L'inégalité comme bloc structurel

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Par VLADIMIR SAFATLE*

L'inégalité économique porte en elle une urgence proprement biopolitique ; il définit les rythmes de vie et de mort qui séparent les groupes sociaux

L'égalité est l'horizon normatif fondamental de la vie démocratique. Son sens n'est pas lié à une quelconque forme d'imposition d'homogénéités, comme s'il n'était pas possible, dans une société égalitaire, la reconnaissance effective de la différence. En fait, on peut dire exactement le contraire, à savoir que c'est seulement dans une société radicalement égalitaire que les différences et les singularités sont possibles. Car, dans ce contexte, « égalité » signifie absence de hiérarchie, absence de sujétion. Lorsque la hiérarchie règne, les différences ne peuvent être vécues que comme des inégalités, car la hiérarchie impose des niveaux de valeurs. Ce qui est différent de ce qui est au-dessus est forcément moins valorisé. En ce sens, être différent dans une société hiérarchisée signifie être inégal, être plus vulnérable, ne pas se conformer à ce qui est attendu pour avoir le pouvoir.

Il convient également de noter que la critique de la hiérarchie ne signifie pas nécessairement ignorance de l'existence de rapports sociaux fondés sur l'autorité et le pouvoir, mais signifie simplement que de tels rapports d'autorité et de pouvoir peuvent circuler dans diverses directions, qu'ils ne se cristallisent pas, que ils sont continuellement réversibles et dynamiques. Autrement dit, dans une société dépourvue de hiérarchie, les relations de pouvoir ne deviennent pas des relations de domination.

Pouvoir et domination ne sont pas nécessairement la même chose, bien qu'ils se chevauchent souvent. Le pouvoir est la capacité d'exercer votre propre pouvoir d'action et d'engager les autres dans ce processus. Pouvoir, c'est comprendre que ce pouvoir d'action n'est pas individuel, mais est l'expression du déroulement des relations sociales, passées et présentes, dont je fais partie. L'action qui en découle n'est donc pas une imposition. Elle est un rendez-vous. Chaque rencontre est une relation de pouvoir, car elle permet la circulation de dynamiques d'action et de transformation à travers un engagement collectif qui fait résonner des dimensions inconscientes de mes motivations à agir.

La domination, à son tour, est l'assujettissement de la volonté d'un sujet à la volonté d'un autre. Elle ne peut donc s'exercer qu'en tant que commandement et surveillance. Car une volonté individuelle ne s'exerce que par la force ou par la promesse de participation par des commandements ultérieurs.

C'est-à-dire que dans une société radicalement égalitaire, les différences ne sont pas détruites par les hiérarchies, le pouvoir circule et ne se cristallise pas en des points précis. Et si les différences ne sont pas détruites, cela signifie qu'une société égalitaire reconnaît ces différences, c'est sa vraie dynamique. Il faut parler de « dynamique » dans ce contexte car la reconnaissance n'est pas une simple reconnaissance. Reconnaître quelque chose ou quelqu'un ne signifie pas simplement prendre acte de son existence. Cela signifie plutôt changer structurellement qui reconnaît, car en reconnaissant un autre que je ne reconnaissais pas jusque-là, quelque chose dans mon monde change, je suis affecté par ce qui jusque-là m'était inexistant, une mutation structurelle du champ d'expérience se produit . Les sociétés égalitaires sont donc plastiques et en mutation continue.

Ces premières déclarations servent à rappeler à quel point l'inégalité n'est pas seulement un problème socio-économique, mais un blocage structurel dans la réalisation d'une société démocratique. Ce n'est pas un problème parmi d'autres, mais le problème central lorsqu'il s'agit de comprendre les déficits normatifs d'une société et les limites de son potentiel de création et de cohésion. Et, à ce stade, il est clair que la société brésilienne apparaît comme un cas dramatique, en raison de ses niveaux exponentiels d'inégalité.

Le problème de l'inégalité dans une société comme le Brésil est quelque chose qui nécessite une approche transversale, car il affecte de multiples dimensions de nos modes de vie et de nos processus de reproduction matérielle. Ces dimensions ne peuvent pas être traitées séparément, mais nécessitent des approches ciblées susceptibles de consolider un ensemble articulé d'actions.

Schématiquement, on peut dire qu'il n'y a pas de débat sur les inégalités entre nous sans pouvoir analyser les articulations entre inégalités économiques, régionales, raciales, de genre et épistémiques. Un pays comme le Brésil, qui s'est constitué à partir de la naturalisation des hiérarchies et des effacements coloniaux, ne peut confondre la lutte contre les inégalités avec la mise en place de politiques de redistribution. En fait, la redistribution est un facteur central dans ce débat, mais elle n'élimine pas la nécessité de traiter les multiples dimensions de la reconnaissance bloquée découlant des hiérarchies présentes dans les structures sociales de genre, de race et de circulation des savoirs. La redistribution et la reconnaissance sont ainsi des dimensions constitutives des politiques de lutte contre les inégalités et doivent être à l'horizon de toute constitution d'actions gouvernementales articulées.

