Par RAFAËL DE ALMEIDA PADIAL
Accusé de ne pas défendre la stratégie de la révolution permanente, Marx fut submergé par les contradictions et contraint d'élaborer des autocritiques.
Dans la première partie de ce texte, nous avons analysé la stratégie démocratique-révolutionnaire adoptée par Karl Marx dans la révolution de 1848. Dans la deuxième partie, nous avons vérifié comment le révolutionnaire s'est empêtré dans des contradictions dues à une telle stratégie, étant ensuite conduit à l'adoption de la stratégie de la révolution permanente. Nous allons maintenant étudier comment la nouvelle stratégie lui a fait prendre conscience de la nécessité d’une dictature de classe – que ce soit de la part du prolétariat, pour réaliser la révolution permanente ; que ce soit de la part de la bourgeoisie, pour asseoir sa domination contre les vestiges de l'Ancien Régime.
Dictature du prolétariat + révolution permanente
Nous avons vu qu’en 1850, Karl Marx était en exil à Londres. Pour relancer et réarmer la Ligue communiste, il a préparé un bilan du processus révolutionnaire jusqu'alors. Dans le cadre de ses efforts, lui et Engels ont rédigé le court texte du « Message du CC à la Ligue communiste ». Mais à la même époque, notre auteur a réalisé un projet plus vaste : une revue théorique pour le prolétariat. Le nouveau matériel était destiné à être une continuation de l'intervention précédente et a donc également été appelé Nouvelle Gazette Rhénane. Mais maintenant (et de façon symptomatique), le sous-titre a été changé : au lieu d'« organe de la démocratie », nous avons la « revue d'économie politique » (nous utiliserons désormais Magazine NGR, pour se différencier du matériel précédent, Journal NGR).
A Magazine NGR a duré de janvier à novembre 1850 et comprenait six numéros. C'est dans ce matériel que Marx a présenté, en partie, sa première évaluation majeure du processus révolutionnaire français (plus tard rassemblée dans un livre, sous le nom de Luttes de classe en France). Dans une telle évaluation, nous trouvons une détermination nouvelle et importante pour la discussion stratégique.
Les articles de Luttes de classe en France constituer un texte riche de plusieurs sens. Nous ne pouvons pas rendre compte de tout le contenu ici, ni reconstruire le récit global complexe de Marx. Le point que nous soulignons maintenant, comme étant important pour le développement de la stratégie révolutionnaire, est l’utilisation par Marx du terme « dictature du prolétariat ». Il s'agit de la première apparition d'un tel terme dans l'œuvre de Marx, après sa première apparition dans le mouvement ouvrier français.[I].
Contrairement à ce qui s'était passé dans les articles de Journal NGR, analysé ci-dessus, Marx n’est plus en faveur d’une « dictature » dans l’abstrait. Il ne s’agit pas d’exiger de la bourgeoisie et de ses alliés – comme cela s’est produit, d’abord, à l’égard du gouvernement provisoire, puis de l’Assemblée nationale – qu’ils agissent de manière dictatoriale. Or, plus que d’exiger de la bourgeoisie, Marx propose au prolétariat une action autonome. Dans la première édition de Magazine NGR, Janvier 1850, Marx affirme que la défaite de la Révolution de Juin 1848 en France
« a convaincu [le prolétariat] que même une petite amélioration [amélioration générale] dans votre situation reste un utopie [Utopie] dans de la république bourgeoise, une utopie qui devient un crime dès qu'on tente de la réaliser. Les revendications, exubérantes dans la forme mais mesquines et encore bourgeoises dans le contenu, que le prolétariat parisien voulait arracher à la République de Février, firent place au mot d'ordre audacieux : Renversons la bourgeoisie ! Dictature de la classe ouvrière ! [Sturz la Bourgeoisie ! Diktat de la classe ouvrière !] ”[Ii]
Les revendications « exubérantes dans la forme, mais mesquines et toujours bourgeoises dans le contenu » sont similaires à celles de la fin du chapitre II de Manifeste communiste (ou de la brochure des Dix-sept revendications du Parti communiste en Allemagne). De telles revendications doivent désormais être remplacées par la revendication de renverser la bourgeoisie et d’établir une véritable dictature de classe du prolétariat.
