Par DANIEL BENSAÏD
Il ne s'agit pas seulement de transformer le monde, mais de trouver la réponse à la question de savoir comment le transformer.
La question et le mot « stratégie » reviennent maintenant. Cela peut sembler banal, mais ce n'était pas le cas dans les années 1980 et au début des années 1990 : on parlait surtout de résistance et les discussions sur la question stratégique avaient pratiquement disparu. Il s'agissait de résister, sans forcément savoir comment sortir de cette situation défensive. Si aujourd'hui une discussion sur les problèmes stratégiques reprend – disons de quoi il s'agit – c'est que la situation elle-même a évolué.
Pour faire simple, à partir des forums sociaux, le slogan « un autre monde est possible » est devenu un slogan de masse ou du moins répandu. Les questions qui se posent aujourd'hui sont : « quel autre monde est possible ? ou "Quel autre monde voulons-nous?" et surtout « comment accéder à cet autre monde possible et nécessaire ? ». La question de la stratégie est précisément celle-ci : non seulement la nécessité de transformer le monde, mais de trouver la réponse à la question de savoir comment le transformer, comment réussir à le transformer.
Remarques préliminaires
Un premier constat est que le vocabulaire de la stratégie, de la tactique et même – dans la lignée des camarades italiens familiers d'Antonio Gramsci – les notions de guerre de position [guerre d'usure – littéralement, guerre d'usure], guerre de mouvement, etc., tout ce lexique, devenu celui du mouvement ouvrier au début du XXe siècle, est emprunté au langage militaire et surtout aux manuels d'histoire militaire. Cela dit, il ne faut pas se leurrer : du point de vue des révolutionnaires, parler de stratégie, ce n'est pas seulement parler d'affrontements violents ou d'affrontements militaires avec l'appareil d'État, etc., mais c'est une série de mots d'ordre et de formes d'organisation politique, il s'agit de politique pour transformer le monde.
Deuxième constat : la question stratégique a deux dimensions complémentaires dans l'histoire du mouvement ouvrier. La première est la question de savoir comment prendre le pouvoir dans un pays. L'idée que la révolution commence par la conquête du pouvoir dans un pays, ou dans plusieurs, mais en tout cas au niveau des nations, dans lequel les rapports de classe et les rapports de pouvoir s'organisent, à partir d'une histoire, de conquêtes, de relations sociales et juridiques . Cette question – la conquête du pouvoir dans un pays comme la Bolivie, le Venezuela et, espérons-le, demain dans un pays européen – reste une question à l'ordre du jour et une question fondamentale.
Contrairement à ce qu'entendaient certains courants – comme ceux inspirés par Toni Negri en Amérique latine ou en Italie, qui pensent que la question de la prise de pouvoir dans un pays est une question dépassée et même finalement réactionnaire, car elle maintient les luttes dans des cadres nationaux –, nous pense que la question de la lutte pour le pouvoir commence encore sur le terrain des rapports de force nationaux, mais qu'elle se conjugue de plus en plus étroitement avec la deuxième dimension de la question stratégique : celle d'une stratégie à l'échelle internationale, continentale et à l'heure des monde d'aujourd'hui. C'était déjà le cas au début du XXe siècle - et c'était le sens de l'idée de révolution permanente : commencer à résoudre la question de la révolution dans un ou plusieurs pays, mais la question du socialisme posait l'extension de la révolution à un continent comme point de départ et à tout le monde.
Cette idée était fondamentale pour les révolutionnaires de la génération de Lénine, Trotsky, Rosa Luxemburg et elle l'est encore plus pour nous. On peut le vérifier : au Venezuela, on peut nationaliser le pétrole, avoir une certaine indépendance par rapport à l'impérialisme, mais cette possibilité a des limites s'il n'y a pas d'extension du processus révolutionnaire à la Bolivie, à l'Équateur et un projet pour l'Amérique latine, qui est le Révolution bolivarienne. Nous avons donc ce double problème : prendre le pouvoir dans certains pays, mais dans le but de l'utiliser comme tremplin pour une extension internationale de la révolution sociale.
