Par SAMO TOMŠIČ*
Lacan comprend le mode de production capitaliste avant tout comme un ordre moral et, plus précisément, comme un mode de production compulsif.
Non XVI Séminaire, Jacques Lacan disait : « Ce que vit le maître est une vie, mais pas la sienne, mais la vie de l'esclave. C'est pourquoi, chaque fois qu'un enjeu de la vie est en jeu, le maître parle. Pascal est un maître et, comme chacun le sait, un pionnier du capitalisme ».[I]
Sait-on vraiment que Blaise Pascal a été un pionnier du capitalisme ? Le lien n'est pas évident, bien que Lacan étaye son affirmation avec le souvenir que Blaise Pascal a inventé le bus et la première calculatrice mécanique (arithmétique des machines). Ces inventions de nature technique peuvent suggérer une certaine compatibilité entre l'esprit scientifique de Blaise Pascal et la proverbiale capacité d'innovation du système capitaliste ; cependant, ils ne justifient pas une thèse aussi forte que celle formulée par Jacques Lacan.
Comme la citation d'ouverture fait référence non seulement aux inventions de Blaise Pascal, mais aussi au pari notoire - l'argument probabiliste de Pascal pour l'existence de Dieu - une question se pose.
Blaise Pascal pourrait-il être un pionnier du capitalisme, non seulement en tant qu'innovateur, et donc dans un sens épistémologique, mais aussi dans un sens spirituel « plus profond » ? Qu'en serait-il sinon ce sens dans lequel, depuis Max Weber, on a tendance à voir l'émergence historique et synchronique du protestantisme et l'organisation capitaliste de la production sociale comme plus qu'un simple hasard ?
L'éthique protestante du travail met en lumière un aspect essentiel de l'activité « travail », comprise comme un processus ascétique qui se déroule dans des conditions socio-économiques capitalistes. Quelque chose qui permet de reconnaître dans le capitalisme non seulement un mode de production social, mais surtout une attitude spirituelle.[Ii]
Il est donc plus pertinent que Blaise Pascal, en plus d'être un mathématicien et inventeur ingénieux, était aussi un chrétien passionné qui a épousé la doctrine controversée du jansénisme, une vision hérétique selon laquelle seule une petite fraction de l'humanité était prédestinée au salut, par le biais de acte incalculable et radicalement contingent de la grâce divine.[Iii]
A la machine à calculer s'oppose la grâce divine incalculable, la volonté mystérieuse et imprévisible de Dieu, voire d'un Dieu capricieux. Cette vision du monde pessimiste et sa limitation du salut à quelques-uns (tous les croyants fervents ne seront pas automatiquement sauvés) ne pourraient guère être plus éloignées du bonheur universel, du moins en théorie sinon en pratique - ce bonheur universel promis il y a des siècles par les partisans du capitalisme.[Iv]
Comment donc Blaise Pascal, cet ardent apologiste d'une doctrine religieuse radicalement pessimiste, dans laquelle s'affirme au mieux un universalisme négatif (c'est-à-dire l'universalité de la chute), s'inscrit-il dans l'autopromotion idéologique bien connue du capitalisme comme ordre économique et comme vision du monde définie par une sorte d'universalisme hypocrite, qui soutient la promesse du bonheur pour tous ?
Tout d'abord, un peu de contexte. La citation d'ouverture affichée ici apparaît dans la conférence finale de la XVI Séminaire par Lacan, D'un Autre à l'autre. Dans ce séminaire crucial, qui répondait à bien des égards aux événements politiques de 1968 – en premier lieu à la grève générale, voire universelle en France – Blaise Pascal joue un rôle aussi éminent que Karl Marx.
Dans la première leçon du séminaire, Lacan associe Pascal, défenseur passionné de la religion qui prêche la chute universelle de l'humanité, à Marx, penseur passionné de la révolution qui pousse à l'émancipation universelle de l'humanité. Malgré cela, ils sont présentés comme des partenaires qui ne communiquent pas : comme des penseurs dont les œuvres, certes façonnées par des points de vue opposés, thématisent une caractéristique essentielle de ce que Jacques Lacan appelle de manière un peu énigmatique « la morale moderne ».
Ce faisant, Jacques Lacan indique sans équivoque que lui aussi comprend le mode de production capitaliste avant tout comme un ordre moral (donc aussi comme un ordre symbolique) et, plus précisément, comme un mode de production compulsif. C'est ce caractère compulsif que capitalisme et religion ont en commun qui permet la jonction initiale de « Pascal avec marx ». Tous deux ont compris que la principale caractéristique de la morale moderne se résume au « renoncement à la jouissance », ce qui semble à nouveau contredire l'étalage sensationnaliste de l'hédonisme consumériste qui domine les sociétés capitalistes tardives.
