La Commune de Paris, mythe fondateur

Image : Making Modern Music : Design for Ear and Eye, du 15 novembre 2014 au 18 janvier 2016 - MoMA
whatsApp
Facebook
Twitter
Instagram
Telegram

Par RENÉ BERTHIER*

Ses mesures administratives, économiques et politiques s'inspirent des travaux de Proudhon

La Commune de Paris – qui a duré trois mois – est un mythe fondateur qui a été instrumentalisé par la plupart des courants du mouvement ouvrier. Chacun peut trouver en elle une inspiration et un modèle. Trois mois après avoir pris le pouvoir, les bolcheviks auraient fait la fête, et Lénine aurait dit que maintenant ils pouvaient disparaître, car ils avaient duré aussi longtemps que la Commune. Vraie ou fausse, cette histoire, telle que nous la raconte Marcel Body, est particulièrement significative.[I]

Le mouvement libertaire ne fait pas exception dans ce processus de production de mythes, comprenant que la création de mythes n'est pas nécessairement une chose négative. Des Jacobins aux Fédéralistes, des Républicains aux Libertaires, des Patriotes aux Internationalistes, chacun peut profiter des événements qui ont commencé en mars 1871, à condition de cacher tout ce qui contredit ses propres thèses.

Pourtant, « l'Internationale parisienne, à la veille de la Commune, est majoritairement proudhonienne »[Ii]. Lorsque la Commune est proclamée, « parmi les trente élus internationaux, près des deux tiers peuvent être considérés comme proudhoniens »[Iii]. Outre les dispositions terroristes d'influence blanquiste, le programme de la Commune est aussi clairement proudhonien : Georges Gurvitch écrit que « toutes les mesures administratives, économiques et politiques seront inspirées par Proudhon »[Iv]. Il reste donc que les thèmes qui persistent à survivre restent des thèmes essentiellement libertaires : fédéralisme, autonomie. Cependant, curieusement, les libertaires sont probablement les moins susceptibles de chercher à « récupérer » la Commune de Paris.

Que représente pour eux la Commune de Paris ? (1) Elle marque l'affirmation consciente de l'entrée du mouvement populaire dans la modernité ; (2) Elle est, avec l'expérience AIT (mais sans doute moins que cette dernière), l'un des événements fondateurs de l'opposition entre anarchisme et marxisme et constitue donc un thème central du débat sur le projet révolutionnaire.

Le fait le plus intéressant de cet événement historique n'est cependant pas le constat des options idéologiques et politiques de chacun, mais le fait que, face à ces options, les protagonistes ont été conduits, par la logique des choses, à réaliser, ou pour faire l'apologie d'un travail parfois contraire à leurs options ; l'exemple de Marx – extérieur aux événements, il est vrai – étant sans doute le plus notable.

La Commune tenta de créer une organisation fédéraliste contre le centralisme étatique, la fédération de communes autonomes devant assurer la gestion des affaires publiques. Elle s'oppose à « l'unité telle qu'elle nous a été imposée jusqu'à aujourd'hui par l'Empire, la monarchie et le parlementarisme ». Elle propose « l'association volontaire de toutes les initiatives locales, la contribution spontanée et gratuite de toutes les énergies individuelles vers un but commun, le bien-être, la liberté et la sécurité de tous ». C'est le contraire des positions marxistes.

Son objectif est de réaliser « la révolution moderne la plus complète et la plus féconde de toutes celles qui ont illuminé l'histoire ». Cette dernière déclaration montre la conscience des acteurs de la Commune pour la réalisation d'une œuvre originale.

Les ouvriers et les socialistes révolutionnaires étaient peu nombreux au Conseil général et dans les commissions. Ces derniers étaient composés principalement de républicains petits-bourgeois, anticléricaux, plus ou moins patriotes jacobins ou blanquistes. Les socialistes, appelés « la minorité », étaient en grande partie des militants de l'AIT : ce sont eux qui ont donné à la Commune son idéal et fondé le mythe révolutionnaire. Cependant, l'AIT en France est fortement affaiblie lorsque la révolte populaire éclate à Paris. Les militants les plus actifs ont été arrêtés ou ont dû fuir en Belgique. Ceux qui continuaient leur action étaient appelés espions prussiens. La guerre avait privé la plupart des sections de leurs partisans. La crise économique et le chômage ont fait le reste. Sur les 81 membres du Conseil général de la Commune, 17 étaient membres de l'AIT, mais aucun d'entre eux ne pouvait être qualifié de « marxiste » ou de « bakuniniste ». Les membres de l'Internationale jouaient un rôle spécifique, sans que leur organisation puisse influencer les événements.