Enfin, dernière remarque liminaire : le problème de la stratégie révolutionnaire est celui de répondre à un défi réel, qui n'a pas été résolu chez Marx. Si l'on considère que les travailleurs en général, la classe ouvrière, sont mutilés physiquement, mais aussi moralement et intellectuellement par des conditions d'exploitation - et Marx le décrit dans des pages et des pages de La capitale, l'abrutissement du travail, l'absence de loisirs, l'impossibilité d'avoir le temps de vivre, de lire et de se cultiver... -, comment une classe qui subit une oppression aussi totale pourrait être capable, en même temps, de concevoir et de construire une nouvelle société ?
Il y avait chez Marx une idée que le problème se résoudrait de façon presque naturelle, que l'industrialisation de la fin du XIXe siècle créerait une classe ouvrière de plus en plus concentrée, donc de plus en plus organisée et donc de plus en plus consciente, et que cette contradiction entre les conditions de vie dans lesquelles elle est exploitée et massacrée et la nécessité de construire un monde nouveau serait régie par une sorte de dynamique quasi spontanée de l'histoire. Pourtant, toute l'expérience du siècle dernier nous montre que le capital reproduit en permanence les divisions entre les exploités, que l'idéologie – dominante – domine aussi les dominés et que cela ne se produit pas seulement parce qu'il y a manipulation de l'opinion par les médias – qui jouent un rôle rôle de plus en plus important, c'est vrai - mais parce que les conditions de domination, y compris idéologique, des exploités trouvent leurs racines dans la relation de travail elle-même, dans le fait de ne pas être propriétaire de son outil de travail, de ne pas être propriétaire de les objectifs de la production, d'être – comme disait Marx – plus un instrument de la machine que le maître de la machine.
C'est ce qui fait que de nombreux phénomènes du monde moderne nous apparaissent, à nous les êtres humains que nous sommes, comme des forces étranges et mystérieuses. Ils nous disent : il ne faut pas faire ça parce que les marchés vont se fâcher, comme si les marchés étaient des personnages tout-puissants, comme si l'argent était lui-même un personnage tout-puissant, etc. Je ne peux pas m'étendre là-dessus, mais il est important de dire que les rapports sociaux capitalistes créent un monde d'illusions, un monde fantastique, qui subordonne ainsi les dominés et dont ils doivent s'affranchir.
C'est pourquoi des luttes spontanées contre l'exploitation, contre l'oppression et contre la discrimination sont nécessaires. Si vous voulez, c'est le carburant de la révolution. Mais les luttes spontanées ne suffisent pas à briser le cercle vicieux des rapports entre capital et travail. Il faut une part de conscience, une part de volonté, un élément conscient : c'est la part d'action politique et de décision politique qui est portée par un parti. Un parti n'est pas étranger à la société dans laquelle nous nous trouvons. Même l'organisation la plus révolutionnaire souffre des effets de la division du travail et de l'aliénation (de l'aliénation sportive par exemple, car c'est à l'ordre du jour cet été), mais au moins une organisation révolutionnaire peut se donner les moyens de résister collectivement et briser l'enchantement, le charme de l'idéologie bourgeoise.
« Prendre » le pouvoir ?
A partir de là, il faut dire des choses simples. On nous demande : « mais qu'est-ce que cela signifie d'être révolutionnaire au XNUMXème siècle ? Êtes-vous pour la violence ? Pour commencer, comme dirait le président Mao, la révolution n'est pas un dîner de gala. L'adversaire est féroce et puissant. Par conséquent, la lutte des classes est une lutte, et à bien des égards une lutte sans merci. Et nous n'avons pas décidé cela. Il y a donc une violence révolutionnaire légitime. Il ne faut pas en pratiquer un culte, mais ce n'est pas ce qui pour nous caractérise principalement la révolution. On aimerait même être pacifistes et s'aimer. Mais pour cela, il faudrait d'abord créer les conditions. D'autre part, ce qui définit une révolution pour nous, c'est précisément la transformation d'un monde de plus en plus injuste et violent. Et transformer le monde passe justement par la conquête du pouvoir.