Or, derrière cette apparence de « jouissance » continue, il y a un renoncement imposé, qui est structurellement lié à la fonction sociale du travail : « De même que le travail n'est pas une nouveauté dans la production de biens, il en est de même du renoncement à la jouissance. , dont je ne peux ici préciser le rapport au travail. Dès le début [...] c'est précisément ce renoncement qui constitue le maître, celui qui sait en faire le principe de son pouvoir ».[V]
Le lien entre travail et renoncement à la jouissance n'est pas nouveau dans l'histoire ; en effet, elle définit toutes les formes historiques (et concrètes) de travail, ainsi que tous les rapports de domination et d'assujettissement. En ce sens, le maître capitaliste – Marx, on le sait, l'appelle « monsieur le capital » – reste en parfaite continuité avec les formes de domination pré-modernes. Or, le capitalisme transforme le maître en une abstraction décentralisée et dispersée que la bourgeoisie appelle « marché ». Cependant, quelque chose change dans la modernité lorsque le travail se transforme en abstraction.[Vi]
Ce n'est que maintenant que le renoncement à la jouissance, qui a toujours nourri les rapports de domination, s'est universalisé et, habillé de travail abstrait, a englouti la vie individuelle et sociale dans son intégralité. Le travail constitue désormais le processus central, nécessaire à la reproduction sociale et à la justification morale de la vie sous le capitalisme. Dans cette vie de travail, le sujet moderne n'est pas simplement privé de jouissance, mais doit, pour ainsi dire, y renoncer activement.
Il convient de noter que, dans la citation d'ouverture présentée ici, Jacques Lacan suggère que ce renoncement à la jouissance peut même être compris comme synonyme du renoncement à la vie elle-même. Si le maître vit de la vie des autres, cela signifie qu'il leur impose le renoncement à la vie, les soumettant à un processus économique compulsif qui consiste en un travail. Le maître capitaliste place les travailleurs dans une situation où ils doivent volontairement renoncer à la vie pour vivre une vie qui lui est dédiée, c'est-à-dire destinée à produire une jouissance que Lacan, dans le séminaire précité, assimile à la plus-value. Notons que le maître doit à nouveau être compris comme une abstraction, habituellement personnifiée par « le marché », mais qui, en fin de compte, devient le capital. La plus-value est la « substance » vitale qui soutient le maître du capitalisme ; c'est le nom marxien de la jouissance capitaliste systémique.
En même temps, le processus de travail et le renoncement qui l'accompagne imposent l'incompatibilité entre la vie et la jouissance, l'interdiction de la jouissance dans la vie, puisque celle-ci impliquerait toujours un gaspillage. Cela s'est répété une fois de plus lors de la crise de la dette européenne, mais cela s'est également répété au fil des décennies avec le démantèlement néolibéral de l'État-providence, de l'éducation publique, des systèmes de santé, des universités, etc. La privatisation et, plus généralement, l'intrusion du capital privé dans la sphère publique – dans la vie de la société ou de la sociabilité – apparaissent comme nécessaires pour que la vie ne « se perde pas » et continue à s'organiser de manière à ce que le plus grand nombre quantité possible de plus-value peut être extraite.
Si on laisse la vie suivre son cours, elle sera censée être marquée par l'excès, un « vivre au-delà de ses possibilités ». C'est du moins le soupçon que les défenseurs du capitalisme adressent à plusieurs reprises à la société et, en particulier, à l'État toujours perçu comme un « dissipateur ». C'est ce soupçon qui a motivé l'affirmation de Margaret Thatcher selon laquelle « la société n'existe pas » ; En reformulant un peu cette affirmation controversée pour la rendre plus juste, nous avons, en fait, que « la société ne devrait pas exister » pour elle.
Margaret Thatcher fait une affirmation ontologique – elle fait la thèse fondamentale de l'ontologie politique néolibérale qu'il n'y a pas de société. Thatcher ne dit pas que la société n'existe pas ; en fait, elle utilise une négation plus forte : « il n'y a pas de société ». En déniant à la société tout statut ontologique positif, et donc toute participation à l'ordre de l'être, Margaret Thatcher démontre avec force l'insistance de Lacan sur le caractère fondateur et dominant de l'ontologie.