La faiblesse numérique du prolétariat de l'époque, le poids social écrasant de la petite bourgeoisie, le faible développement des forces productives ; tout cela ne fait qu'accentuer le caractère surprenant du contenu révolutionnaire du mythe créé entre mars et mai 1871. Outre la faiblesse des réalisations effectives de la Commune, le mythe révolutionnaire s'est largement nourri du souvenir de l'héroïsme du peuple de Paris face à la barbarie de Versailles, aux 25.000 13.440 rebelles massacrés, aux prisonniers et blessés exécutés, aux cadavres abandonnés ; pour le caractère impitoyablement systématique de la répression, aux XNUMX XNUMX hommes, femmes et enfants détenus, condamnés à mort ou déportés en Nouvelle-Calédonie.

Autant qu'un mythe unificateur pour le prolétariat international, la Commune de Paris a été le révélateur de la vraie nature de la bourgeoisie et de l'État. Cette leçon est toujours vraie : l'émancipation sociale des masses exploitées se heurtera toujours à la réaction la plus impitoyable de la classe dirigeante.

un événement fondateur

Bien que la plupart des thèmes révolutionnaires de la Commune soient d'inspiration libertaire, Bakounine reste très réservé. Il pense qu'outre les réalisations concrètes, c'est surtout le message envoyé par la Commune au prolétariat international qui reste d'actualité : « La Commune de Paris a duré très peu de temps, et a été entravée dans son développement interne par la lutte mortelle qu'elle devait soutenir contre la réaction de Versailles, pour qu'il puisse, dis-je, ne même pas postuler, mais seulement élaborer théoriquement son programme socialiste. De plus, il faut admettre que la majorité des membres de la Commune n'étaient pas strictement socialistes, et s'ils se sont révélés l'être, c'est parce qu'ils étaient irrésistiblement attirés par la force inexorable des choses, par la nature de leur milieu, par les nécessités de leur position et non par sa conviction intime. Les socialistes, à la tête desquels se trouve naturellement notre ami Varlin, ne constituaient qu'une infime minorité dans la Commune ; tout au plus n'étaient-ils que quatorze ou quinze membres. Les autres étaient des Jacobins..."

Plus loin dans le texte, Bakounine ajoute : « De plus, la situation du petit nombre de socialistes convaincus qui faisaient partie de la Commune était extrêmement difficile. Ils ne se sentaient pas suffisamment soutenus par la grande masse de la population parisienne, l'organisation de l'Association internationale, très imparfaite en elle-même, n'embrassant que quelques milliers d'individus, devait soutenir une lutte quotidienne contre la majorité jacobine et dans quelles circonstances ![V]

Contrairement à Marx, qui était à Londres, Bakounine était en France à l'époque et a participé à l'insurrection de Lyon. Là, il proposa, entre autres mesures, la création d'une milice révolutionnaire permanente, la saisie de tous les biens publics et privés et la destitution de tous les fonctionnaires publics. Il proposa aussi des mesures de réorganisation économique : les communes révolutionnaires devaient nommer des délégués, nommer des commissions pour réorganiser le travail et donner aux associations ouvrières le capital dont elles avaient besoin. Lorsque le conseil municipal a décidé de réduire les salaires journaliers des travailleurs sur les chantiers de construction nationaux, Bakounine s'est opposé à ce que les travailleurs viennent à la manifestation de protestation sans armes.

Marx ne put s'empêcher de se moquer de l'action de Bakounine, qui échoua. Les circonstances n'étaient évidemment pas mûres. Cependant, un historien bolchevique, Yuri Steklov, affirme que l'intervention de Bakounine à Lyon était « une tentative généreuse de réveiller l'énergie endormie du prolétariat français et de l'orienter vers la lutte contre le système capitaliste et, en même temps, de repousser l'étranger. invasion"[Vi].

Steklov ajoute que le plan de Bakounine n'était pas si ridicule : « Dans l'esprit de Bakounine, il fallait profiter des bouleversements provoqués par la guerre, de l'incapacité de la bourgeoisie, des protestations patriotiques des masses, de ses tendances sociales confuses, pour tenter de intervention des ouvriers dans les grands centres, pour faire reculer la paysannerie et déclencher ainsi la révolution sociale mondiale. Personne n’a alors proposé de meilleur plan.[Vii]

Bakounine estime que « si la révolution sociale en France ne sort pas directement de cette guerre, le socialisme mourra pour longtemps dans toute l'Europe »[Viii]. Après l'échec de Lyon, il écrit à Palix, un de ses compagnons : "Je commence à penser que la France est finie... Au lieu de votre socialisme vivant et réel, nous aurons le socialisme doctrinaire des Allemands"[Ix]… Il sait que la victoire prussienne conduira à la création de l'empire allemand, et Bakounine craint surtout que si les ouvriers allemands sont amenés à servir « l'institution de l'État allemand », la solidarité qui devrait « les unir jusqu'au point où ils se confondent avec leurs frères, les travailleurs exploités du monde entier » seront sacrifiés à la « passion politique nationale »[X].