En avril 1850, dans le troisième numéro de Magazine NGRMarx fait à nouveau référence à la dictature du prolétariat. L’auteur le relie directement à l’idée de révolution permanente. Après avoir critiqué les « socialistes petits-bourgeois », les « bâtisseurs de systèmes », il fait la différence entre le socialisme et le communisme et affirme ce qui suit :
« […] tandis que les différents dirigeants socialistes en lutte entre eux revendiquent l'adhésion à chacun de leurs systèmes comme point de transition du bouleversement social, le prolétariat se regroupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, du communisme, pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui. Ce socialisme est la déclaration de la permanence de la révolution [la permanence de la révolution], la dictature de classe du prolétariat [l'Endictatur de classe des prolétariats] comme point de transition nécessaire [timing discret] pour l’abolition de toutes les différences de classe. »[Iii]
Il convient de souligner (une fois de plus) l’abandon des revendications des « socialistes » et l’adoption de l’idée que la dictature de classe est un point de transition nécessaire (et non contingent) vers le communisme.[Iv]. Cette dictature serait chargée de mener à bien la révolution de manière permanente.
Dictature du prolétariat plus révolution permanente : telle est la nouvelle synthèse programmatique de Marx, mûrie sur une longue période. L'auteur qui porte la plume, là, est différent de celui qui a écrit le Manifeste du Parti communiste, plus de deux ans avant.
Ces deux éléments stratégiques devinrent si importants pour Marx qu’il tenta de créer une autre organisation internationale – surpassant la Ligue communiste – basée uniquement sur celle-ci. À la même époque, Marx et ses compagnons entrent en relations avec les blanquistes français et l'aile gauche des chartistes anglais pour créer l'Association mondiale des communistes révolutionnaires. Le premier article du statut de cette nouvelle organisation internationale se lit comme suit :
« Art. 1 – Le but de l’association est le renversement de toutes les classes privilégiées, leur soumission à la dictature du prolétariat [Dictature du prolétariat] et le maintien de la révolution en permanence [Révolution à Permanenz] jusqu’à la réalisation du communisme […]. »
Le cinquième article des statuts, à son tour, stipulait que ce premier article était la condition d’existence de l’association elle-même :
« Art. 5 – Tous les membres de l’association s’engagent sous serment [heureux] de se conformer aux dispositions de l’article premier du présent statut. Toute modification susceptible d’affaiblir les intentions exprimées dans l’article premier libère les membres de l’association de la présente convention.[V]
L’évaluation de Marx sur la révolution de 1848 ne s’arrête cependant pas là. La révolution a continué à se développer, pour ainsi dire, de manière tortueuse, et a apporté de nouveaux éléments à analyser.
Le bonapartisme comme réponse à la révolution permanente
Le bilan de Marx se complète avec l’analyse du phénomène du bonapartisme. Il ne s’agit pas seulement d’une manifestation du caractère autoritaire de l’État, mais bien d’une réponse bourgeoise au problème de la révolution permanente.
L'analyse du bonapartisme ne se trouve que dans Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte.[Vi] Bien que l'élection de Louis Bonaparte à la présidence (qui eut lieu le 10 décembre 1848) soit traitée dans As Luttes de classe en France, lorsque Marx termina ce texte (octobre 1850), on ne savait pas encore clairement quelle direction prendraient les événements. Le conflit décisif entre le pouvoir législatif, dominé par le « Parti de l’Ordre », et le pouvoir exécutif, dominé par Bonaparte, ne faisait que commencer. Le dix-huit brumaire, à son tour, nous fournit une analyse détaillée de la période postérieure à octobre 1850, notamment sur la signification historique du coup d'État de Bonaparte du 2 décembre 1851.[Vii]
Dans ce livre, Marx cherche à comprendre comment il a été possible pour une figure aussi médiocre, éhontée et promiscuité de prendre le contrôle de la France des Lumières. Pour l’auteur, cela ne pourrait s’expliquer qu’à partir des luttes de classes et, en particulier, de la conception de la théorie de la révolution permanente.