Entendue comme réalisation du « discours du maître », l'ontologie s'arroge le droit de décider non seulement de ce qui est et de ce qui n'est pas, mais surtout de ce qui doit être et de ce qui ne doit pas être. Bien qu'elle affirme le contraire, l'ontologie ne parle jamais d'un être neutre ; il commande et produit ainsi discursivement l'être. Cela vaut pour le non-être (politique) : ce que le maître métaphysique (c'est-à-dire Margaret Thatcher) dit n'existe pas, en fait, ne doit pas exister.
L'énoncé ontologique négatif consiste, en définitive, dans une interdiction, dans la production performative du non-être, de ce qui ne devrait pas être. La société ne devrait pas voir le jour, car un tel être social, cette imposition ontologique de la société et de la socialité commune signifierait, aux yeux du néolibéralisme, l'institutionnalisation de la paresse et du gaspillage, consisterait à rechercher une forme de vie sociale et de jouissance sociale, qu'elle ne s'organiserait plus autour de l'impératif économique d'une croissance constante.
Comme le terme lui-même le suggère, « l'État-providence » apporte (les néolibéraux diraient probablement « force » ou « impose ») l'existence à la société et, ce faisant, contraint – voire entrave activement – le développement des « potentiels créatifs » de l'économie. concours. En d'autres termes, il restreint la « spontanéité » du marché par la réglementation.[Vii] Margaret Thatcher n'a donc pas pris la peine de cacher ou de mystifier que le néolibéralisme consiste fondamentalement à construire un État antisocial ; elle renforce un système d'antisocialité organisée (ce que, soit dit en passant, le capitalisme en dernière instance a toujours été ; et, en ce sens, une « économie sociale de marché » est une contradiction dans l'adjectif).
Lorsque Jacques Lacan soutient que ce qui constitue le maître est le renoncement à la jouissance, cela ne signifie évidemment pas qu'il devient le maître qui renonce à la jouissance et, par cet acte de renoncement, devient maître en premier lieu. Au contraire, le maître se constitue par un acte où le renoncement s'impose violemment à l'autre. Le renoncement vient comme un impératif auquel tout être humain doit se soumettre. Ce dernier est alors placé en position de sujet sujet. Selon l'étymologie, «subiectum» désigne celui qui met, qui est sur la base de la survenance de quelque chose, mais cela signifie aussi celui qui est soumis (sous-traité en allemand).
Selon ce raisonnement, ce « sujet » est une personne dont la vie est entre les griffes du maître ; il s'agit d'une personne qui est dépossédée de sa personnalité parce qu'elle ne possède pas son corps (et donc ne possède pas « sa » vie). Jacques Lacan parle de l'esclave comme de l'exemple paradigmatique de la spoliation absolue du corps et de la vie. La condition d'esclave est également associée aux femmes et aux travailleurs en général ; l'un et l'autre sont constitués par des renonciations imposées par une puissance dominante.
Ils illustrent aussi la manière dont le « sujet », dans le capitalisme et en dehors, est nié, dépossédé de son corps dans et par le processus de travail ; Ainsi, nous avons les formes de travail forcé (esclave), de travail salarié (travailleur) et de travail reproductif (femme). Or, la trinité race, classe et sexe est au cœur du renoncement à la jouissance de la vie inhérente à la « morale moderne », mais elle était aussi présente dans les rapports de domination pré-modernes ; ceux-ci n'ont pas disparu mais, au contraire, ont persisté tout au long de la modernité et de la postmodernité.[Viii]
Lorsque Jacques Lacan parle du renoncement à la jouissance qui s'opère sous forme de travail social, il pense notamment au travail salarié, c'est-à-dire à la réduction économique de la vie qui consiste à faire de l'être humain une force de travail valorisée et quantifiée, une marchandise .. que le travailleur supposé libre dispose et vend dans un acte d'échange mercantile.
Marx a pleinement exposé l'asymétrie radicale qui réside dans cette contrepartie apparemment symétrique de l'échange de marchandises (la vente de la force de travail contre un salaire). En fin de compte, en le vendant, le travailleur achète le droit de vivre. Comme on le sait, ces échanges économiques se déroulent dans un univers symbolique hostile où s'applique la règle morale « qui ne travaille pas ne mange pas ». En d'autres termes, celui qui ne se soumet pas à la valorisation systémique de son propre être devient néant, devient un non-être (ce qu'il faut encore comprendre comme un manque impératif qui s'est imposé, c'est-à-dire comme un non-être). devrait être).
