce qui suit : « Mais nous disons aux ouvriers et à la petite bourgeoisie : il vaut mieux souffrir [Il ne te reste plus qu'à prendre soin de toi] dans la société bourgeoise moderne, qui, par son industrie, crée les moyens matériels pour la fondation d’une société nouvelle qui vous libérera tous, que de revenir à une forme sociale du passé, qui, sous prétexte de sauver ses classes, ramènerait la nation entière à la barbarie médiévale ![xi]
Il est difficile de ne pas voir une contradiction chez Marx durant cette période. Après tout, un mois plus tôt, il avait déclaré que seule une contre-révolution féodale-absolutiste ou une révolution communiste étaient possibles en Allemagne ; maintenant, il affirme que quelque chose qu’il considérait auparavant comme historiquement impossible (l’ordre bourgeois) est préférable à l’absolutisme.
Comme c’est toujours le cas, cette déclaration a suscité à l’époque une controverse. Peu de temps après, dans le journal Liberté, Travail [Liberté, Travail], organe de l’Association ouvrière de Cologne, Gottschalk a répondu sévèrement, dans un texte intitulé « À Monsieur Karl Marx ». Gottschalk semblait furieux non seulement contre la conception stratégique exprimée par Marx, mais aussi contre le fait qu'à une autre occasion il recommandait de voter pour des représentants démocrates-bourgeois (Raveaux et Schneider), qui se présentaient à l'Assemblée de Francfort. Pour Gottschalk, il serait préférable de voter pour les représentants des travailleurs, même s'ils n'avaient aucune chance de gagner.
Dans son texte, publié sur la couverture du petit journal, Gottschalk critiquait le soutien apporté par Marx à de tels sujets, il citait littéralement le passage ci-dessus NGR (sur le fait qu'il est préférable de souffrir dans la société bourgeoise) et déclarait : « Depuis février, nous, les « hommes des bruyantes disputes secondaires », sommes impliqués dans la révolution. Mais pourquoi une révolution ? Pourquoi devrions-nous, nous, hommes du prolétariat, verser notre sang, si en réalité, pour échapper à l'enfer du Moyen Âge, nous devons – comme vous le prêchez, Monsieur le Prédicateur – nous jeter volontairement dans le purgatoire d'un régime capitaliste décrépit, pour atteindre ensuite le ciel brumeux de votre « credo communiste » ?[xii]
Comme on le voit, la stratégie d’une révolution par étapes (faire d’abord une chose, puis une autre) y est critiquée. Ce n’est pas pour rien que Gottschalk liait alors sa conception à la stratégie de la révolution permanente et soutenait que toutes les voies de la révolution étaient encore ouvertes : « Nous, les « hommes des bruyantes disputes secondaires », ne sommes pas des prophètes. Nous ne savons pas ce qu’il adviendra de notre révolution. Pour nous, au-delà de la possibilité d’un régime bourgeois, que vous présentez comme quelque chose de nécessaire [rien], il existe encore d'autres possibilités, comme par exemple une nouvelle révolution, la permanente [Rester], ou même, si vous voulez, la destruction de notre nationalité, la disparition du peuple allemand dans le cosaqueisme, sa fusion dans la République française, etc. etc. Nous, le parti prolétarien révolutionnaire, qui ne connaît aucun compromis, n’avons rien à craindre – et encore moins une rechute dans la barbarie médiévale.[xiii]
Gottschalk accusa Marx d’avoir peur de mener la révolution en avant. Poursuivant ses attaques sur le plan personnel, il a déclaré : « Vous n’êtes pas vraiment engagés dans la libération des opprimés. La misère du travailleur, la faim du pauvre, n’ont pour vous qu’un intérêt scientifique et doctrinal. Vous êtes au-dessus de telles bagatelles. En tant que dieu solaire érudit, vous n'illuminez que les fêtes. Vous n’êtes pas touché par ce qui touche le cœur des gens. Vous ne croyez pas à la cause que vous prétendez représenter. Oui, malgré le fait que vous modelez chaque jour la révolution allemande sur le modèle des faits accomplis, et malgré votre « credo communiste », vous ne croyez pas à la révolte des travailleurs, dont la marée montante commence déjà à préparer la ruine du capital. Vous ne croyez pas à la permanence de la révolution [la permanence de la révolution], ne croit même pas en sa propre capacité révolutionnaire.[Xiv]
Enfin, Gottschalk critique la recommandation des candidats démocrates-bourgeois et lie de nouveau une telle position de Marx à la non-acceptation de la théorie de la révolution permanente : « Et maintenant qu'il est devenu clair que nous [les démocrates] nous sommes trompés, que nous ne pouvons rien attendre d'un autre peuple que le nôtre, que nous, le parti prolétarien révolutionnaire, ne pouvons compter sur aucune autre classe que la nôtre, que par conséquent nous n'avons rien d'autre à faire que de rendre la révolution permanente [la révolution permanente à faire] – maintenant, tout à l’heure, vous nous recommandez des personnages qui sont certes faibles et insignifiants, des gens à qui aucun parti n’a jamais pu ou voulu faire confiance.[xv]
Marx pour la révolution permanente
Il ne fait aucun doute que de telles critiques ont eu une profonde résonance chez Marx. Il est vrai que Gottschalk cessa d'être, à l'époque (et après des mois d'emprisonnement), le principal dirigeant de l'Association des travailleurs de Cologne. Cette organisation a commencé à changer de direction, étant reprise par des personnes plus proches de Marx. Il semble néanmoins que Gottschalk ait donné voix à une critique partagée par davantage de militants de l’époque. Ceci est probablement prouvé par le fait que Marx lui-même, dans la période ultérieure, a incorporé une grande partie de cette critique.
