La construction de l'histoire

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Par DYLAN RILEY*

Les théories de l'histoire sont, comme beaucoup d'idées apparemment trop ambitieuses, tout à fait inévitables.

Pourquoi l'histoire est-elle nécessaire ? En quel sens est-elle un élément constitutif de l'humanité ? D'une certaine manière, les réponses à ces questions peuvent être simples et directes. Les êtres humains sont des animaux téléologiques. Sous un ensemble donné de relations et de conditions, ils formulent les fins qu'ils veulent atteindre. Mais quel est le rapport de ces « micro-histoires » avec la compréhension de soi de l'espèce humaine en général ?

La meilleure façon d'aborder ce problème est de se demander ce que ces micro-histoires impliquent ; c'est-à-dire d'identifier les conditions de possibilité d'agir de manière micro-historique. Une orientation téléologique peut-elle exister sans « histoire » dans son sens le plus général ? Ou, pour poser la question autrement : les « petites histoires » suggèrent-elles ou renvoient-elles déjà à une « grande histoire » ? Peuvent-ils exister sans lui ?

Pour discuter clairement de ces questions, nous devons faire la distinction entre la perspective de l'acteur et celle de l'observateur en microhistoire. Pour l'acteur, le sens et le sens d'une action particulière sont entièrement dépensés dans l'action elle-même. Considérons, par exemple, la décision de commencer à travailler à un emploi particulier. Imaginez que l'acteur décide de travailler comme chauffeur Uber parce que les horaires sont flexibles et que l'argent garantit son gagne-pain.

De son point de vue, le sens de la séquence d'actions qui l'a mené à cet emploi repose entièrement sur son désir de payer le loyer et de conserver une certaine autonomie. Mais l'observateur peut interpréter cette séquence tout à fait différemment. De son point de vue, la possibilité même de travailler comme chauffeur Uber serait liée à la précarisation du travail de taxi, à la technologie des smartphones, à l'utilisation généralisée des systèmes de paiement numériques et à un large éventail de conditions historiques. Il est également possible de relier le désir de l'acteur d'avoir une certaine forme d'autonomie et de flexibilité avec l'émergence du sujet néolibéral et l'éthique de l'entrepreneuriat personnel qui lui est associée.

Le fait est que du point de vue de l'observateur, la signification d'une action dépend de la relation que l'action entretient avec une phase spécifique du développement historique. (Avant de poursuivre, il est important de souligner que la distinction entre « acteur » et « observateur » est purement analytique. La possibilité que ces deux perspectives se chevauchent, que l'acteur soit conscient de lui-même - lorsque l'acteur devient lui-même un observateur, se construisant en tant qu'objet de conscience, devenir un tiers par rapport à ses propres actions - est lui-même très variable, historiquement et socialement parlant.)

Pour historiciser une action, cependant, on est inévitablement confronté à la question : dans le cadre de quel développement historique plus large, et à quel stade de celui-ci ? Mais que se passe-t-il si nous considérons que l'histoire n'a pas de forme du tout ? Et si nous pensions que l'histoire, dans son sens le plus large, est une somme d'accidents, juste "une putain de chose après l'autre" ? Le paradoxe de ne pas avoir de théorie de l'histoire est que cette position est elle-même une théorie du développement historique, une théorie qui postule que l'histoire ne se développe pas ou que, si elle le fait, sa forme est impénétrable.

L'histoire, de ce point de vue, serait comme la chose en soi kantienne, dont les paradoxes et les contradictions ont déjà été très bien expliqués à plusieurs reprises. Toutes les critiques de Kant se ramènent à une question fondamentale : comment dire que quelque chose est inaccessible à la conscience humaine, qu'on ne peut pas connaître ce quelque chose, si quand on dit qu'un tel objet est inconnaissable ou ineffable on en dit nécessairement quelque chose ? (En fin de compte, il s'avère très difficile de ne pas parler des choses en elles-mêmes et d'être entraîné dans toutes sortes de dogmatismes.)

Peut-être qu'une version différente de cette position sceptique est possible. Une telle version soutiendrait que nous pouvons avoir des théories partielles du développement, mais pas de "grand récit" ou de "grande histoire". Cette position – courante dans la tradition de la sociologie wébérienne – semble séduisante et raisonnable. Et pourtant, elle souffre aussi d'un paradoxe. Premièrement, pourquoi les wébériens sont-ils si sûrs que des théories partielles de l'histoire sont possibles ? Qu'est-ce qui les rend si convaincus que l'histoire n'est pas totale, ou du moins totalisante ? Leur scepticisme n'est-il pas une sorte de dogmatisme caché ?

Ensuite, il y a un autre problème, plus pratique. Si l'histoire est "partiellement" explicable, en quelles "parties" doit-elle être divisée ? Par exemple : doit-on traiter les « idées » comme une séquence causale et la « production » comme une autre sorte de séquence parallèle ? Même si un tel traitement était correct à une époque déterminée, ne serait-il pas dogmatique de dire que cette autonomie entre les idées et la production a toujours existé ? Peut-on vraiment dire que le même cadre conceptuel s'applique à toutes les époques historiques, ou les concepts doivent-ils être formulés pour les époques spécifiques qu'ils cherchent à décrire ? Il semble que les théories de l'histoire soient, comme beaucoup d'idées apparemment trop ambitieuses, tout à fait incontournables.

*Dylan Riley est professeur de sociologie à l'Université de Californie à Berkeley. Auteur, entre autres livres, de Microvers : observations d'un présent brisé (Verso).

Traduction: Julio Tude d'Avila.


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