Tiraillés entre la « solidarité ouvrière socialiste » et le « patriotisme politique de l'État national », les travailleurs allemands risquent d'être « unis à leurs compatriotes bourgeois contre les travailleurs d'un pays étranger ».

Bakounine, cependant, rendra hommage à ces dirigeants sociaux-démocrates et ouvriers allemands qui ont pris des positions internationalistes contre la guerre, ce qui contrastait avec la position de Marx au début du conflit.

Guerre de défense ?

Dans les analyses développées par Marx et Engels sur la guerre franco-prussienne, deux périodes doivent être relevées (1) Avant la Commune, la correspondance entre Marx et Engels montre, sans divergence possible, qu'ils sont favorables à une victoire prussienne, car cela permettra de réaliser, fût-ce « d'en haut », l'unification de l'Allemagne. La guerre est présentée comme une guerre défensive pour l'Allemagne. De plus, une victoire allemande garantirait l'hégémonie du socialisme allemand sur les Français.

(2) Après la Commune, cette thèse ne peut plus être soutenue : Marx reprend son rôle de secrétaire général de l'AIT et défend l'insurrection. Il a publié son célèbre livre, La guerre civile en France, dans lequel, en totale contradiction avec ses propres idées, il défendait le point de vue fédéraliste. (Marx a toujours été farouchement opposé au fédéralisme, qu'il a comparé à une forme politique du Moyen Âge.)

Les positions internationalistes de Marx sont souvent soulignées, mais les auteurs marxistes ont tendance à passer très rapidement à la période précommunale. Dès 1844, Marx avait écrit que « le prolétariat allemand est le théoricien du prolétariat européen »[xi], ce qui est bien sûr une manière de légitimer sa position de dirigeant : la vocation de la classe ouvrière allemande est ainsi tracée dès le départ. Le 20 juillet 1870, au début de la guerre, Marx écrit une lettre à Engels dans laquelle il déclare que « les Français doivent être battus. Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir d'État sera utile à la centralisation de la classe ouvrière allemande.

Marx poursuit encore : « La domination allemande déplacera également le centre de gravité du mouvement ouvrier d'Europe occidentale de la France vers l'Allemagne ; et il suffit de comparer le mouvement dans les deux pays, de 1866 à nos jours, pour voir que la classe ouvrière allemande est supérieure à la française en théorie et en organisation. La prépondérance, sur la scène mondiale, du prolétariat allemand sur le prolétariat français serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon.

Il est incontestable que l'opinion de Marx sur l'avenir du mouvement ouvrier européen était subordonnée au point de vue unique de l'unité allemande. Ainsi, lorsque le député socialiste de Saxe, Wilhelm Liebknecht, qui était contre l'hégémonie prussienne sur l'Allemagne, accusa la Confédération nord-allemande d'être un instrument de la Prusse et le Reichstag d'être « la feuille de vigne de l'absolutisme nu », fut accusé d'être prusophobe , austrophile fanatique et, dans la dernière insulte, fédéraliste. Pour Marx, fédéraliste était une insulte. Lorsque Liebknecht lui-même s'est abstenu de voter sur les crédits de guerre, il a été violemment attaqué par Marx. En posant le problème en termes d'hégémonie d'une classe ouvrière sur une autre, Marx n'a fait que confirmer les craintes de Bakounine quant à la stratégie politique du marxisme : l'organisation du prolétariat en partis politiques sur une base nationale conduit à la négation de l'internationalisme.

Engels a repris l'idée de la lettre de Marx du 20 juillet. Le 15 août, il explique que la victoire allemande est nécessaire pour l'avenir du prolétariat et salue l'unité sacrée qui existe en Allemagne. La masse du peuple allemand, dit-il, et toutes les classes sociales, ont compris que c'était l'existence nationale qui était en jeu, « et ils ont réagi immédiatement ». Prêcher, dans ces conditions, l'obstruction à la politique du roi et placer « toutes sortes de considérations secondaires au-dessus de l'essentiel, comme le fait Wilhelm [Liebknecht] », lui paraît impossible.[xii].