Mais que signifie prendre le pouvoir ? Il ne s'agit pas de s'approprier un outil, d'occuper des postes, de prendre possession des appareils d'État. Prendre le pouvoir, c'est transformer les rapports de force et les rapports de propriété. C'est faire du pouvoir de moins en moins un pouvoir des uns sur les autres et de plus en plus une action collective et partagée. Et pour cela, il faut transformer les relations de propriété – propriété privée des moyens de production, des moyens d'échange et, de nos jours, de plus en plus propriété des savoirs. Car, à travers les brevets ou la propriété intellectuelle, il y a privatisation des savoirs qui sont un produit collectif de l'humanité (on va même jusqu'à breveter des gènes, demain des formules mathématiques ou des langages).
Il y a la privatisation de l'espace (il y a de moins en moins d'espace public - les camarades mexicains vous diront qu'on trouve des rues privées au Mexique - et cela commence aussi à se faire en Europe), la privatisation des moyens d'information, etc. Donc, pour nous, prendre le pouvoir, c'est transformer le pouvoir. Et pour transformer le pouvoir, il faut transformer radicalement les rapports de propriété et inverser la tendance actuelle à la privatisation du monde.
Comment dépasser cette domination du capital qui se reproduit presque naturellement à travers l'organisation du travail, la division du travail, la marchandisation des loisirs (etc.) ? Comment sortir de ce cercle vicieux qui finit par faire adhérer les opprimés au système qui les opprime ? Lors de la dernière campagne électorale, j'ai entendu un ouvrier dire à la télévision en France : « Comment se fait-il que les bourgeois sachent voter selon leurs intérêts et que les ouvriers, peut-être la majorité d'entre eux, votent pour des intérêts qui leur sont contraires ? ” C'est précisément parce qu'ils sont sous la domination de l'idéologie dominante.
Alors comment s'en sortir ? La réponse des réformateurs fut par petites bouchées : un peu plus d'organisation syndicale, un peu plus de votes électoraux, etc. Alors, évidemment, tout cela est important : le niveau d'organisation syndicale et même les résultats électoraux sont des indices des rapports de force. Dans les pays capitalistes développés qui ont aujourd'hui près d'un siècle voire plus d'un siècle de vie parlementaire, nous ne serons plus que quelques centaines ou milliers de militants à l'assaut du pouvoir si nous ne construisons pas des rapports de force dans le domaine syndical, dans le domaine social et aussi, même s'il est très déformé, dans le domaine électoral.
Donc effectivement il y a ce changement à faire. Mais l'illusion réformiste est que – pour reprendre une formule qui a été utilisée – la majorité électorale finira par rejoindre la majorité sociale et que, par conséquent, la transformation de la société peut être le résultat d'un simple processus électoral. Toutes les expériences des XIXe et XXe siècles montrent le contraire. Il n'y a de possibilités révolutionnaires que dans certaines conditions relativement exceptionnelles. Il y a des conditions de crise révolutionnaire et de situation révolutionnaire dans lesquelles une véritable métamorphose a lieu, pas simplement un petit progrès, mais une transformation soudaine dans la conscience de centaines de milliers et de millions de personnes.
Les derniers exemples en Europe ont été Mai 68 en France, le «mai rampant» Italien, 1974-1975 au Portugal… On peut se demander si la situation était vraiment révolutionnaire ou dans quelle mesure. Ce sont, en tout cas, des expériences dans lesquelles on a vu des gens, comme on dit, apprendre plus en quelques jours qu'en des années et des années de discours, d'écoles de formation, etc. Il y a une accélération de la prise de conscience.
Rythmes, auto-organisation, conquête majoritaire et internationalisme
Tout d'abord donc, toute conception de la stratégie révolutionnaire doit partir de l'idée qu'il y a des rythmes dans la lutte des classes, il y a des accélérations, il y a des reflux, mais surtout il y a des périodes de crise où les rapports de force peuvent être radicalement transformées et remettent réellement à l'ordre du jour la possibilité de transformer le monde ou du moins de transformer la société.