Karl Marx soutient que le parti de la grande bourgeoisie française, le Parti de l’Ordre (une coalition des deux plus grandes factions monarchistes-bourgeoises), après avoir réprimé le soulèvement prolétarien de juin 1848, a maudit « toutes les révolutions, futures, présentes et passées, y compris celles menées par ses propres dirigeants ».[Viii]. La bourgeoisie, selon l’auteur, « avait la perception correcte que toutes les armes qu’elle avait forgées contre le féodalisme se retournaient désormais contre elle-même, que tous les moyens d’éducation qu’elle avait créés se rebellaient contre sa propre civilisation, que tous les dieux qu’elle avait invoqués s’étaient détournés d’elle ».[Ix]
Ainsi, toute initiative progressiste-bourgeoise minimalement rationnelle était qualifiée de « socialiste », bien que ce terme signifie « une complainte en termes sentimentaux sur les souffrances de l’humanité », le « royaume chrétien millénaire », « l’amour fraternel universel », « des rêveries en termes humanistes » et « un système de médiation et de bien-être pour toutes les classes ». Dans cette logique générale, dit Marx, « le libéralisme bourgeois lui-même était déclaré socialiste, tout comme les Lumières bourgeoises et la réforme financière bourgeoise. Construire une voie ferrée là où un canal existait déjà était considéré comme socialiste, tout comme se défendre avec une massue lorsqu'on est attaqué à l'épée était socialiste. »[X]
Dans le même ordre d’idées, le parlementarisme lui-même, forme idéale de gouvernement de la classe bourgeoise, était considéré comme « socialiste », car il rendait ce régime instable. Marx dit que la bourgeoisie, encore effrayée par le « spectre rouge », voyait « dans chaque manifestation de la vie en société une menace pour la tranquillité » et, par conséquent, « ne pouvait pas maintenir au sommet de la société le régime de l’agitation, son propre régime, le régime parlementaire ». Après tout, un tel régime « vit de la lutte et pour la lutte » et invite de plus larges pans de la population à débattre et à participer : « Le régime parlementaire laisse tout à la décision de la majorité ; comment les larges majorités hors du Parlement pourraient-elles ne pas vouloir décider elles aussi ? Si vous jouez du violon au sommet de l'État, que pouvez-vous attendre d'autre de ceux qui sont en bas, si ce n'est de danser ? »[xi]
Que ce soit là le problème de la révolution permanente devient clair quelques pages plus loin, lorsque l’auteur affirme que le Parti de l’Ordre, après avoir finalement établi sa république parlementaire constitutionnelle, « s’est déclaré définitivement contre la révolution [en permanence vers la Révolution] ”[xii]. Une situation historique particulière s’est alors produite, dans laquelle la bourgeoisie, bien qu’ayant perfectionné son régime « démocratique » par le biais du parlement, s’est trouvée obligée de le sacrifier au nom d’un « gouvernement fort ».