Il est clair que le travail qui apparaît ici comme travail commandé n'est pas n'importe quelle activité, mais seulement celle qui produit de la plus-value. D'où la vérité implicite de la règle morale « ceux qui ne travaillent pas ne mangent pas » : « celui qui ne produit pas de plus-value ne travaille finalement pas ». Compte tenu de la dévalorisation du travail sous le capitalisme et de la tendance systémique à dégrader la vie au travail,[Ix] tout travail tend désormais à apparaître comme improductif et redondant, comme un travail qui ne remplit jamais sa tâche économique et dont la productivité n'est jamais convaincante.
Passant de l'autre côté de l'asymétrie dans la relation d'échange mercantile, on voit Lacan suggérer que l'acte d'achat doit être compris comme une répétition, ce qui n'est pas sans conséquence :
Les riches possèdent des biens. Ils achètent, ils achètent tout, bref, ils achètent beaucoup. Mais je voudrais que vous méditiez sur un fait, c'est qu'ils ne paient pas pour cela. […] Pourquoi, étant riche, peut-il tout acheter sans rien payer ? Parce qu'il n'a rien à voir avec la perte de jouissance. Ce n'est pas cette perte qu'il répète. Il renouvelle l'achat. Il rachète tout, ou plutôt, ce qui paraît, il achète.[X]
Jacques Lacan parle bien sûr de la classe aisée moderne (capitaliste), puisque la classe aisée pré-moderne ne pouvait pas encore tout acheter. Derrière l'apparence d'investir des ressources financières, il y a l'appropriation continuelle de la vie des autres ; il y a le calcul, la manipulation, le jeu avec la valeur des autres.[xi] La répétition de l'acte d'achat, l'achat sans réfléchir ou l'estimation absolue, en somme, constitue l'acheteur comme maître de la vie étrangère ; forme, d'autre part, le vendeur comme sujet d'un renoncement à la vie présumé libre et volontaire.
Comme l'écrit Karl Marx : « Le capitaliste a acheté la force de travail à sa valeur quotidienne ; ainsi la valeur d'usage de la force de travail lui appartient pour toute une journée de travail ».[xii] La valeur d'usage de la force de travail est finalement dans le corps du travailleur ; or, le capitaliste acquiert ainsi le droit de posséder le corps de l'autre pendant un certain temps. Plus précisément, comme le maître est une abstraction désincarnée, son corps est à proprement parler le corps de l'autre : de l'esclave, du serviteur, du travailleur, etc. Investir dans la production, répéter l'acte d'achat sans paiement (c'est-à-dire sans qu'une véritable contrepartie ait eu lieu) comprend également l'accumulation de corps de travail, une manière par laquelle le capital intensifie sa propre corporéité.
Le corps du capital n'est pas réductible à la seule base matérielle du « travail mort » (les moyens de production), mais comprend également la force de travail (c'est-à-dire la source du « travail vivant »). Marx poursuit ensuite avec les fameuses lignes qui réduisent le capitaliste à la personnification (plutôt qu'à la corporéité) du capital. Celle-ci consiste en « une force motrice unique, l'impulsion à se valoriser, à créer de la plus-value, à faire en sorte que son passé constant, les moyens de production, absorbe la plus grande quantité possible de surtravail variable. Le capital est du travail mort qui, comme un vampire, ne vit qu'en aspirant du travail vivant et plus il vit longtemps, plus il aspire du travail.[xiii]
En fait, le maître vit de la vie des autres, mais cette caractéristique n'est pas propre au capital et à ses personnifications sociales. Les seigneurs précapitalistes – le seigneur féodal, l'ancien esclavagiste – étaient déjà des figures caractérisées par une dominance parasitaire. Le capitalisme a introduit un autre type de maître, dont le vampire est bien une métaphore bien choisie : le maître extractif qui transforme le travail vivant, par l'exploitation, en surtravail non rémunéré, la plus-value de Karl Marx.
L'extractivisme signifie ici évidemment plus que la simple extraction matérielle de matières premières du milieu naturel ; désigne l'extraction abstraite ou, plus précisément, l'extraction d'une abstraction spécifique (plus-value) à travers l'utilisation des matériaux, des corps, de la société et de l'environnement. Le but de cette extraction continue est de maintenir la forme moderne d'existence. Comme Marx l'écrit clairement : le capital vit plus longtemps, plus il absorbe de travail.
C'est une vie qui ne se contente pas de se reproduire et donc de se maintenir en équilibre ou selon un certain statu quo, mais qui grandit – une vie en excès qui contient une tendance à la croissance. C'est en effet une brillante coïncidence que Marx qualifie cette tendance de « pulsion de vie » (Lebenstrieb). Car, étant donné ce terme commun, il est presque impossible de ne pas penser à la théorie freudienne des pulsions et donc au dualisme entre Eros et Thanatos, c'est-à-dire celui de la pulsion de vie et de la pulsion de mort.