Deuxième idée fondamentale (ce sont des idées très générales) : dans toutes les expériences révolutionnaires, victorieuses ou défaites, que l'on peut revisiter aux XIXe ou XXe siècles, de la Commune de Paris à la Révolution des Œillets ou à l'expérience de l'Unité populaire au Chili, dans Dans toutes les situations de crise plus ou moins révolutionnaire, apparaissent des formes de double pouvoir, c'est-à-dire des corps de pouvoir extérieurs aux institutions existantes. Il s'agit des conseils d'usine en Italie en 1920-1921, des soviets en Russie, des conseils ouvriers en Allemagne en 1923, des cordons industriels et des commandements communaux (c'est-à-dire des associations de quartier) au Chili en 1971-1973, de l'occupation des usines résidents à l'assemblée de Setúbal au Portugal en 1975.
Dès lors, toute situation intense de lutte de classe donne naissance à ce que nous appelons des organes d'auto-organisation, d'organisation démocratique propre à la population et aux travailleurs, qui opposent leur légitimité aux institutions existantes. Cela ne signifie pas une opposition absolue. Tout au long de l'année 1917, les bolcheviks conjuguent la revendication d'une Assemblée constituante élue au suffrage universel avec le développement des soviets. Il y a un transfert de légitimité d'un organe à un autre qui n'est en aucun cas automatique. Il faut démontrer concrètement que les organes du pouvoir populaire sont plus efficaces en cas de crise, ils sont plus démocratiques et plus légitimes que les institutions bourgeoises. Mais il n'y a pas de véritable situation révolutionnaire sans l'apparition d'au moins des éléments de ce que nous appelons le double pouvoir ou le double pouvoir.
Enfin, le troisième élément est l'idée de conquérir la majorité comme condition de la révolution. Qu'est-ce qui distingue une révolution d'une putsch ou un coup d'état doit être un mouvement majoritaire de la population. Il faut prendre au pied de la lettre l'idée que l'émancipation des ouvriers est l'œuvre des ouvriers eux-mêmes, et que, si déterminés et courageux que soient les militants révolutionnaires, ils ne font pas la révolution à la place de la majorité des population.
Ce fut tout le débat des premiers congrès de l'Internationale communiste, particulièrement des troisième et quatrième, après le désastre de ce qu'on appela « l'action de mars » de 1921 en Allemagne, action effectivement putschiste (putschiste), minoritaire (à l'échelle de l'Allemagne de l'époque, c'est-à-dire avec des centaines de milliers de personnes). Cela a ouvert un débat au sein de l'Internationale communiste à l'égard de ceux qui croyaient pouvoir copier la révolution russe de manière simple, en leur disant : mais attention, il faut gagner la majorité, pas au sens électoral - ce n'est pas d'être légaliste, de dire que tant qu'on n'a pas si on a la majorité au parlement, on ne peut rien faire – sauf celle de la légitimité majoritaire parmi les masses, ce qui est une autre idée.
Ceux d'entre vous qui savent lire - et il est toujours utile de relire - les Histoire de la révolution russe, de Léon Trotsky, vous verrez à quel point il y est attentif, jusqu'au moindre mouvement dans les villes, dans les élections locales (etc.), compris comme un indice de ce qui mûrit comme possibilité parmi les masses. La conquête de la majorité devient le problème de l'Internationale communiste à partir du troisième congrès de 1921 et fait naître les notions de front unique, de revendications transitoires et, plus tard, avec Gramsci notamment, d'hégémonie. C'est-à-dire qu'il s'agit de conquérir l'hégémonie.
La révolution n'est pas simplement la confrontation entre le capital et le travail dans l'entreprise, mais c'est aussi la capacité du prolétariat à démontrer qu'une autre société est possible et qu'il est la principale force pour la construire. Cette démonstration a lieu en partie avant la prise du pouvoir, sinon c'est un saut dans le vide, c'est un saut à la perche sans impulsion ni un coup d'État ni un coup. putsch. Par conséquent, les idées de demandes de transition et de front unique sont des outils utiles pour gagner la majorité.