Au début d'avril 1849, notre auteur commença à publier en parties, en NGR, d’après son ouvrage « Travail salarié et capital » (qui, à son tour, était le résultat d’une conférence donnée en 1847, à l’Association des travailleurs de Bruxelles). Il a ainsi donné au journal un caractère plus prolétarien. Quelques jours plus tard (15 avril), Marx annonce publiquement sa rupture avec l’Association démocratique de Cologne.
Voici ce qu’il a écrit lorsqu’il a annoncé son départ de cette organisation : « Nous considérons que l’organisation actuelle de l’Association démocratique contient trop d’éléments hétérogènes pour permettre une activité enrichissante pour la cause. Nous sommes d’avis qu’un lien plus étroit avec les associations de travailleurs est préférable, car leur composition est homogène ; « C’est pourquoi, à partir d’aujourd’hui, nous ne faisons plus partie du Comité des associations démocratiques de Rhénanie. »[Xvi]
Le 16 mai 1849, sous la pression des Prussiens, Marx reçut l'ordre de quitter les territoires de la Confédération germanique. Trois jours plus tard, avec des polices rouges, la dernière édition du NGR[xvii]. Peu de temps après, Marx partit pour Paris, où il fut témoin du soulèvement malheureux de la petite bourgeoisie « montagnarde ». Début juin 1849, il s'installe à Londres (qui deviendra sa résidence pour le reste de sa vie). Certains de ses plus proches compagnons, comme Engels, continuèrent à combattre dans les armées populaires en Allemagne, mais furent bientôt vaincus et (ceux qui survécurent) se réfugièrent en Angleterre ou aux États-Unis. Gottschalk est décédé tragiquement en 1849 à cause d'une épidémie de choléra alors qu'il soignait des patients infectés.
Fin 1849, à Londres, la Ligue communiste commença à se réorganiser, sous la direction de Marx, Engels, K. Schapper et A. Willich. L’idée était de préparer l’organisation à une éventuelle et supposée proche nouvelle vague révolutionnaire. Il faudrait avant tout faire le bilan des actions révolutionnaires de 1848/49 et établir de nouvelles stratégies et tactiques pour l’organisation.
En mars 1850, un document important, rendu plus tard célèbre, écrit par Marx et Engels, circule au sein de la Ligue : le premier « Message du Comité central à la Ligue communiste ». On y voit notamment le changement des positions stratégiques de Marx. Il s’agit d’une claire autocritique. Dès le début du document, il est déploré que « la solide organisation de la Ligue ait été affaiblie » pendant la révolution.
La raison s’explique ainsi : « Une grande partie des membres, directement impliqués dans le mouvement révolutionnaire, croyaient que le temps des sociétés secrètes était révolu et que l’action publique, en elle-même, était suffisante ».[xviii]
Parmi ce « grand parti », il y avait bien sûr Marx lui-même. Sur la même page, le texte déplore que, tandis que le parti prolétarien perdait sa seule base solide avec la Ligue, le « parti démocratique, le parti de la petite bourgeoisie, se renforçait ». Un tel parti serait, lors de la prochaine révolution, « plus dangereux pour les travailleurs que le précédent parti libéral ». De plus, on soutient que ces « républicains petits-bourgeois » s’appelaient alors « rouges et sociaux-démocrates » ou « socialistes » ; et que leurs représentants « étaient les membres des congrès et comités démocratiques, les dirigeants des associations démocratiques, les rédacteurs des journaux démocratiques »[xix].