Les « considérations secondaires » dans ce cas étaient évidemment l'opposition à la guerre et les déclarations internationalistes des ouvriers parisiens et saxons ; l' « essentiel » étant la guerre nationale censée souder l'unité nationale allemande. Engels a même dénoncé le chauvinisme des Français, qui, faute d'avoir « pris une bonne raclée », ont rendu impossible la paix entre les deux pays !

Le 17 août 1870, Marx répond favorablement à l'analyse de son ami : « La guerre est devenue nationale », commente-t-il. L'argument de la guerre nationale fournit sa propre justification, car il sert un objectif qui va au-delà des intérêts particuliers ou dynastiques, et est donc une guerre que le mouvement ouvrier allemand peut, et doit, soutenir. (On voit ainsi que les positions de la social-démocratie allemande au début de la Grande Guerre sont parfaitement cohérentes avec celles de Marx.)

La politique allemande de Marx pendant la guerre franco-prussienne

Lorsque, le 4 septembre 1870, l'Empire français s'effondre sous les coups de l'armée prussienne, la section française de l'AIT lance un appel internationaliste demandant aux ouvriers allemands de renoncer à l'invasion et proposant une alliance fraternelle qui jetterait les bases de la États-Unis d'Amérique Europe. Qu'il soit clair que la direction londonienne de l'AIT n'a rien à voir avec cette initiative internationaliste : elle s'y oppose même ! Marx ira jusqu'à qualifier cet Appel de « ridicule ». Il a, dit-il, "provoqué le rire et la colère parmi les travailleurs d'Angleterre"[xiii].

La social-démocratie allemande répondit favorablement à cet appel et ses dirigeants furent immédiatement arrêtés. Parmi eux se trouvaient Liebknecht et Bebel qui, dès juillet, s'étaient abstenus de voter sur les crédits de guerre : « Les internationalistes allemands ont compris qu'il n'était pas possible de voter en faveur d'une guerre menée par l'autocratie prussienne et qu'il n'était pas nécessaire de voter non plus s'ils se laissent soupçonner d'avoir quelque sympathie pour Napoléon III.[Xiv].

Malgré ses divergences avec la social-démocratie allemande, Bakounine n'a pas hésité à « rendre justice aux dirigeants du parti de la démocratie socialiste » et à tous ceux qui ont eu le courage de « parler un langage humain au milieu de toute cette bruyante animalité bourgeoise ».[xv].

Il faut noter que Marx, à cette époque, avait une haute estime pour les dirigeants syndicaux britanniques, avec lesquels il entretenait des relations équivoques, et qui se désintéressaient totalement de l'Internationale. Trois d'entre eux avaient cependant été cooptés par lui au Conseil général. Marx n'a jamais essayé de créer une section anglaise de l'AIT. Cela n'est apparu que plus tard, et en opposition à Marx.

Les dirigeants des syndicats anglais ne s'intéressaient pas aux questions idéologiques ou internationales et laissaient Marx faire ce qu'il voulait. Marx avait besoin des Britanniques ; ils lui ont permis de renforcer ses positions car il n'avait absolument aucun soutien au niveau de la fédération existante : il n'y avait même pas de fédération allemande, juste une poignée de membres individuels. L'appel de la section française de l'AIT[Xvi] elle devait paraître à Marx trop radicale pour être acceptée par les dirigeants syndicaux britanniques. En effet, ces derniers accusèrent plus tard les insurgés de la Commune d'être des « bandits ».

Le 7 septembre, Engels écrit que les ouvriers français « demandent maintenant, sous prétexte que les victoires allemandes leur ont donné une république, que les Allemands abandonnent immédiatement le sol sacré de la France ou bien : guerre sans trêve ! C'est cette vieille fanfaronnade. […] J'espère que ces gens reprendront leurs esprits dès que l'euphorie sera passée, sinon il deviendrait d'une difficulté infernale de poursuivre des relations internationales avec eux ». Engels n'a pas tort lorsqu'il dit que les victoires prussiennes ont donné à la France une république, mais c'est la république qui, à partir de Versailles, organisera l'écrasement de la Commune de Paris.

Inquiet de voir s'agiter le prolétariat et les pauvres parisiens, Engels écrit encore le 12 septembre : « Si nous pouvions avoir quelque influence à Paris, il faudrait empêcher les ouvriers d'avancer vers la paix, et Bismarck sera bientôt en mesure de le faire. , soit en prenant Paris, soit parce que la situation européenne l'oblige à mettre fin à la guerre ».