Les revendications transitoires peuvent sembler élémentaires. En France, on est très content de la campagne d'Olivier Besancenot, mais, franchement, un SMIC [« smic » - salaire minimum de croissant] de 1.500 1.500 euros et une meilleure répartition des richesses sont des slogans peu révolutionnaires. Il y a quelques années, ils auraient même semblé très réformistes. Ils semblent radicaux aujourd'hui parce que les réformistes ne font même plus ce travail. Les slogans n'ont pas de vertu magique, ils ne sont pas valables en eux-mêmes, mais dans une situation donnée, comme point de départ d'une prise de conscience. Alors qu'on dit aujourd'hui qu'on ne peut pas vivre décemment dans un pays comme la France avec moins de XNUMX XNUMX euros par mois, on y voit une réponse que nous ne sommes pas réalistes : si les salaires augmentent, les capitaux fuiront. Cela pose un nouveau problème : comment empêcher les capitaux de fuir ? Il faut donc s'attaquer à la spéculation financière, s'attaquer à la propriété... Le droit au logement pose le problème de la propriété foncière et immobilière...
Alors, ce sont des mots d'ordre qui, à un moment donné, cristallisent les problématiques que l'on peut comprendre et qui peuvent être un levier de mobilisation de milliers ou de centaines de milliers de personnes, à partir desquelles on peut faire une démonstration pédagogique, évolutive, en action et pas seulement dans le discours, de ce qu'est la logique du système capitaliste et pourquoi même des revendications aussi élémentaires et légitimes se heurtent de plein fouet à la logique du système.
Ce débat peut vous sembler élémentaire aujourd'hui. Mais, dans les débats de l'Internationale communiste, ceux qui voulaient copier la révolution russe ont immédiatement proposé le mot d'ordre d'armer le prolétariat... Oui, bien sûr, si nous voulons résister à l'ennemi, nous devons y parvenir. Mais, avant d'en arriver là, il faut d'abord avoir toute une prise de conscience qui part des revendications les plus élémentaires : l'échelle mobile des salaires, la division du temps de travail, etc. Ces choses, qui nous sont banales, étaient loin d'être acquises. Ils ont fait l'objet de débats très violents et de longue durée au sein de l'Internationale communiste.
Autour de ces revendications, vécues comme nécessaires et vitales par la plupart des gens, nous proposons l'unité la plus large de tous ceux qui sont prêts à lutter sérieusement pour elles. C'est pourquoi les revendications transitoires sont liées au problème du front unique. On sait très bien que les réformistes n'iront pas jusqu'au bout. On sait bien qu'ils céderont au chantage et que si le capital leur lance un ultimatum, ils capituleront. Mais, d'autre part, le chemin parcouru jusqu'ici aura une valeur de démonstration pédagogique aux yeux de ceux qui veulent vraiment se battre jusqu'au bout pour les besoins vitaux, pour les besoins culturels, pour les droits à la vie, à la santé, à l'éducation, au logement ... Et, à partir de là, nous pouvons avancer.
Enfin, quatrième élément : parce que nous ne pensons pas que la révolution puisse aboutir à une société plus égalitaire dans un seul pays, entouré par le marché mondial, dès le début nous nous sommes préoccupés de construire des rapports de force internationaux. Le fait de construire un mouvement international – une Internationale si possible, mais aussi des réseaux, la gauche anticapitaliste européenne, les rencontres de la gauche révolutionnaire en Amérique latine, etc. – fait partie du programme. Encore une fois, ce n'est pas un instrument technique. C'est la traduction pratique d'une vision politique concernant la dimension internationale de la révolution.
Des hypothèses stratégiques et non des modèles
Dans les douze minutes qu'il me restait, je voudrais aborder deux derniers points.
Premièrement, on nous demande si nous avons un modèle de société. Nous n'avons pas de modèle de société. On ne peut pas, à la fois, dire que l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes et supposer que nous avons dans nos bagages les plans aux dimensions de la future ville, etc. D'autre part, ce que nous avons, c'est la mémoire d'un siècle d'expériences de luttes, de révolutions, de victoires et de défaites que nous pouvons porter, transmettre et non effacer. Ce que nous avons n'est pas un modèle de société, mais des hypothèses pour une stratégie révolutionnaire.