Selon Marx et Engels, le programme des démocrates petits-bourgeois devait être rejeté, car il contenait des revendications telles que « des institutions publiques de crédit et une loi contre l’usure », « des conditions favorables pour les avances [de crédit] de l’État », « la limitation du droit d’héritage », « la remise à l’État du plus grand nombre d’emplois ».[xx]« réforme agraire »[Xxi] etc. Comme on peut le constater, des affirmations similaires à celles contenues à la fin du deuxième chapitre de Manifeste du Partido Comunista et dans la brochure des Dix-sept revendications du Parti communiste en Allemagne.
En niant le rôle des associations démocratiques et le programme avec lequel elles intervenaient en 1848, Marx et Engels établissent ainsi la négation de la stratégie démocratique-révolutionnaire antérieure. Il n’est pas étonnant qu’ils expriment, pour la première fois, leur adhésion à la stratégie de la révolution permanente.
Après avoir présenté les revendications de la démocratie petite-bourgeoise (contenues dans le paragraphe ci-dessus), les auteurs affirment ce qui suit : « Alors que la petite-bourgeoisie démocratique veut [avec de telles revendications] achever la révolution le plus rapidement possible, […] nos intérêts et nos tâches consistent à rendre la révolution permanente [la révolution permanente à faire] jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes soient chassées du pouvoir, jusqu’à ce que le pouvoir d’État soit conquis par le prolétariat, jusqu’à ce que l’association des prolétaires se développe, non seulement dans un pays, mais dans tous les pays dominants du monde, jusqu’à ce que cesse la concurrence entre les prolétaires de ces pays, et qu’au moins les forces productives décisives soient concentrées dans les mains du prolétariat.[xxii]
Il est intéressant de noter que l’expression «la révolution permanente à faire" est littéralement le même que celui utilisé par Gottschalk contre Marx.
Pour réaliser la révolution permanente, il serait indispensable d’avoir un parti prolétarien indépendant de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Il faudrait donc réaliser le contraire de la dissolution des communistes dans l’activité légale/publique des associations démocratiques : « Au lieu de s’abaisser une fois de plus à servir de chœur élogieux aux démocrates bourgeois, les ouvriers – surtout la Ligue – doivent s’efforcer de constituer, à côté des démocrates officiels, une organisation autonome [estime de soi], à la fois secret et public [heureux et joyeux], du parti ouvrier, et de faire de chaque communauté un centre et un noyau d’associations ouvrières, dans lesquelles la position et les intérêts du prolétariat sont débattus indépendamment des influences bourgeoises.”[xxiii]
Au nom du maintien de l’indépendance de classe, il faudrait lancer des candidats prolétariens, même dans des conditions où ils n’auraient aucune chance de victoire. Il ne faut pas craindre l’accusation selon laquelle cela diviserait le front démocratique contre la réaction : « Que partout, à côté des candidats démocrates bourgeois, des candidats ouvriers soient présentés […]. Même là où il n’y a aucune perspective de succès, les travailleurs doivent proposer leurs propres candidats pour préserver leur indépendance, mesurer leur force et faire connaître leur position révolutionnaire et les principes du parti dans la sphère publique.
« Ils ne devraient pas se laisser séduire par les propos des démocrates, comme l’affirmation selon laquelle cela diviserait le Parti démocrate et donnerait à la réaction une chance de gagner. […] Les avancées que le parti prolétarien doit réaliser par cette action indépendante sont infiniment plus importantes que les dommages que pourrait causer la présence de quelques réactionnaires dans la représentation politique.[xxiv]
Comme on peut le voir, beaucoup des critiques de Gottschalk ont été incorporées par Marx et Engels dans le message de 1850. Il y a cependant un élément nouveau de la plus haute importance, absent de la lettre du critique : la nécessité d'une dualité de pouvoir d'un type nouveau, de caractère prolétarien.