La bourgeoisie devient l'otage de Louis Bonaparte
Le problème est qu’un gouvernement fort est synonyme d’un exécutif fort. Au début de son texte, l'auteur avait déjà révélé que la république parlementaire tendait à créer une forme d'autoritarisme, dans la mesure où le pouvoir exécutif restait un trait nostalgique de la monarchie, à accentuer chaque fois que nécessaire. Pour Marx, l'exécutif avait « le pouvoir de fait », tandis que le législatif avait « le pouvoir moral », après tout, « [t]andis qu'en France les votes sont fragmentés entre les 750 membres de l'Assemblée nationale, ici [à l'exécutif] ils sont concentrés en un seul individu. […] L'Assemblée nationale élue entretient une relation métaphysique [métaphysique] avec la nation, tandis que le président élu entretient une relation personnelle. »[xiii]
« Incarnant l’esprit national », le président avait entre ses mains les véritables leviers de l’action de l’État. A cela s'ajoute le fait que l'exécutif décidait de la vie d'une énorme bureaucratie d'État (qui, dans le cas de la France de l'époque, dit Marx, englobait jusqu'à 1,5 million de personnes. Dès son arrivée au pouvoir, Bonaparte augmenta les salaires des fonctionnaires). A cela s'ajoute le fait que le président avait été élu, à la fin de 1848, avec le soutien de la majorité des classes populaires, paysans et ouvriers. La première parce qu'ils y voyaient le retour mystique de Napoléon Bonaparte (leur oncle), qui auparavant, dans l'Empire, leur avait garanti le morcellement des terres et la fin des relations serviles. La seconde parce qu'ils voyaient dans un tel vote une manière de punir le candidat officiel de la bourgeoisie, Cavaignac, responsable du massacre de l'insurrection de juin 1848.[Xiv].
Voulant se consolider comme alternative politique, Louis Bonaparte créa la « société de charité » du 10 décembre, formée par le lumpenprolétariat français et alimentée par la corruption la plus abjecte. Avec un groupe d'environ 10 XNUMX personnes, organisé illégalement et toujours mobilisé, le président a parcouru la France en prononçant des discours sur « Dieu, la patrie, la famille et l'ordre », s'est présenté comme le sauveur national, a intimidé ses opposants et a attaqué les autres branches du gouvernement. De plus, il acheta progressivement des parts importantes de l’armée, par la corruption, « des saucisses et du vin ».
Pendant ce temps, la bourgeoisie parlementaire restait incapable de se décider et même de voter pour mise en accusation du président, car il craignait d’appeler les secteurs populaires à l’action. Pour elle, cela équivaudrait à jouer avec le feu : « Au lieu de se laisser intimider par le pouvoir exécutif […], elle [la bourgeoisie] aurait dû laisser un peu d’espace à la lutte des classes, afin de maintenir l’Exécutif sous sa dépendance. Cependant, elle ne s’est pas sentie à la hauteur de jouer avec le feu. »[xv]
Ainsi, la bourgeoisie, impuissante, choisit d’attendre les élections de 1852, qui n’eurent jamais lieu. Avec la dissociation entre la « masse de la bourgeoisie », désireuse d’ordre, et ses représentants parlementaires indécis, « promoteurs de l’anarchie » pour avoir critiqué le président ; avec l’indifférence de la majorité de la population prolétarienne – accusée d’être « stupide » et « ignorante » par les parlementaires – par rapport au sort du parlement ; avec le soutien de la bureaucratie d'État, des décembristes et de l'armée, Louis Bonaparte a finalement réuni les conditions de son plan toujours alarmant. coup d'État.
Cela a conduit à une situation apparemment paradoxale dans laquelle le pouvoir exécutif semblait planer au-dessus de la société ; dans lequel toutes les classes (y compris la bourgeoisie) semblaient soumises, sous l'autorité despotique d'un individu sans autorité. « Le conflit semble être résolu de telle manière – dit Marx – que toutes les classes, également impuissantes et également silencieuses, s’agenouillent devant la crosse du fusil. »[Xvi].
La bourgeoisie est devenue l'otage du président : « Elle a fait l'apothéose du sabre ; le sabre la domine. Elle a détruit la presse révolutionnaire ; sa propre presse est détruite. Elle a placé les assemblées populaires sous surveillance policière ; ses salons sont sous surveillance policière. Elle a dissous les gardes nationales démocratiques ; sa propre garde nationale est dissoute. Elle a décrété l'état de siège ; l'état de siège a été décrété contre elle […]. »[xvii]
Cependant, ce n'est qu'une apparence. Le coup d’État de Louis Bonaparte reflétait les désirs des plus grands secteurs du capital. Pour Marx, « [l]’aristocratie financière […] condamnait la lutte parlementaire du parti de l’ordre contre le pouvoir exécutif comme une perturbation de l’ordre et célébrait chaque victoire du président sur ses supposés représentants comme une victoire de l’ordre. »[xviii]
De plus, le capital industriel « a applaudi servilement le coup d’État du 2 décembre, la destruction du parlement, la ruine de son propre domaine et la dictature de Louis Bonaparte »[xix].