Pour les pays capitalistes développés, où les salariés constituent la grande majorité de la population active, nous travaillons avec l'idée d'une grève générale insurrectionnelle. Pour certains, cela peut sembler une idée du XXe siècle, peut-être du XIXe siècle, mais cela ne signifie pas que la révolution prendra nécessairement la forme d'une grève générale parfaite, une grève générale avec des piquets de grève armés et qu'elle serait insurrectionnelle. Mais cela signifie que notre travail s'organise dans cette perspective, qu'à travers des luttes et des grèves locales, régionales et sectorielles, nous essayons de familiariser les travailleurs avec l'idée d'une grève générale. C'est très important, car en situation de crise c'est ce qui peut spontanément permettre une réaction de masse dans ce sens.
Au Chili, lors du coup d'État de Pinochet en septembre 1973, le président Allende, qui avait encore la radio, n'a pas appelé à la grève générale. S'il y avait eu un travail méthodique et systématique dans ce sens, il aurait été possible d'avoir une grève générale spontanée avec occupation des usines, ce qui n'aurait peut-être pas empêché le coup d'État, mais l'aurait rendu au moins beaucoup plus difficile . Et un combat perdu en combattant se rétablit toujours plus vite qu'un combat perdu sans combat. C'est presque une règle générale de toutes les expériences du vingtième siècle. Travailler avec l'idée d'une grève générale, ce n'est pas la proclamer définitivement, mais faire mûrir l'idée, pour qu'elle devienne presque le reflet de la réponse du monde salarié face à une agression patronale, à un coup d'état ou anti - la répression démocratique. .
Le soulèvement de juillet 1936 en Catalogne et en Espagne contre le coup d'État n'aurait guère été imaginable sans un travail préalable, sans l'expérience des Asturies en 1934, sans le travail du POUM et des anarchistes, etc. Travailler dans une perspective de grève générale, c'est la proclamer bêtement et abstraitement, mais chercher à s'approprier toutes les expériences qui créent déjà des habitudes, familiarisent et cultivent des réflexes dans le mouvement ouvrier. L'insurrection n'est pas forcément l'insurrection d'Octobre, lyriquement revue par le film d'Eisenstein - aussi splendide soit-il - mais il peut s'agir de choses très simples : l'autodéfense d'un piquet de grève, le travail dans l'armée, les comités de soldats quand il y a un recrutement de l'armée sur la base du service militaire obligatoire en France ou au Portugal (etc.) : c'est tout ce qui désorganise les forces de répression de la bourgeoisie. Ce sont donc les fils conducteurs qui nous permettent d'établir un lien entre les luttes quotidiennes, même les plus modestes, et le but que nous poursuivons.
Aujourd'hui, beaucoup de camarades, en Italie, en France et je crois un peu ailleurs, insistent sur la nécessité d'organisations indépendantes des partis sociaux-libéraux, sociaux-démocrates, etc. Mais pourquoi vouloir des organisations indépendantes ? Parce qu'on cherche un autre but, parce qu'on a une idée de là où on veut aller. Nous savons que participer à un gouvernement bourgeois du côté des sociaux-démocrates – nous pourrions peut-être gagner une petite réforme – nous éloigne du but au lieu de nous en rapprocher. Car cela ajoute à la confusion et ne l'éclaircit pas. Evidemment, si on n'adopte pas le critère de savoir vers quel objectif on veut aller et de ne pas avoir de réponse définitive, mais au moins une idée sur comment y arriver, alors on est ébranlé par la moindre situation tactique, par la moindre déception électorale, pour la moindre défaite.
Pour construire dans la durée, il faut avoir une idée précise. Probablement la révolution nous surprendra. Les révolutions à venir ne seront jamais la simple répétition des révolutions passées, simplement parce que les sociétés ne sont plus les mêmes. Je répète souvent que nous sommes un peu comme la situation des militaires : ils apprennent dans les écoles de guerre des batailles passées, mais les nouvelles batailles ne sont jamais les mêmes. C'est pourquoi on dit que l'armée est toujours en retard dans une guerre. Et nous courons toujours le risque d'être à la traîne d'une révolution. Même les plus révolutionnaires sont surpris. Les bolcheviks, malgré leur réputation, étaient divisés au moment de l'insurrection d'Octobre. Aucune organisation révolutionnaire n'est un parti d'acier, monolithique… L'épreuve finale viendra quand l'occasion se présentera.