Ainsi, on voit qu'à deux reprises, en 1870 comme en 1848, en situation révolutionnaire, Marx et Engels ont voulu freiner l'élan populaire parce qu'il ne cadrait pas avec leurs options stratégiques.[xvii]. Ainsi, le 9 septembre, le Conseil général de l'AIT – c'est-à-dire Marx – a publié un discours recommandant aux ouvriers français : (a) de ne pas renverser le gouvernement, car ce serait « une folie désespérée » ; (b) pour « remplir leur devoir de citoyens » ; (c) ne pas « se laisser emporter par les souvenirs nationaux de 1792 ».[xviii]

Les travailleurs, dit le message, « n'ont pas à repartir du passé, mais à construire l'avenir ». Que, calmes et résolus, ils profitent de la liberté républicaine pour travailler à construire leur organisation de classe[xix].

Décryptons : « Travailler à construire son organisation de classe », c'est utiliser les institutions de la république bourgeoise pour élaborer une politique parlementaire et s'emparer du pouvoir par les urnes. Marx se dérobe au fait que la victoire prussienne est aussi la victoire de la réaction en France et en Allemagne. En réalité, ce n'est pas ce qui vous inquiète. C'est, selon lui, le prix à payer pour la création d'institutions parlementaires qui, à terme, assureront nécessairement la domination politique du prolétariat.

Dans les textes de Marx et d'Engels de l'époque, il est expressément dit, d'une part, que la victoire allemande est une victoire du mouvement ouvrier allemand, et que la victoire allemande signifierait la subordination du mouvement ouvrier français au Mouvement ouvrier allemand (« la prédominance de notre théorie sur celle de Proudhon »). Les relations entre les classes populaires nationales sont perçues comme des relations d'antagonisme national. La victoire prussienne réglerait une fois pour toutes la question nationale allemande : « Les ouvriers allemands pourraient s'organiser à l'échelle nationale, ce qu'ils n'ont pu faire jusqu'à présent.

Marx, changement de perspective

La théorie de la guerre de défense, qui légitimait la guerre du côté allemand avec l'idée que la France l'initiait et que l'Allemagne n'en était que la victime, ne pouvait être maintenue indéfiniment. L'opinion révolutionnaire unanime et la résistance des masses parisiennes obligent Marx et Engels à changer de point de vue. Blanqui et Bakounine appellent dès le départ à la guerre révolutionnaire, dénoncent les hésitations du gouvernement, prédisent que l'hégémonie prussienne signifiera le triomphe de la réaction en Europe. Ce n'est que cinq mois plus tard que Marx revient à l'argument de la guerre révolutionnaire. Comme en 1848-1849, il n'adopte une approche révolutionnaire qu'au moment du retrait du mouvement.

Ce n'est que face à l'évidente collusion entre Bismarck et Thiers que Marx changera de point de vue. Celui qu'il croyait être l'adversaire du bonapartisme - Thiers - est aujourd'hui accusé d'avoir "précipité la guerre avec la France avec ses déclarations contre l'unité allemande" et d'avoir accepté la paix à tout prix, implorant "la permission et les moyens de mener la guerre civile". dans son propre pays écrasé »[xx].

Dès lors, le rôle involontairement progressiste de Bismarck s'est estompé, tandis que la gloire des ouvriers parisiens vilipendés six mois plus tôt s'est accrue. La guerre civile en France c'est l'expression de ce changement de perspective. Désormais, dit Marx, la guerre nationale est "une pure mystification des gouvernements destinée à retarder la lutte des classes". La domination de classe, dit-on encore, « ne peut plus se cacher sous un uniforme national, les gouvernements nationaux sont unanimes contre le prolétariat » ! Ainsi la lutte des classes a repris sa place comme moteur de l'histoire ; Les ouvriers français ne sont plus invités à « faire leur devoir civique » - voter - ni à s'abstenir de renverser le gouvernement.

Le livre que Marx a écrit sur la Commune est souvent cité comme une expression typique de sa pensée politique, bien qu'il ait abordé cet événement d'un point de vue fédéraliste, c'est-à-dire en totale opposition avec ses idées. La célèbre formule d'Engels sur la Commune comme forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat est bien connue.[Xxi]. Or les textes de Marx qui précèdent le livre n'apportent rien de cette idée, et les textes qui suivent n'y font plus jamais allusion. Bakounine lui-même, d'ailleurs, rend hommage à la Commune comme à une « négation historique de l'État »[xxii], mais souligne qu'il n'a pas eu le temps d'accomplir grand-chose, que de multiples contradictions internes l'ont paralysé et que son principal intérêt en tant qu'événement était de créer un précédent.

O Manifeste il a simplement affirmé que la première étape de la révolution est la conquête du régime démocratique, c'est-à-dire du suffrage universel. C'est-à-dire, confirmé par Engels dans la préface de Luttes de classe en France[xxiii]. Nulle part, le Manifeste raconte comment la conquête de la démocratie a pu assurer l'hégémonie politique du prolétariat.