En réalité, la bourgeoisie se trouvait face à un dilemme historique. D’un côté, il craignait le prolétariat. D’autre part, elle a été conduite – grâce à la tendance expansionniste donnée par la simple reproduction de ses relations économiques – à la liquidation des formes de production précapitalistes et de leur appareil politique correspondant. La bourgeoisie avait besoin de faire une sorte de révolution bourgeoise en période de révolution permanente. Ce qu’il fallait, c’était une révolution qui ne soit pas une révolution, une dictature de la minorité qui soit populaire, une main ferme qui guiderait la dérive, un salut qui serait sa perte. Le bonapartisme était le phénomène politique rencontré.
Le coup d'État, œuvre obscure de la révolution prolétarienne
Il est intéressant de noter que dans le Dix-huit BrumaireMarx, contredisant toutes les analyses courantes, analysait le renversement du pouvoir législatif par l'exécutif comme une sorte d'œuvre obscure de la révolution prolétarienne. Il y aurait derrière un tel événement quelque chose comme une dialectique perverse de l’histoire – comme si la révolution prolétarienne de juin 1848 se déroulait sous les conflits entre les pouvoirs de l’État bourgeois, les usant, préparant leur chute.
En 1848, la bourgeoisie avait achevé sa forme idéale de gouvernement politique, le parlementarisme, et révélé à la majorité de la population (par la répression) le caractère de classe de cette forme. Ainsi, le parlementarisme était historiquement en faillite. Avec le coup d’État, la bourgeoisie a non seulement reconnu sa faillite, mais a également concentré toute la haine nationale contre le seul pouvoir qui restait, l’Exécutif. De cette manière, les conditions ont été créées pour la destruction de la machine d’État bourgeoise dans son ensemble. La révolution se cachait sous terre, comme une taupe, préparant le moment pour faire bondir tout l'ordre bourgeois (avec l'Exécutif).
Karl Marx écrivait : « La révolution est profonde. Elle traverse encore le purgatoire. Elle achève méthodiquement son œuvre. Le 2 décembre 1851 [date du coup d'État de L. Bonaparte], elle avait achevé la moitié de ce qu'elle avait préparé et achève maintenant l'autre moitié. Elle a achevé [complet] d'abord le pouvoir parlementaire, pour pouvoir le renverser [Stuerzen]. Maintenant que vous l'avez fait, complétez [terminé] le pouvoir exécutif, le réduisant à sa plus pure expression, l'isolant, le confrontant à ses propres accusations, pour concentrer contre lui toutes ses forces de destruction. Et quand elle aura terminé cette deuxième moitié de son travail préparatoire, l’Europe sautera de sa chaise et criera : Bien creusé, vieille taupe ![xx]
L'analyse de Marx du coup d'État de Louis Bonaparte est si singulière qu'on n'y trouve aucune lamentation sur la fin de la démocratie parlementaire par le coup d'État – que ce soit dans Le dix-huit brumaire, que ce soit dans sa correspondance d'alors ou plus tard. Un lecteur provocateur pourrait même soutenir que le révolutionnaire a célébré la fermeture du Parlement. Un autre, moins attentif, pourrait supposer que le résultat du coup d’État n’a été que l’accession d’un groupe de fauteurs de troubles au « théâtre » du pouvoir d’État, sans conséquences politiques majeures. En réalité, le coup d’État a instauré une dictature bourgeoise qui, avec des hauts et des bas dans ses manifestations de violence, a réprimé l’avant-garde de la classe ouvrière française pendant deux décennies.