De plus, la métaphore du vampire employée par Marx ne laisse aucun doute sur le fait que la condition inhérente à « l'éros » capitaliste est précisément la production continue de la mort. La pulsion de vie du capital est, en somme, une vie qui se situe au-delà de l'opposition entre la vie et la mort – et qui vit aux dépens d'une autre vie – une vie « éternelle » qui sème la mort et la dévastation (de la violence coloniale à la guerre perpétuelle en passant par dégradation climatique).[Xiv]
Une telle vie était inconnue du seigneur prémoderne, précapitaliste, même s'il fondait clairement son pouvoir sur l'exploitation du travail et l'expropriation des corps (puisque c'était un système qui ne connaissait pas la plus-value et, par conséquent, n'a pas été guidé par la « croissance »). Même si le lien entre travail et renoncement à la jouissance n'est pas nouveau, les conséquences de ce lien ont été fondamentalement modifiées par l'introduction du temps de travail comme mesure universelle de la valeur.
Si le capitalisme impose le renoncement à la jouissance, ses priorités économiques sont soutenues par une exigence ascétique qui en fait un ordre moral absolu. On peut cependant se demander si cette morale capitaliste moderne peut vraiment être comparée à l'éthique protestante du travail.
La référence de Lacan à Pascal pointe certainement dans une autre direction, suggérant que l'esprit du capitalisme se révèle être janséniste. Cela implique, entre autres, que le travail en contexte janséniste ne peut être compris comme une voie de salut ; distinctement, il apparaît comme un processus dénué de sens, compulsif et redondant. Dans le mode de production capitaliste, le travail est précisément le contraire d'une garantie de salut : il devient un « chemin universel vers l'enfer » dans la mesure où il soutient un système généralement hostile à l'organisation, à la préservation et à la reproduction de la vie (naturelle et culturelle). ).
Le jansénisme de Pascal s'avère ainsi plus utile pour mieux contextualiser l'engagement de Marx avec le destin de la vie sous « l'absolutisation capitaliste du marché ».[xv] Voilà, c'est un ordre symbolique qui impose le renoncement à toute forme de vie qui s'exempte de la tâche de produire de la plus-value (directement ou indirectement). Dans les trois premières conférences du XVI Séminaire, Jacques Lacan présente sa célèbre mais tout aussi controversée[Xvi], homologie entre la plus-value et ce qu'il appelle désormais la plus-value.
Si cette homologie est acceptée, il faut aussi admettre que le plus-de-jouir, ou la jouissance entendue comme surplus, est un mode de jouissance spécifiquement capitaliste qui n'existe pas en dehors de la modernité. Cette thèse a une surprenante anticipation chez Freud, puisque lui, à un moment donné. écrivait : « la distinction la plus frappante entre la vie amoureuse de l'ancien monde et la nôtre réside sans doute dans le fait que l'antiquité mettait l'accent sur la pulsion elle-même, tandis que nous la déplaçons sur son objet. Les anciens célébraient la pulsion et étaient prêts à honorer par elle même un objet inférieur (inférieur), tandis que nous dégradons (geringschätzen) l'activité pulsionnelle en elle-même et on ne lui trouve des excuses que sur le fond (Avantages) de l'objet".[xvii]
les mots allemands inférieur, geringschätzen e Avantages directement à la question de la valeur. Lorsqu'un objet est inférieur (c'est-à-dire de moindre valeur), cela signifie, entre autres, que la valeur n'est pas considérée comme une caractéristique clé de cet objet qui relie la pulsion à cet objet ; en d'autres termes, cela signifie que le lecteur n'est pas fixé par/dans la valeur de l'objet. Dans les termes de Marx, cet objet n'est pas un fétiche capitaliste, la valeur n'en constitue pas la qualité essentielle.
Déjà dans le scénario capitaliste, quand vous voyez un objet, vous ne voyez pas simplement quelque chose qui est plus que lui-même et qui transcende sa matérialité sensible. On n'y voit pas une simple incarnation de la valeur, mais, plus précisément, on perçoit le mouvement de la valeur, la valeur comme un excès sur elle-même : c'est ainsi que s'observe le « surplus » de plus-value. Dans la modernité capitaliste, l'objet n'attire la pulsion que parce qu'il permet la croissance ou, plus précisément, parce qu'il grandit. L'objet est un surplus, un plus (plus dans Plus-value en raison (Valeur ajoutée).