Si Marx avait auparavant conçu la dualité du pouvoir dans une lutte entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif (les deux pouvoirs d'un même État), il s'exprime désormais ainsi : « Ils [les révolutionnaires] doivent, parallèlement aux nouveaux gouvernements officiels, établir en même temps leurs propres gouvernements ouvriers révolutionnaires [règles d'emploi révolutionnaires], soit sous forme de conseils communaux [conseils locaux], chambres communales, clubs ouvriers ou comités ouvriers. « De cette façon, les gouvernements démocratiques bourgeois perdront non seulement immédiatement le soutien des travailleurs, mais se retrouveront également, dès le début, sous la surveillance et la menace d’autorités soutenues par l’ensemble de la classe ouvrière. »[xxv]
Comme on peut le constater, au lieu de la lutte souhaitée auparavant entre les pouvoirs législatif et exécutif, on soutient désormais la nécessité de créer un pouvoir parallèle opposé à l’État dans son ensemble (Exécutif et Législatif). On ne sait cependant pas clairement à quoi ressemblerait ce conflit (s’il devrait être formé, par exemple, comme une sorte de « dictature du prolétariat »).[xxvi].
De manière significative, Marx et Engels terminent le texte par la déclaration suivante : « Leur cri de guerre [du prolétariat allemand] doit être : la révolution en permanence [La révolution de la permanence] ”[xxvii].
*Rafael de Almeida Padial Il est titulaire d'un doctorat en philosophie de l'Unicamp. Auteur de À propos de la transition de Marx vers le communisme (Alameda) [https://amzn.to/3PDCzMe]
Pour lire le premier article de cette série, cliquez sur https://aterraeredonda.com.br/1848-revolucao-e-bonapartismo/
Références
CLAUDIN, F., Marx, Engels et la Révolution de 1848, Madrid: Siglo Veinteuno, 1985;
CZOBEL, E., Liberté, Travail, Organe de l'Association pour l'Emploi de Cologne. N° 1–33, Cologne 14 janvier – 24 juin 1849. Avec une introduction de Hans Stein. Glaushütten: Detlev Auvermann KG, 1972;
DAY, R., et GAIDO, D., Témoins de la révolution permanente, Chicago/Leyde : Haymarket/Brill, 2009 ;
GOTTSCHALK, A. (dans publication anonyme). « Un Karl Marx aîné », dans Liberté, Travailler, n. 13, 25 février 1849;
MARX, K., « La bourgeoisie et la contre-révolution ». Dans MEW, tome 06, Berlin : Dietz Verlag, 1961 ;
______. « La Révolution de Juin ». Dans MEW, tome 05, Berlin : Dietz, 1959 ;
______. “Montesquieu LVI”. Dans MEW, tome 06, Berlin : Dietz Verlag, 1961 ;
______. « Erklärung » (15 avril 1849), in MEW, tome 06, Berlin : Dietz Verlag, 1961 ;
MARX, K., & ENGELS, K., « Essai sur la Banque centrale de la Fédération de mars 1850 », in MIAULER, vol. 7, Berlin : Dietz Verlag, 1960 ;
NICOLAEVSKY, B. & MAENCHEN-HELFEN, O., Karl Marx : homme et combattant. Pingouin, 1976.
notes
[I] ibid, « Die Bourgeoisie und die Kontrerevolution » [« La Bourgeoisie et la Contre-Révolution »], notamment l'article du 15/12/1848, dans MEW, tome 06, Berlin : Dietz Verlag, 1961, pp. 107-08.
[Ii] Les Ateliers Nationaux ont été créés à l'initiative de Louis Blanc, suivant les idées exprimées dans son livre L'organisation du travail. Après la Révolution de Février 1848, Blanc devint ministre du Travail dans le gouvernement provisoire, où il put mettre en œuvre ses idées. Mais peu de temps après, il fut mis à l'écart par le gouvernement et les ateliers nationaux furent fermés.
[Iii] Idem, « Die Junirevolution » [« La Révolution de Juin »], 29/06/1848. Dans MEW, vol. 05, op. cit., p. 134.
[Iv] ibid« La bourgeoisie et la contre-révolution », op. cit., Pp 108-09.
[V] Cf. ibid, p. 124. Dans un certain sens, le contenu de la « misère allemande » peut être vu dans les lettres entre Marx et Arnold Ruge en 1842 et 1843. Dans des passages de la Manuscrit de Kreuznach, à partir de 1843, Marx exprime également que la bourgeoisie allemande était trop impuissante. Il semble néanmoins qu'il ait décidé de donner une chance à la bourgeoisie en 1848.
[Vi] Sur la critique de la monarchie constitutionnelle, voir notamment ses lettres à Arnold Ruge en 1842 et 1843, et les Manuscrit de Kreuznach, à partir de la fin de 1843.
[Vii] Dans le premier chapitre de Dix-huit BrumaireMarx affirme que l’objectif du prolétariat français en février 1848 n’était pas d’établir la « république » mais la « république sociale ». Au début du septième chapitre du même livre, la « république sociale » est directement liée au soulèvement de juin 1848.