la question du parti
Le dernier point que je voudrais aborder est la question du parti. Ce n'est pas une question technique : nous avons une stratégie et nous avons construit un outil pour cela. La question du parti fait justement partie de la question stratégique. Essayer d'imaginer une stratégie sans parti, c'est comme un militaire qui aurait des lettres d'état-major et des plans de guerre dans ses bagages, mais qui n'aurait ni troupes ni armée. Il n'y a vraiment de stratégie que s'il y a, en même temps, la force qui la porte, l'incarne et la traduit dans la vie de tous les jours, dans la pratique, etc. C'est toute la différence entre l'idée du parti dans les grands partis sociaux-démocrates d'avant 1914 et chez Lénine. Aujourd'hui, Lénine n'est pas très populaire. Même dans la gauche radicale il apparaît comme autoritaire, etc… Je crois qu'il y a là une grande injustice, mais ce n'est pas le sujet d'aujourd'hui.
Comment Lénine a-t-il changé et révolutionné l'idée d'un parti ? Pour les grands partis sociaux-démocrates, la tâche était essentiellement pédagogique, une tâche d'éducateur, basée sur la conception d'une sorte de logique spontanée du mouvement de masse et du parti porteur d'idées, avec des écoles très intéressantes. Pour reprendre la formule d'un célèbre leader social-démocrate d'avant 1914, le parti ne doit pas préparer une révolution. L'idée de Lénine est tout le contraire : le parti ne doit pas se contenter d'accompagner et d'éclairer l'expérience des masses ; il doit prendre des initiatives, donner des objectifs aux luttes, proposer des slogans qui correspondent à une situation et, à un moment donné, être capable de guider l'action.
Pour résumer en une formule : l'idée qui prévalait dans la IIe Internationale, à sa grande époque, était celle d'un parti pédagogique ou éducatif. A partir de Lénine et dans la IIIe Internationale, l'idée est celle d'un parti stratège, un parti qui organise les luttes en proposant leurs objectifs, et qui peut, de surcroît, organiser et limiter les défaites, préparant le retrait si nécessaire. Il y a un épisode célèbre : une défaite, comme ce fut une défaite subie par les ouvriers de Petrograd et de Moscou en juillet 1917, aurait pu être définitive s'il n'y avait pas eu un parti pour organiser le retrait et reprendre l'initiative. La fête n'est donc pas n'importe quel outil. Elle est indissociable du programme et de l'objectif que nous nous sommes fixés.
Quoi qu'il en soit, et c'est peut-être le dernier mot que je dirai à propos de la fête, nous avons encore une chose à considérer. Ce n'est pas, pour nous, simplement un parti de lutte, de combat, d'action. C'est un parti démocratique et pluraliste. Parfois chez nous c'est un défaut, il y a des excès, la manie des tendances, etc. Parfois c'est utile, parfois c'est moins... Mais, d'un autre côté, malgré les inconvénients, nous y tenons beaucoup car le pluralisme dans l'organisation fait que nous ne détenons pas une vérité définitive et qu'il y a un échange permanent entre le parti que nous voulons construire et les expériences du mouvement de masse.
Et comme ces expériences sont diverses, cette diversité peut se traduire à un moment ou à un autre aussi sous forme de courants dans nos propres rangs. Et il y a une autre raison : si on est pour une société pluraliste, si on considère qu'il y a possibilité d'une pluralité de partis, et même d'une pluralité de partis se réclamant du socialisme, si c'est une des conséquences tirées de la l'expérience du stalinisme, il faut donc que, d'une certaine manière, nous développions la démocratie dans nos propres organisations, dans nos organisations de jeunesse, dans nos sections de l'Internationale, mais aussi dans la pratique que nous essayons de mener dans les syndicats et les associations.
Désormais, parce que c'est efficace pour les luttes, parce que l'unité ne va pas sans démocratie, parce que si on veut construire de larges fronts contre Sarkozy ou contre n'importe qui d'autre, il faut qu'en même temps les différentes visions du monde puissent y être reconnu. La démocratie est donc une condition et non un obstacle à l'unité. Et c'est aussi une culture démocratique qui servira l'avenir, car la bureaucratie et la bureaucratisation ne sont pas que du stalinisme.