Engels dit simplement, dans son projet « Catéchisme »[xxiv], que le suffrage universel garantira directement la domination de la classe ouvrière dans les pays où la classe ouvrière est majoritaire. Dans les pays où le prolétariat est minoritaire, sa domination sera indirectement assurée par l'alliance avec les paysans et la petite bourgeoisie qui dépendent du prolétariat pour leurs intérêts politiques, et qui devront donc "se soumettre rapidement aux revendications de la classe ouvrière" . Engels fait remarquer qu'une deuxième révolution peut alors être nécessaire, mais qu'elle ne peut se terminer qu'avec la victoire du prolétariat.

Cependant, une observation précise de la situation politique en Allemagne conduit Bakounine à la conclusion qu'une alliance politique avec la petite bourgeoisie ou avec la bourgeoisie radicale sur des bases parlementaires conduit inévitablement à l'assujettissement du prolétariat aux couches avec lesquelles il s'allie. Les vitupérations d'Engels vers la fin de sa vie contre l'influence petite-bourgeoise dans le Parti social-démocrate confirment ces craintes.

Les conceptions du pouvoir d'inspiration blanquiste et jacobine de Marx domineraient, malgré l'intermède momentané de la Commune, accompagnées d'un profond mépris pour tous les opposants socialistes au jacobinisme.

Bien que ni Proudhon ni Bakounine n'y soient pour rien, ce sont les conceptions fédéralistes qui dominaient dans la Commune de Paris : fédérations de communes décentralisées, remplacement des délégués élus et révocables par l'appareil d'État, ce qui contraste singulièrement avec l'apologie du travail de centralisation initiée par la monarchie, telle qu'elle s'est développée 18 brumaire. Or, Marx adhère à l'œuvre de la Commune, et le discours du Conseil général de l'AIT, écrit par lui, a été écrit du point de vue de ses propres roturiers. Jusqu'à présent, la création d'une société socialiste était, pour la Manifeste, conditionnée à la création d'un État prolétarien démocratique issu du suffrage universel ou, pour le dire Luttes de classe en France, à la création d'un État dictatorial.

L'approbation des travaux de la Commune – et en 1871, Marx avait-il le choix ? – correspond ainsi à une inversion complète de son point de vue sur la question du pouvoir, à l'abandon du point de vue centraliste et à la rencontre avec les thèses proudhoniennes et bakouninistes (bien que ces deux derniers points de vue ne soient pas assimilables) , selon laquelle la destruction de l'appareil d'État et la mise en place d'une structure politique décentralisée, à laquelle le fédéralisme assure la cohésion mondiale, est la condition préalable à l'instauration du socialisme.

Si la Commune était une négation historique de l'État, comme le dit Bakounine, l'insurrection communiste à Paris a inauguré la révolution sociale ; Son importance ne réside pas dans « les preuves très faibles qu'elle a eu l'occasion et le temps de produire », mais dans les idées qu'elle a suscitées, « la lumière brillante qu'elle a jetée sur la véritable nature et le but de la révolution, les espoirs qu'elle a suscités partout et, par conséquent, la forte agitation qu'elle produisit parmi les masses populaires de tous les pays »[xxv].

Il a ajouté : « L'effet a été si énorme partout que les marxistes eux-mêmes, dont les idées avaient été renversées par cette insurrection, ont été forcés de lui retirer leur chapeau. Ils ont fait beaucoup plus : renversant la logique plus simple et leurs vrais sentiments, ils ont proclamé que leur programme et leur but étaient les leurs. C'était une caricature bouffonne, mais forcée. Ils devaient le faire, sinon ils seraient écrasés et abandonnés par tout le monde, tant était la passion que cette révolution provoquait chez tout le monde »[xxvi].

Bakounine n'était pas le seul à remarquer le contraste entre les positions antérieures de Marx et celles qu'il défendait à l'époque de la Commune. Le biographe de Marx, Franz Mehring, note également que La guerre civile en France il est difficile de concilier avec Manifeste et que Marx développe un point de vue proche de celui de Bakounine : « Si brillantes que fussent ces analyses, disait Mehring, elles n'en étaient pas moins légèrement [sic] en contradiction avec les idées défendues par Marx et Engels pendant un quart de siècle et déjà avancées dans le Manifeste communiste. […] L'éloge que le discours du Conseil général adresse à la Commune de Paris pour avoir commencé à détruire radicalement l'État parasitaire est difficilement conciliable avec cette dernière conception. […] Il est facile de comprendre pourquoi les partisans de Bakounine pourraient facilement utiliser le discours du Conseil général à leur manière »[xxvii].