Pourquoi alors n’y a-t-il pas de lamentations démocratiques de la part de Marx ? C'est comme si l'auteur mettait au défi Louis Bonaparte de réaliser le coup d'État, car cela créerait mieux les conditions pour le renversement de l'État dans son ensemble, à travers un nouveau type de révolution. En analysant les révolutions passées, qui n'avaient lutté que pour les dépouilles « parasites » de l'exécutif, Marx annonçait que le nouveau type de révolution tendrait à briser l'ensemble de la machine étatique : « La république parlementaire, dans sa lutte contre la révolution, s'est trouvée obligée de renforcer les formes et la centralisation du pouvoir gouvernemental au moyen de mesures répressives. Toutes les révolutions [du passé] ont perfectionné cette machine au lieu de la briser. »c'est tout pour toi] « .[Xxi]
Marx avait raison. La bourgeoisie française, devenue otage de Louis Bonaparte, n’a pas trouvé alors le moyen de « décompresser politiquement » sans bouleverser l’ensemble de la société (le problème, en fait, s’est également développé dans d’autres dictatures, au point de devenir l’objet d’études sociologiques).[xxii]). Pour Marx, ne pas déplorer le coup d’État était lié à une position à adopter lorsque la « taupe » réapparaîtrait. Dès que la dictature, en raison de sa propre non-viabilité économique et sociale, atteindrait une limite historique, les communistes seraient confrontés au dilemme de défendre le retour à la démocratie parlementaire bourgeoise ou la réalisation de la révolution communiste.
Comme vous le savez, la taupe est apparue. La chute de Louis Bonaparte en pleine guerre franco-prussienne signifiait en même temps la chute de l’État français (après tout, l’exécutif était le seul pouvoir qui subsistait et était incarné par la figure de l’empereur). La population de Paris, le 18 mars 1871, institue sa Commune comme nouvelle forme politique, en opposition directe au phénomène bonapartiste.[xxiii].
Tout cela explique pourquoi, en pleine Commune de Paris, Marx se souvint de son vieux livre et, dans une lettre du 12 avril 1871 à son ami L. Kugelmann, écrivit : « Si vous regardez le dernier chapitre de mon Dix-huit Brumaire, vous verrez que j'annonce que la prochaine tentative de la révolution française ne consistera plus à transférer la machine bureaucratique-militaire [d'État] d'une main à l'autre, comme jusqu'à présent, mais à la briser [casser], et que c'est la condition préalable [Vorbedingung] de toute révolution efficace sur le continent. C’est précisément ce que nos héroïques camarades de Paris ont tenté de faire.[xxiv]
En plus de la « prophétie » de la taupe, Marx prédit que si Louis Bonaparte tentait de revêtir le manteau impérial, la statue de bronze de Napoléon tomberait du haut de la colonne Vendôme. Environ un an après la Dix-huit BrumaireLouis Bonaparte revêt le manteau de Napoléon et se déclare empereur. Parmi les premières activités de la roturiers 1871 voit le renversement de la statue de bronze de Napoléon ainsi que de la colonne Vendôme.
Conclusion
Dans ce texte, nous avons vu un long parcours de Karl Marx autour de la révolution de 1848. Nous avons commencé par l’analyse de la stratégie démocratique-révolutionnaire que le révolutionnaire présentait avant la révolution. Mais tout au long de la révolution, il devint évident que ce programme était insuffisant, de caractère « petit-bourgeois », servant à tromper ou à mystifier le prolétariat. Accusé de ne pas défendre la stratégie de la révolution permanente, Marx fut submergé par les contradictions et contraint d'élaborer une autocritique. La compréhension et l'adoption de la stratégie de la révolution permanente lui ont permis de comprendre en profondeur la nouvelle signification historique du coup d'État de Louis Bonaparte, lui permettant de prédire les actions des communistes au moment de la chute de l'Empereur.