Certains s'imaginent que la question est réglée avec le stalinisme. Non! Ce qui produit la bureaucratie, ce n'est pas le parti ou, comme certains le disent aujourd'hui, la « forme parti ». C'est la division sociale du travail, c'est l'inégalité. Les organisations syndicales et les organisations associatives ne sont pas moins bureaucratiques que les partis. Ils le sont souvent d'autant plus que des intérêts matériels sont en jeu. Les organisations non gouvernementales [ONG] du tiers monde, qui vivent des subventions de la Fondation Ford ou de la Friedrich Ebert Stiftung, sont aussi largement bureaucratisées et parfois corrompues. Ce n'est pas la forme d'organisation qui crée la bureaucratie. Les racines de la bureaucratie résident dans la division du travail entre travail intellectuel et travail manuel, dans l'inégalité du temps libre, etc. Par conséquent, la démocratie tant dans la société que dans nos organisations est la seule arme dont nous disposons.
Aujourd'hui, c'est encore plus important (et je terminerai par là). Les gens pensent qu'un parti, c'est une brigade, que c'est militaire, c'est de la discipline, c'est de l'autorité, c'est la perte de votre individualité… Je pense exactement le contraire. De nos jours, vous n'êtes pas libre seul, vous n'êtes pas un génie seul. Nous devenons ainsi dans notre individualité, mais dans une organisation de lutte collective. Et si l'on prend les expériences politiques récentes, les partis, avec tous leurs inconvénients, avec leurs risques de bureaucratisation – y compris nos petits partis – sont malgré tout le meilleur moyen de résister à des formes bien pires de bureaucratisation et de corruption pour de l'argent. Nous sommes dans une société où l'argent est partout et corrompt tout. Comment y résister ? Ce n'est pas pour la morale. C'est une résistance collective au pouvoir de l'argent.
Nous sommes de plus en plus confrontés au pouvoir des médias, et parfois c'est pareil. Mais les médias ont tendance à déposséder les organisations sociales et les organisations révolutionnaires de leurs propres paroles et de leurs propres porte-parole. Il existe un mécanisme de cooptation du personnel politique par les médias. Ce sont les chaînes de télévision qui décident : celui-ci a une bonne tête, celui-là reçoit bien la lumière, celui-là est plutôt sympa… Ils le fabriquent. Nous voulons garder le contrôle de notre parole et de nos porte-parole. Nous ne croyons pas en un sauveur suprême ou en des individus miraculeux. Nous savons que ce que nous faisons est le résultat d'une expérience et d'une réflexion collectives. C'est une leçon de responsabilité et d'humilité. L'importance des médias dans nos sociétés déresponsabilise les gens.
Beaucoup de gens défendent une idée complètement farfelue à la télévision et une semaine après ils changent sans jamais s'expliquer, sans jamais rendre compte de ce qu'ils ont dit. Nos porte-parole Francisco Louçã au Portugal, Olivier Besancenot en France ou Franco Turigliatto en Italie sont responsables, comme on dit, devant des centaines et des milliers de militants. Ce ne sont pas des individus qui parlent selon leurs caprices ou leurs émotions du moment. Ils parlent au nom d'une collectivité et ont des responsabilités envers les militants qui les ont mandatés. C'est pour nous une preuve de démocratie. Et, contrairement à ce qu'on dit, les partis politiques tels que nous les concevons - et non les grands appareils électoraux - constituent la meilleure résistance précisément démocratique à un monde très antidémocratique... et ils sont un des maillons, une des pièces, de ce que ce que nous entendons par stratégie révolutionnaire.
*Daniel Bensaid (1946-2010) a été professeur de philosophie à l'Université de Paris VIII (Vincennes – Saint-Denis) et chef de la IVe Internationale – Secrétariat unifié. Auteur, entre autres livres de Marx, Manuel d'instructions (Boitempo).
Compte rendu du cours de formation donné en juillet 2007 par Daniel Bensaïd au IV Camp International de Jeunes à Barbastas (France).
Traduction: Pierre Barbosa.
Original disponible sur Site de Daniel Bensaïd.
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