[Viii] Le terme « révolution permanente » s’est développé parmi les communistes français au début du XIXe siècle, dans l’idée que la prochaine révolution ne pouvait pas être simplement démocratique ou républicaine, mais uniquement communiste. Comme le rappelle F. Claudín, le terme « révolution permanente », bien que non mis en évidence, était déjà apparu dans l’œuvre A Sainte Famille, de Marx et Engels (écrit fin 1844). Cf. CLAUDIN, F., Marx, Engels et la Révolution de 1848, Madrid: Siglo Veinteuno, 1985, p. 423. Day et Gaido rappellent également une référence antérieure à celle de Sainte Famille, dans « La question juive », dans Annales franco-allemandes (voir premier chapitre de DAY, R., & GAIDO, D., Témoins de la révolution permanente, Chicago/Leyde : Haymarket/Brill, 2009).
[Ix] MARX, K. « Montesquieu LVI », dans MEW, tome 06, sur. cit., P 195.
[X] Heß a développé en 1843 la « philosophie de la praxis », qui devait être menée, selon lui, par des « hommes d’action ». Il devient ainsi le principal théoricien du « vrai socialisme » ou « socialisme allemand », un socialisme humaniste (feuerbachien) qui compte de nombreux adeptes parmi les Allemands jusqu'à la révolution de 1848. Marx est fortement influencé par Heß jusqu'au milieu de l'année 1845, mais rompt ensuite avec cette conception. A ce propos, consultez notre livre Sur le passage de Marx au communisme. Sur Gottschalk, voir notamment NICOLAEVSKY, B. & MAENCHEN-HELFEN, O., Karl Marx : homme et combattant. Pingouin, 1976, chap. 13, 14 et 15.
[xi] ibid, P 195.
[xii] GOTTSCHALK, A. (dans publication anonyme). « Un Karl Marx aîné », dans Liberté, Travailler, n. 13, 25 février 1849, p. 2. Voir les originaux dans CZOBEL, E., Liberté, Travail, Organe de l'Association pour l'Emploi de Cologne. N° 1–33, Cologne 14 janvier – 24 juin 1849. Avec une introduction de Hans Stein. Glaushütten: Detlev Auvermann KG, 1972, p. 52.
[xiii] ibid, p. 2 [p. 52 de l'édition Czobel]. L'allemand suit l'orthographe désuète de l'époque.
[Xiv] ibid, p. 2 [p. 52 de l'édition Czobel].
[xv] ibid, p. 2 [p. 52 de l'édition Czobel].
[Xvi] MARX, K., « Erklärung » (15 avril 1849), in MEW, tome 06, sur. cit., p. 426. Signé par Marx, Fr. Anneke, K. Schapper, H. Becker et W. Wolff.
[xvii] Il devint un objet de collection, étant encadré et vendu, au XIXe siècle, à un prix élevé.
[xviii] Cf. MARX, K., & ENGELS, K., « Annotation du Comité central de la Fédération de mars 1850 », in MIAULER, vol. 7, Berlin : Dietz Verlag, 1960, p. 244.
[xix] ibid, P 246.
[xx] ibid, P 247.
[Xxi] ibid, P 251.
[xxii] ibid, pp. 247-48.
[xxiii] ibid, pp. 248-49.
[xxiv] ibid, P 251.
[xxv] ibid, p. 250. Notons que le « communal » des conseils, présent là (dans «conseils locaux« ), peut avoir le sens de « municipal », comme cela s’est également produit plus tard, lors de la Commune de Paris.
[xxvi] Le « message », à notre avis, a des limites. La relation avec l’État est douteuse, car on défend un pouvoir parallèle, mais il n’est pas certain que ce pouvoir parallèle remplacerait à terme l’État officiel. Certaines affirmations apparaissent dans le texte avec un caractère étatiste. En outre, les revendications des prolétaires sont toujours établies en fonction des demandes des « démocrates petits-bourgeois » (cherchant radicalisé). Malgré la nouvelle stratégie et les nouvelles tactiques, il semble y avoir un manque d’indépendance programmatique en termes de demandes. Quant à la question de l’État, seule l’expérience de la Commune fournira la « forme enfin trouvée » (selon les mots de Marx) pour la société au-delà du capitalisme. Quant à la question des revendications (question proprement méthodologique), Marx va tenter d'y répondre à partir de La capitale, également compris comme programme. A ce propos, voir BENOIT, H., « Sur la critique (dialectique) de La capitale", dans Critique marxiste. Paris : Gallimard, 3.
[xxvii] Ibidem, P 254.
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