*Rafael de Almeida Padial Il est titulaire d'un doctorat en philosophie de l'Unicamp. Auteur de À propos de la transition de Marx vers le communisme (Alameda) [https://amzn.to/3PDCzMe]
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Les références
DRAPER, H., La théorie de la révolution de Karl Marx, volume 3. New York : Monthly Review Press, 1986 ;
MARX, K., « L’économie de classe en France, 1848 à 1850 ». Dans MEW, vol. 7, Berlin : Dietz, 1960 ;
______. Le Dernier Brumaire de Louis Bonaparte. En MEW, vol. 8, Berlin : Dietz, 1960 ;
______. MARX, K.La guerre civile en France. Discours de l'état-major général de l'Association internationale du Travail. En MEW, vol. 17, Berlin : Dietz, 1962 ;
______. « Marx et Joseph Weydemeyer à New York ». Dans MEW, vol. 28, Berlin : Dietz Verlag, 1963 ;
______. MARX, K., « Marx et Ludwig Kugelmann », 12 avril 1871, dans MEW, vol. 33, Berlin : Dietz, 1976.
notes
[I] Avant juin 1848, les blanquistes français étaient favorables à une « dictature », mais celle-ci ne s’exprimait pas en termes de classe elle-même, mais plutôt parfois avec la notion de « peuple » et parfois avec l’idée d’une minorité (supposée bien sélectionnée et préparée) qui gouvernerait pendant un temps plus ou moins long, jusqu’à ce que le « peuple » soit éduqué et capable de se gouverner lui-même. Ces idées remontaient, en termes généraux, à la tradition de la Convention nationale de 1793.
[Ii] MARX, K., «La démocratie scolaire en France, 1848 à 1850« [« Luttes de classes en France, 1848 à 1850], dans «Nouvelle Gazette Rhénane. Revue d'économie politique”. Dans MEW, vol. 7, Berlin : Dietz, 1960, p. 33. Dans La capitaleCependant, Marx n’exprime pas son accord avec l’idée selon laquelle une « petite amélioration » est impossible, une « utopie », sous le capitalisme. En s’appuyant sur le concept de plus-value relative, l’auteur montrera comment la bourgeoisie parvient à établir des « améliorations » de divers types pour la classe ouvrière et, en même temps, à augmenter les degrés d’exploitation et de rentabilité de son capital.
[Iii] ibid, p. 89. Le numéro de la revue a été publié en avril 1850. Il est donc pratiquement simultané au premier « Message du CC à la Ligue communiste », de mars 1850, commenté dans la deuxième partie de ce texte.
[Iv] Dans une lettre ultérieure (5 mars 1852) à J. Weydemeyer, Marx déclare : « En ce qui me concerne, je ne mérite pas le mérite d’avoir découvert ni l’existence des classes ni la lutte entre elles. […] Ce que j’ai fait de nouveau, c’est : 1) de montrer que l’existence des classes est liée à certaines phases historiques de la production ; 2) que la lutte des classes conduit nécessairement […]notwendig] à la dictature du prolétariat ; 3) que cette dictature elle-même ne représente que la transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes […] ». Cf. idem« Marx et Joseph Weydemeyer à New York ». Dans MEW, vol. 28, Berlin : Dietz Verlag, 1963, pp. 507-08.
[V] Les deux citations dans MEW, vol. 7, op. cit., pp. 553-54. Les statuts de cette organisation ne comportaient que six articles (jamais entièrement traduits en portugais). Outre le premier, retranscrit ci-dessus, et le second, de nature internationaliste, il existe d’autres détails d’organisation. Le statut est signé par Adam et J. Vidil (au nom des blanquistes français) ; Marx, Engels et Willich (pour la Ligue communiste) ; et J. Harney (sur l'aile gauche des chartistes). Le texte, comme on le sait, écrit en français, est de la main de Willich. Il était célèbre à l'époque pour avoir dirigé un bataillon révolutionnaire en 1849. Cependant, peu de temps après, avec K. Schapper, Willich a commencé un processus de contestation de l'avenir de la Ligue communiste, contre Marx et Engels, qui a conduit à la division de l'organisation. Willich était plus proche des blanquistes français (qui soutenaient sa faction contre celle de Marx et Engels). La scission au sein de la Ligue communiste est l’une des raisons pour lesquelles l’Association mondiale n’a jamais pu décoller. Hal Draper semble avoir raison lorsqu’il affirme que le document des statuts doit être considéré comme une lettre d’intention initiale pour les travaux futurs. Mais de là à concevoir – comme le veut Draper – que les positions qui y sont exprimées n’ont pas eu grande valeur pour Marx et Engels (et seulement pour les blanquistes et pour Willich), il me semble exagéré. Voir DRAPER, H., La théorie de la révolution de Karl Marx, volume 3, partie IV, chapitre 12, New York : Monthly Review Press, 1986.
