Par PAULO NOGUEIRA BATISTA JR.*
Chronique du poète Henri Heine.
« La langue allemande est une patrie même pour ceux à qui la folie et la méchanceté refusent une patrie » (Heinrich Heine).
Permettez-moi, lecteur, d'écrire sur un sujet totalement différent - la poésie, oui, la poésie ! En fait, à propos d'un certain poète. C'est bizarre ? Peut-être que oui, mais je ne pense pas. Il y a une phrase de Nietzsche qui mérite d'être rappelée : "Wir haben die Kunst, damit wir an der Wahrheit nicht zugrunde gehen”. (L'art existe pour que la vérité ne nous détruise pas.) Nous en avons besoin aujourd'hui plus que jamais. Et l'art réaliste, soit dit en passant, est une erreur du début à la fin.
Mais ce n'était pas sur Nietzsche, qui était aussi poète, que je voulais écrire aujourd'hui, mais sur un autre poète allemand, Heinrich Heine. En fait, un juif allemand, de la première moitié du XIXe siècle, de la première génération de juifs émancipés, encore très persécuté, encore très discriminé. Et au siècle prochain, comme nous le savons, tout cela empirerait incroyablement.
Nietzsche avait certainement Heine en tête lorsqu'il écrivait, la langue dans la joue, pour provoquer les antisémites de son temps, que le meilleur mélange possible était entre Allemands et Juifs. Il existe d'autres exemples notables - Marx, Freud, Einstein, Kafka (un juif tchèque, mais qui écrivait en allemand et faisait partie de l'espace culturel allemand), Rosa Luxemburgo, Hannah Arendt, Stefan Zweig, Otto Maria Carpeaux, Roberto Schwartz, parmi beaucoup. Je ne fais pas ici de différence entre juifs allemands et autrichiens, pour des raisons évidentes. J'essaie d'utiliser « Juif » et « Allemand » dans un sens culturel plutôt qu'ethnique-racial. Surtout parce qu'au fil des siècles, les Juifs se sont beaucoup mêlés aux différents peuples européens. Et les Allemands, à leur tour, y compris les Autrichiens, se sont également beaucoup mêlés aux Celtes et aux Latins, d'une part, et aux Slaves et aux Hongrois, d'autre part. Pour retrouver la fameuse pureté « aryenne », il faut chercher plus au nord, vers la Scandinavie. Nous y trouvâmes des peuples germaniques plus purs, qui nous léguèrent cependant beaucoup moins que le métis allemand. Mais je ferme cette parenthèse et reviens à Heine.
Le jour où j'ai rencontré Heine n'a jamais quitté ma mémoire. Depuis l'âge de 17 ans, j'étais un lecteur vorace de Nietzsche. Je n'ai pas compris grand chose, mais j'ai adoré quand même. (Je continue à parler de Nietzsche, mais viens ensuite à Heine.) Eh bien, Nietzsche tenait Heine en très haute estime, écrivant même dans son autobiographie intellectuelle, Ecce Homo: « Le concept le plus élevé d'un poète, c'est Heine qui me l'a proposé. Je cherche en vain dans tous les règnes des millénaires une chanson si douce et passionnée. Il avait cette cruauté divine sans laquelle je ne puis concevoir la perfection. Et comment il a géré l'Allemand ! ». Ces compliments déchirés ont piqué ma curiosité.
En 1977, à l'âge de 22 ans, j'étudiais à Londres et me promenais un jour dans les librairies de Tottenham Court Road. (Je n'arrive pas à croire que j'ai eu 22 ans un jour, un tiers de l'âge que j'ai aujourd'hui !). Je suis tombé par hasard sur un petit livre de poèmes de Heine (que j'ai toujours) et, l'ouvrant au hasard, j'ai trouvé le poème suivant (que je connais par cœur à ce jour). Je récite d'abord l'original car, comme quelqu'un l'a déjà observé, la poésie est par définition ce qui échappe à la traduction :
Herz, mein Herz, sei nicht beklommen,/Und ertrage dein Geschick./Neuer Frühling gibt zurück,/Was der Winter dir genommen.
Und wieviel ist dir geblieben!/Und wie schön ist noch die Welt!/Und, mein Herz, was dir gefällt,/Alles, alles darfst du lieben!
Je traduis ainsi :
Cœur, mon cœur, ne sois pas affligé, / Et porte ton destin / Le nouveau printemps reviendra / Ce que l'hiver t'a pris.
Et qu'il te reste encore!/Et comme le monde est encore beau!/Et, mon coeur, tout ce qui te plaît,/Tout, tout ce que tu peux aimer!
C'était un coup de foudre. Je devins alors également un lecteur vorace de Heine.