Madeleine Grawitz écrit à ce sujet : « Marx, offensé de voir éclater la révolution, comme il l'avait prédit, mais la jugeant à tort bakouniniste, parvient après la défaite à s'approprier un mouvement qui, non seulement l'ignore, mais aussi s'oppose à tout. vos théories[xxviii].

Les conceptions « libertaires » que Marx s'est imposées sous la pression des événements restent parfaitement opportunistes et isolées dans son œuvre, et ne correspondent en rien à sa pensée actuelle ; ils répondent irréfutablement à un désir de retrouver le mouvement. Indéniable? De nombreux réfugiés s'étaient rassemblés à Londres et Marx essayait de les rassembler avec lui, en particulier les blanquistes.

Os roturiers Les ingrats ne le rejoignirent pas et Marx écrivit à Sorge avec colère : « Et voici ma récompense pour avoir perdu près de cinq mois à travailler pour les réfugiés et pour avoir sauvé votre honneur en publiant A Guerre civile en France »[xxix].

Ainsi, Marx "sauva l'honneur" de la roturiers… Cette simple phrase révèle à la fois sa véritable pensée sur la Commune et le sens qu'il faut donner à l'ouvrage qu'il écrit à cette occasion. C'est une œuvre opportuniste qui ne peut être qu'une référence pour ceux qui veulent déformer la vraie pensée de Marx et lui donner une coloration « anarchiste ». La guerre civile en France elle ne peut en aucune manière constituer une référence dans l'étude de la pensée de Marx.

De plus, il n'a même pas mentionné la Commune dans son Critique du programme de Gotha (1875). Engels effleure à peine le sujet dans une lettre à Bebel sur le même programme, lorsqu'il propose de remplacer le mot "État" par le mot germanique Gemeinwesen (communauté), « excellent vieux mot allemand, qui répond très bien au mot français »communauté""[xxx].

Lorsque, vingt ans plus tard, Engels écrit, dans la préface de l'édition allemande de La guerre civile: « Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat », l'expression « dictature du prolétariat » n'a plus de sens. En 1850, cela signifiait une dictature centralisée sans représentation populaire ; en 1891, sous la plume d'Engels, c'est l'hégémonie des ouvriers par la conquête du parlement.

En effet, il écrit la même année dans sa critique du programme d'Erfurt : « Une chose est certaine, c'est que notre parti et la classe ouvrière ne peuvent parvenir à la domination que sous la forme d'une république démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme le montre la Grande Révolution française.[xxxi] ».

Nous sommes dans la confusion totale.

*René Berthier est un militant du groupe Gaston Leval de la Fédération anarchiste. Auteur, entre autres livres de Études fières d'honiennes (Éditions du Monde Libertaire).

notes


[I] Marcel Body (1894-1984) était un typographe qui faisait partie des troupes envoyées en Russie pour combattre la révolution. Il a fait défection et a rejoint le Parti bolchevique et a été membre du Groupe communiste français à Moscou à partir de 1918, militant du Parti communiste et diplomate de l'URSS en Norvège. Il adopte rapidement une position critique vis-à-vis du pouvoir stalinien et devient l'un de ses opposants. De retour en France, il est exclu du Parti communiste français en 1928. Il est le traducteur de Bakounine pour l'Institut international d'histoire sociale d'Amsterdam. Il nous a dit que lorsque Dénikine a fait son invasion du nord de la Russie, écrasant la résistance de l'Armée rouge, les chefs du parti ont reçu l'ordre de faire leurs valises et de se préparer à fuir vers la Finlande. L'évasion n'a finalement pas eu lieu, car les troupes makhnovistes ont franchi les lignes d'approvisionnement de Denikin, coupant son avance. Sauver la révolution n'a valu aux makhnovistes aucune reconnaissance de la part des bolcheviks.

[Ii] J. Bruhat, J. Dautry & E. Tersen, La Commune de 1871, Éditions sociales, 1960.

[Iii] Ibid.

[Iv] Georges Gurvitch, témoin direct de la formation des soviets en 1905, rapporte que « les premiers soviets russes ont été organisés par des proudhoniens […] issus d'éléments de gauche du Parti socialiste révolutionnaire et […] de la social-démocratie […]. L'idée de révolution par les soviets de base […] est […] exclusivement proudhonienne » (Cf. Jean duvignaud, "Georges Gurvitch, une théorie sociologique de l'autogestion", autogestionn° 1, 1967).

[V] Bakounine, L'Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Préambule pour la seconde livreison. Bakounine, Œuvres, prise VIII.