Il est remarquable que Freud parle de l'antique « célébration de la pulsion », suggérant que la pulsion devait y agir comme force de liaison de la communauté ou de la socialité. Dans la modernité, soutient Freud, ce n'est plus le cas. L'activité du lecteur est dégradée, tandis que l'état de l'objet est élevé.
Or, ce sont les « mérites » de l'objet et surtout sa valeur qui légitiment l'activité pulsionnelle. Il n'est donc pas si étrange que Marx utilise le terme « pulsion » (conduire) lorsqu'il parle de la dynamique du capital, ainsi que d'autres abstractions capitalistes. En tant qu'objet pulsionnel, la plus-value rend acceptable la pulsion capitaliste. La vision apologétique du capitalisme l'admet ouvertement, mais dans le même acte d'aveu elle occulte – Marx dirait, mystifie – l'origine « impure » de la plus-value dans la violence systémique, dont l'exploitation du travail n'est que le moment exemplaire.
Le lecteur est fixé sur l'objet, mais cet objet est intrinsèquement instable. Lorsque l'accent est mis sur la pulsion, ses objets peuvent être échangés, tandis que dans la dégradation moderne de la pulsion, l'objet reste le même mais contient du mouvement et du changement. Dans l'Antiquité, la pulsion obtenait satisfaction indépendamment de la valeur, alors que dans la modernité elle ne peut être satisfaite que par la valeur ; consiste essentiellement en une recherche de valeur.
Il y a un glissement et on passe de la qualité à la quantité. Ainsi, la différence entre l'économie libidinale pré-moderne et l'économie libidinale moderne réside dans l'objectivation et la valorisation de ce « plus » (croissance) ; on sait qu'une croissance constante implique aussi une insatisfaction continue et c'est là une caractéristique essentielle de l'organisation capitaliste de la vie économique, sociale et subjective.
Aux yeux des défenseurs du capitalisme, l'économie ne croît jamais assez, il n'y a pas de croissance "suffisante". Donc, je le répète, la société doit être abolie de la sphère de l'être, car, en y demeurant, elle dénonce la fracture inhérente à l'organisation de la vie sociale. Il expose la contradiction insurmontable entre la socialité qui définit l'être humain et l'antisocialité capitaliste, qui trouve son expression dans la poursuite fanatique de la croissance économique pour la croissance.
La fixation sur la valeur signifie que la pulsion du capital n'agit pas comme une force contraignante dans la société, mais comme une force qui désintègre, dissout et démantèle la socialité. Si les maîtres pré-modernes étaient déjà anti-sociaux dans leur violence, leur exploitation et leur obscénité, la pulsion moderne du capital repose sur la libération du « potentiel créateur » de l'anti-socialité, sur la production de plus-value à partir de l'organisation des anti-socialité socialité. En ce sens, la mondialisation représente donc une expansion continue et violente de l'antisocialité.
Dans cette perspective, triebverzicht, c'est-à-dire le renoncement à la pulsion qui, selon Freud, est caractéristique de la condition culturelle en général, prend une tournure supplémentaire. Dans le contexte de la morale moderne (capitaliste), triebverzicht elle marque surtout un changement dans le rapport de la pulsion à l'objet et, par conséquent, à sa propre satisfaction. Le renoncement ne signifie pas que la pulsion est simplement coupée de quelque satisfaction présumée authentique et immédiate, mais que sa satisfaction devient indiscernable de l'insatisfaction ; que sa demande de « plus » (surplus) rend la satisfaction impossible d'une part et constante d'autre part.[xviii] Ce qui importe, c'est la continuation de la jouissance – et c'est ce trait qui unit le mode moderne de jouissance à la production de plus-value.
Les deux (valeur et plaisir) sont des abstractions objectives caractérisées par le mouvement et, en tant que telles, renforcent l'identité de la satisfaction et de l'insatisfaction. Cela ne signifie pas, bien sûr, que la pulsion n'est pas liée à d'autres objets ; au contraire, elle en extrait continuellement la « valeur de jouissance » (pour rappeler la formule bien nommée de Jacques Lacan). Ainsi, on pourrait dire que la fixation moderne de la pulsion sur le plus-objet est le fondement d'un mode extractif de jouissance, tout comme elle est le fondement d'une économie extractive dans le contexte social. Les deux impliquent que l'objet sensible dont le surplus doit être extrait doit être détruit. Et l'extraction est en soi une activité marquée par la violence et l'agression.