[Vi] Également écrit par Marx sous forme d'articles, envoyés à son ami J. Weydemeyer, révolutionnaire actif en 1848, alors exilé à New York, aux États-Unis. Dans ce pays, le compagnon de Marx avait l'intention de publier un hebdomadaire. Entre décembre 1851 et février 1852 (c’est-à-dire « coincé » dans les événements du coup d’État), Marx envoya les chapitres à son ami en vue de leur publication. Le plan initial de Weydemeyer a été modifié et un magazine mensuel a ensuite été conçu, La Révolution. Les articles de Marx ont été rassemblés et publiés ensemble dans le premier numéro de ce magazine mensuel, qui n'a malheureusement pas survécu au-delà de son deuxième numéro. En 1869, Marx révisa le texte pour une nouvelle publication, cette fois en Allemagne.
[Vii] Jusqu'au chapitre IV, le Dix-huit Brumaire reproduit de manière condensée Luttes de classe en France. C'est pourquoi, dans cette analyse, nous nous concentrerons principalement sur ce qui est présenté à partir du chapitre V du livre..
[Viii] MARX, K., Le Dernier Brumaire de Louis Bonaparte. En MEW, vol. 8, Berlin : Dietz, 1960, p. 148.
[Ix] ibid, P 153.
[X] ibid, P 153.
[xi] ibid, p. 154. Les courtes citations au milieu du paragraphe se trouvent à la p. 153.
[xii] ibid, P 160.
[xiii] ibid, P 128.
[Xiv] ibid, P 131.
[xv] ibid, P 174.
[Xvi] ibid, P 196.
[xvii] ibid, P 194.
[xviii] ibid, P 182.
[xix] ibid, P 191.
[xx] ibid, P 196.
[Xxi] ibid, pp. 196-97.
[xxii] Le problème de la chute des gouvernements bourgeois dictatoriaux est devenu d’une importance capitale pour la bourgeoisie (prenant une place importante dans les réflexions des départements d’État de divers pays, ainsi que dans les départements de sociologie politique). C’est ce qu’on appelle désormais la question de la « décompression politique ». Un ouvrage important à cet égard est celui de Samuel Huntington, Approches de la décompression politique. Il convient de noter que Huntington a rencontré à plusieurs reprises le général Golbery do Couto e Silva, le cerveau de la dernière dictature militaire brésilienne (1964-1985), pour discuter de la « décompression » à réaliser au Brésil. Je le dois au Prof. Luiz Renato Martins pour avoir signalé ce travail.
[xxiii] Dans sa célèbre analyse de la Commune de Paris, Marx a déclaré que « le contrepoint direct à l’Empire [de Bonaparte] était la Commune [Le statut général des empereurs Guerre contre la communauté]. Cf. MARX, K.La guerre civile en France. Discours de l'état-major général de l'Association internationale du Travail. En MEW, tome 17, Berlin : Dietz Verlag, 1962, p. 338. La Commune a en effet aboli la séparation entre les pouvoirs législatif et exécutif, qui, chaque fois que possible, tend vers l'autoritarisme. Marx a déclaré que la Commune était « la forme politique finalement trouvée » pour l’institution de la société communiste.
[xxiv] Cf. MARX, K., « Marx et Ludwig Kugelmann », 12 avril 1871, dans MEW, volume 33, Berlin : Dietz, 1976, p. 205.
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