J'ouvre une autre petite parenthèse. Avant que le lecteur ne pense que je fais une exposition de culture ici, je veux avouer franchement que ma culture est très limitée, mais tout à fait. Ainsi, par exemple, j'ai à peine lu Shakespeare (seulement les sonnets), presque rien de Proust, que des parties de la Divine Comédie, de Flaubert que Madame Bovary, de Zola que la lettre ouverte en défense de Dreyfus, presque rien de Goethe et Schiller , rien de Vitor Hugo, pas de Saramago, pas de Castro Alves, pas de Drummond, pas de Guimarães Rosa. Je ne peux que me consacrer aux auteurs qui suscitent mon affection et mon enthousiasme. Heine est parmi eux.
Remarquez, lecteur, à la fin du poème transcrit ci-dessus. Quand je l'ai lu pour la première fois, debout, dans la librairie de Tottenham Court Road, le verset m'a inconsciemment amené à attendre le verbe "avoir" à la fin. C'est beau que le verbe « aimer » soit apparu à la place, n'est-ce pas ? Je ne peux pas oublier l'émotion que cette fermeture a produite en moi il y a 44 ans !
Une grande partie de la poésie de Heine est plus souffrante, sans espoir. Comme l'a noté le grand critique littéraire Marcel Reich-Ranicki (un autre juif allemand d'origine polonaise extraordinaire), Heine « a stylisé sa douleur afin de la supporter ». C'est le constat de Reich-Ranicki, que j'ai relu récemment, qui m'a donné envie d'écrire cette chronique.
Heine a stylisé sa douleur de façon étincelante. Un poème se terminait ainsi : Gut ist der Schlaf, der Tod ist besser – freilich/Das beste wäre, nie geboren sein. (Dormir c'est bien, mourir c'est mieux - bien sûr / Il vaudrait mieux ne jamais naître.)
Un autre vers : Zwecklos ist mein Lied. Ja, zwecklos/Wie die Liebe, wie das Leben,/Wie der Schöpfer samt der Schöpfung ! (Ma chanson est dénuée de sens. Oui, dénuée de sens/Comme l'amour, comme la vie/Comme le créateur et toute sa création !)
Heine était un romantique, mais un romantique défroqué, excommunié, comme le note un critique français de l'époque. Il s'éloigne des exagérations et des moqueries du romantisme. Il était un critique féroce de l'école romantique allemande, dans un livre controversé mais justement célèbre. Un romantique ambivalent, et donc plus intéressant.
Dans un autre poème, il utilise la figure mythologique d'Atlas pour écrire : Ich unglückselger Atlas, eine Welt, /Die ganze Welt der Schmerzen, muss ich tragen,/Ich trage Unerträglilches, und brechen/Will mir das Herz im Leibe.
Du stolzes Herz ! du hast es ja gewollt!/Du wolltest glücklich sein, unendlich glücklich/Oder unendlich elend, stolzes Herz,/Und jetzo so bist du elend.
(Moi, malheureux Atlas, je porte un monde / tout le monde de la douleur, je dois supporter / j'endure l'insupportable / et le cœur veut se briser dans ma poitrine.
Coeur fier ! c'est ce que tu voulais ! /Veux être heureux, infiniment heureux/Ou infiniment malheureux, cœur fier, /Et maintenant tu es malheureux.)
Je m'excuse, lecteur. J'ai fait de mon mieux pour donner une idée de ce qu'était Heine pour ceux qui ne lisent pas l'allemand. Mais mon meilleur, en fait, c'est une bombe. Je ne pouvais que donner une pâle idée de la beauté de son travail. Il doit y avoir de bien meilleures traductions que celles que j'ai improvisées ici. Peut-être pas pour le portugais, mais pour le français ou l'espagnol.
J'ai eu la chance dans la vie de pouvoir apprendre l'allemand en Allemagne quand j'étais adolescent. Et combien vaut la peine de connaître la belle langue allemande ! Ne serait-ce que pour lire Heine dans l'original. Je voulais aussi connaître le russe pour pouvoir lire Alexandre Pouchkine et Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski dans l'original. Mais c'est trop demander.
*Paulo Nogueira Batista Jr. il a été vice-président de la New Development Bank, créée par les BRICS à Shanghai, et directeur exécutif du FMI pour le Brésil et dix autres pays. Auteur, entre autres livres, de Le Brésil ne rentre dans le jardin de personne : coulisses de la vie d'un économiste brésilien au FMI et dans les BRICS et autres textes sur le nationalisme et notre complexe bâtard (Le Ya.)
Version longue de l'article publié dans la revue lettre capitale, le 16 avril 2021.