Le renoncement à la pulsion implique aussi que la culture capitaliste et scientifique moderne est une culture de répression ; c'était la thèse principale de la critique persistante de Freud de la « moralité culturelle » dominante et de son lien avec la « maladie nerveuse moderne ».[xix] Bien sûr, cela ne signifie pas que les cultures précapitalistes ne connaissaient que la satisfaction pulsionnelle non répressive et, par conséquent, ne connaissaient pas la répression. Même ainsi, Freud semble suggérer que l'accent mis sur la pulsion et non sur l'objet permettait dans les sociétés plus anciennes un mode de satisfaction qui n'impliquait pas une indistinction complète de l'insatisfaction. Dans le vocabulaire freudien, le terme de sublimation marque une telle différence entre les modes de jouissance répressif et non répressif.
Dans ce sens, la notion de « désublimation répressive » d'Herbert Marcuse vise à appréhender la même transformation de la pulsion pré-moderne à la moderne, un passage de la sublimation au refoulement et, par conséquent, à l'oppression (la sublimation signifierait la socialité de la pulsion et le plaisir). L'essentiel est qu'Herbert Marcuse utilise le terme de désublimation pour identifier à la fois une certaine « vulgarisation » de la jouissance et une montée sociale de l'agressivité ; voilà, le fondement des liens sociaux se trouve désormais dans l'agressivité illimitée.[xx]
*Samo Tomšič est professeur de philosophie à l'Université des Beaux-Arts de Hambourg. Auteur, entre autres livres, de Le travail de la jouissance : vers une critique de l'économie libidinale (Version d'août).
Traduction: Eleutério FS Prado.
notes
[I] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XVI, D'un Autre à l'autre (Paris : Seuil, 2006), p. 396
[Ii] On ne peut pas ne pas mentionner ici le fragment commenté de Walter Benjamin sur le capitalisme comme culte, une dette qui ne trouve ni rachat ni acte de grâce (sans merci, Comment ça s'ecrit). Weber et Benjamin ont évidemment, chacun à leur manière, développé le spiritisme du capitalisme (c'est-à-dire ce qui apparaît comme fétichisme de la marchandise, capital fictif, valeur qui engendre la valeur, sujet automatique, etc.). Voir Walter Benjamin, Capitalismemus als Religionen Écrits rassemblés, vol. VI (Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp Verlag, 1991), p. 100.
[Iii] NT : Pour le jansénisme, le péché est inévitable dans la vie humaine. D'où un grand pessimisme par rapport à la nature et au destin de l'être humain. Il méprise donc la vie et toutes les œuvres, même méritoires en apparence, produites par ceux qui sont, après tout, des pécheurs et des infidèles. Ce courant chrétien se caractérise aussi par un rigorisme extrême face à la faiblesse humaine pécheresse. Ainsi, il accepte le sacrifice et la souffrance comme quelque chose d'inévitable dans la vie humaine.
[Iv] À notre époque d'accélération de la dégradation du climat et de l'implosion de l'histoire, il y a peu à dire sur le bonheur. Même les néolibéraux ont compris que parler de bonheur revenait à tomber dans l'obscénité. De leur côté, les défenseurs du néolibéralisme ne cachent plus leur visage autoritaire et poussent à une transition systémique vers un néoféodalisme, dans lequel les entreprises et les plateformes internationales sont les nouveaux seigneurs féodaux, les nouveaux maîtres abstraits et numériques qui vivent de la vie des autres.
[V] Op. citation, p. 17.
[Vi] Le capitalisme se caractérise par l'invention de ce que Marx appelait le « travail abstrait », donc par la quantification réussie de toutes les formes concrètes de travail, car cette quantification subsume aussi les activités et les processus intellectuels. Freud a également parlé de "travail du rêve" et d'autres types de travail inconscient abstrait et impersonnel.
[Vii] La concurrence est entendue ici comme lien social et comme la détermination logique fondamentale de notre être social ou de notre « être-avec-les-autres » dans l'univers capitaliste.
[Viii] Bien sûr, ces renonciations forcées ne sont pas comparables ; de plus, il ne s'agit pas de les comparer, car cela reproduirait les rapports de concurrence qui sont, en eux-mêmes, une composante tout aussi importante de la morale capitaliste. Le capitalisme parvient à désarmer les mouvements émancipateurs qui, malgré leurs expériences historiques différentes face à la violence systémique, sont réunis dans une perspective politique. Elle les désarme, entre autres, en les reconnaissant comme des identités distinctes qui doivent se disputer les droits et la reconnaissance sur le marché politique.