[Vi] Dans : Fernand Rude, De la guerre à la Commune, Éditions Anthropos, p. 20-21.

[Vii] Ibid.

[Viii] Lettre a, 31 août 1870.

[Ix] Dans : Fernand Rude, De la guerre à la Commune, éditions Anthropos, p. 19.

[X] Voir Bakounine, ouvre, Champ libre, VII, p. 92.

[xi] Notes critiques sur l'article « Le roi de Prusse et la réforme sociale », dans : avant, 07-08-1844.

[xii] Lettre d'Engels à Marx, 15 août 1870.

[xiii] Lettre de Marx à Engels, 10 septembre 1870.

[Xiv] Alexandre Samis, tempêtes sombres, éd. Hédra, p. 201

[xv] Bakounine, L'Empire knouto-germanique, Champ libre, VIII, 58.

[Xvi] Il n'y avait pas de fédération française AIT s'exprimant publiquement et organisant des congrès, à cause de la répression ; mais, contrairement à l'Allemagne, il y avait de nombreuses sections actives. Une « fédération française » s'est finalement constituée en Suisse et a publié deux numéros du Avant-garde, em 1877 et 1878.

[xvii] Lors de la révolution de 1848-1849 en Allemagne, Marx et Engels, appliquant les schémas de leur toute nouvelle « méthode » historique, pensaient que l'heure était venue pour la révolution bourgeoise et qu'il fallait donc l'encourager à prendre le pouvoir. Marx décide alors de dissoudre la Ligue communiste, le premier parti communiste de l'histoire, pour ne pas compromettre ce projet. Marx et Engels ont été exclus du premier parti communiste de l'histoire (Cf. Fernando Claudín, Marx, Engels et la révolution de 1848, Maspéro, 1980).

[xviii] En février 1792, une alliance militaire est formée entre l'Autriche et la Prusse, menaçant une révolution. Le duc de Braunschweig a lancé de manière irresponsable un manifeste qui menaçait de pires représailles contre les villes qui osaient résister à l'invasion. Le manifeste suscita l'indignation générale et l'enthousiasme révolutionnaire. En septembre, la patrie est déclarée en danger et un rassemblement de masse forme une armée de volontaires qui, à Valmy, écrase l'armée prussienne. A partir de là, commence la période des guerres révolutionnaires : l'armée sudiste entre en Savoie, prend Chambéry. Une autre armée franchit le Rhin, occupa Spire, Worms, Mayence, Francfort. L'armée de Dumouriez entre en Belgique et bat les Autrichiens à Jemmapes, occupe Mons et entre à Bruxelles sous les acclamations de la population. En 1870, Marx et Engels étaient terrifiés à l'idée qu'un soulèvement répète la révolte de masse de 1792.

[xix] Seconde Adresse du Conseil général sur la guerre Franco-Allemande, en La guerre civile en France, Éditions sociales, 1968, p. 289.

[xx] K.Marx, La guerre civile en France, Éditions sociales, p. 182-183.

[Xxi] 1891 avant-propos de La guerre civile en France.

[xxii] Bakounine, ouvre, Champ libre, III, 213.

[xxiii] La révolution évoquée dans Manifeste communiste c'est la révolution démocratique qui imposera le suffrage universel dans une société encore marquée par le féodalisme. La superposition du discours léniniste sur ce que Marx avait réellement dit a conduit des générations d'activistes à réinterpréter les paroles de Marx dans le mauvais sens.

[xxiv] La première version de Manifeste c'était un « catéchisme » écrit par Engels, c'est-à-dire un document écrit sous forme de questions et de réponses, qui a été abandonné et réécrit sous la forme que nous connaissons aujourd'hui.

[xxv] Bakounine, ouvre, Champ libre, III, 166.

[xxvi] Ibid.

[xxvii] Franz Mehring, Karl Marx, Histoire de sa vie, Éditions sociales, p. 504.

[xxviii] Madeleine Grawitz, Bakounine, Plon, 1990, p. 467.

[xxix] Lettre de Marx à Sorge, 9 novembre 1871.

[xxx] Lettre à Bebel, 18-28 mars 1875, in Sur l'anarchisme et l'anarcho-syndicalisme, éditions du progrès, Moscou, 1973, p. 170.

[xxxi] Marx et Engels, Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, P 103, Éditions sociales.

Voir tous les articles de

10 LES PLUS LUS AU COURS DES 7 DERNIERS JOURS

Voir tous les articles de

CHERCHER

Recherche

SUJETS

NOUVELLES PUBLICATIONS

Inscrivez-vous à notre newsletter !
Recevoir un résumé des articles

directement à votre email!