[Ix] Le processus remonte aux conditions structurelles du mode de production capitaliste et n'est qu'exacerbé par le capitalisme contemporain ; Marx y fait allusion très explicitement dans sa discussion de l'accumulation dite primitive, mais cette ligne ouvrirait un chapitre trop long pour le présent texte.
[X] Jacques Lacan, Séminaire, Livre XVII, " C'est L'autre face de la psychanalyse (New York : Norton, 2006), p. 82.
[xi] Lorsque Jeff Bezos, cette personnification de l'antisocialité capitaliste, est revenu de son excursion dans l'espace, s'adressant aux travailleurs peu rémunérés d'Amazon et aux utilisateurs et consommateurs des services d'Amazon, il a dit qu'il devrait les remercier - "vous avez payé pour tout cela !". Ce faisant, il a involontairement démontré le point critique de Marx : non seulement ce paiement, fait par les ouvriers, pour les aventures antisociales du voyage des capitalistes dans l'espace est antisocial (une « jouissance », comme dirait Lacan), mais plus fondamentalement encore, ils constituent la base matérielle sur laquelle se déroule la spéculation capitaliste avec l'argent et la paperasserie (valeur). Les corps de travail sont les otages du système. Le commentaire cynique de Bezos l'admet volontiers.
[xii] Karl Marx, La capitale, Vol.1 (Londres : Penguin Books, 1990), p. 342. L'enchaînement n'est pas sans importance : Marx pose la question hautement philosophique de savoir quelle doit être ou combien de temps la journée de travail doit être ; répond que le capitaliste a ses propres idées sur la durée de la journée de travail, sur sa limite, idées qui ne sont naturellement compatibles ni avec celles du travailleur ni avec la capacité de la masse de travail. La limite de la journée de travail est, en dernier ressort, le décès, ou au mieux le «Burnout".
[xiii] op. cit., p. 343
[Xiv] Il est clair que la condition de cette éternité est la production de la mort – et de même qu'un vampire ne vit « éternellement » qu'à la condition de boire le sang de ses victimes, en les aspirant littéralement, de même vit la pulsion du capital. qu'en détruisant les conditions des planètes de la vie. La pulsion de vie du capital est donc une figure de la pulsion de mort (au sens très littéral : la mort comme pulsion).
[xv] Lacan, op. cit., p. 37.
[Xvi] NT Une critique de cette « homologie » et de sa conséquence absurde – fonder un capital sur une subjectivité supposée insatiable – a été faite dans L'infini du désir et de la richesse (II), article publié sur le site la terre est ronde.
[xvii] Sigmund Freud, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorieen studienausgabe, vol. 3 (Francfort-sur-le-Main : Fischer Verlag, 2000), p. 149.
[xviii] Dès lors, Freud appelle la pulsion une « force constante », mais cette constance a des conséquences tout à fait différentes lorsqu'on invente un objet qui croit sans cesse et dans lequel « plus » et « pas plus », surplus et manque sont interchangeables.
[xix] Actuellement, on dirait que la dépression est le symptôme social le plus répandu ; c'est, comme on le sait, une pathologie engendrée par le système économique capitaliste.
[xx] L' « hypothèse répressive » de Freud doit donc être défendue contre la critique de Foucault qui confond répression et oppression. Si le premier est le fondement du second (le refoulement conditionne l'agressivité), il représente aussi le fondement d'un mode de jouissance ancré dans la demande de plus en plus. Encore une fois, le refoulement ne coupe pas la pulsion d'une satisfaction directe présumée, mais plutôt de la possibilité d'une satisfaction temporaire ; libère le potentiel problématique du « plus » (encore), faisant de l'insatisfaction la détermination de la satisfaction. Dans le mécanisme du refoulement, manque de jouissance et excès de jouissance, insatisfaction et satisfaction se conditionnent mutuellement, insérant le sujet dans un cercle vicieux. De plus, en incitant à l'agressivité en perpétuant l'insatisfaction, le régime de répression renforce le caractère antisocial de la pulsion ; d'où la préoccupation croissante de Freud pour le problème de l'agressivité dans ses travaux ultérieurs. Il y a une destination spécifique pour ce virage agressif de la pulsion : il se retourne contre sa propre personne (Wendung gegen die eigene Personne), son porteur psychologique, le sujet et son corps. L'agressivité, tournée vers l'intérieur et vers l'extérieur, devient alors la principale caractéristique du mode de jouissance moderne. Ceci peut être mis en relation avec le problème du ressentiment, ce dernier étant l'effet central de l'extension capitaliste de la concurrence à toutes les sphères de la praxis humaine.
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