 

Inégalités économiques et régionales

Il est clair, cependant, qu'historiquement, les inégalités économiques ont attiré davantage l'attention de ceux qui étudient la réalité brésilienne. Ce qui ne pourrait pas être différent pour un pays qui figure parmi les dix pays avec les plus grandes inégalités économiques au monde, selon l'indice de Gini. Cette inégalité économique s'est avérée extrêmement résistante, malgré les nombreuses politiques tentées au cours des dernières décennies. En fait, cela s'est aggravé ces dernières années. Il suffit de tenir compte du fait qu'en 2000, les 1 % les plus riches de la population brésilienne détenaient 44,2 % de la richesse nationale. En 2010, ce nombre tombe à 40,5 % et en 2020, il remonte à 49,5 %. Pour avoir une idée de l'ampleur de ces chiffres, aux USA, 1% de la population la plus riche détient, en 2020, 35% de la richesse nationale.

Rappelons que, selon le même indice de Gini, le Brésil a paradoxalement connu en 2020 une baisse importante des inégalités, conséquence du transfert massif de revenus opéré au moment de la pandémie. Cependant, il s'agissait d'une politique d'urgence, qui n'a pas touché efficacement les structures de concentration des revenus et de préservation des acquis et des propriétés qui caractérisent la société brésilienne. Par conséquent, elle était une valeur aberrante. Ce fait montre à quel point les politiques nécessaires doivent être durables, ce qui nécessite de mobiliser une dimension proprement structurelle de l'économie brésilienne.

Notons, entre autres, comment la question des inégalités économiques porte en elle une urgence proprement biopolitique, c'est-à-dire qu'elle définit les rythmes de vie et de mort qui séparent les groupes sociaux. Prenons, par exemple, les niveaux d'espérance de vie dans les quartiers de la ville de São Paulo. Selon la carte des inégalités, à Alto de Pinheiros, l'espérance de vie moyenne est actuellement de 80,9 ans. A Guaianazes, il est âgé de 58,3 ans.

Cela montre clairement comment la société brésilienne, en préservant de manière atavique ses niveaux d'inégalité, a souverainement décidé qui peut vivre longtemps et qui doit mourir rapidement.

Contre la stabilisation de telles situations, il faut non seulement des politiques publiques de réparation, mais de transformation structurelle. Ils doivent passer par deux axes. La première rappelle que l'inégalité économique est le résultat direct de l'inégalité dans le contrôle et la propriété des appareils productifs. C'est la question la plus intacte de nos sociétés capitalistes, pourtant c'est une des clés fondamentales de la lutte contre les inégalités économiques. Les sociétés qui créent des dispositifs d'autogestion de la classe ouvrière ou de participation conjointe de la classe ouvrière dans le processus de gestion des entreprises et des corporations sont mieux à même de mener à bien des administrations visant l'intérêt collectif et l'enrichissement commun.

Nous pouvons rappeler, dans ce contexte, un exemple de notre État de São Paulo. A partir de 2003, l'usine de citernes et fûts en plastique Flaskô, dont le siège est dans la commune de Sumaré, est devenue autogérée par la classe ouvrière. Durant cette période, elle a vu sa production augmenter, ses heures de travail diminuer et ses salaires augmenter. Car la vision du processus productif propre à ceux qui sont effectivement liés à la production est plus rationnelle et moins onéreuse. Des exemples de cette nature montrent que les incitations à l'autogestion (comme la défiscalisation des entreprises qui passent à ce mode de gestion) et à la gestion participative (comme les lois qui obligent les entreprises et les sociétés à avoir au moins 30 % de leurs conseils d'administration des représentantes des travailleuses et des travailleuses) aurait un impact significatif sur la structure des inégalités économiques.

De même, limiter l'écart de rémunération est un élément fondamental d'une telle politique. Cela implique une réforme fiscale qui taxe effectivement les revenus et les bénéfices, au lieu de taxer la consommation. Rappelons que le Brésil est, avec l'Estonie, le seul pays au monde à ne pas imposer les bénéfices et les dividendes. De même, il ignore l'existence d'un impôt sur les grandes fortunes, alors même qu'un tel impôt est prévu dans la Constitution de 1988. Il y a une exigence de justice fiscale qui doit être le véritable horizon des politiques publiques.

Mais la limitation des gains implique aussi la possibilité d'imposer des limites claires aux écarts salariaux. Le Brésil est un pays où le salaire le plus bas et le plus élevé au sein d'une entreprise (sans compter les primes et autres revenus) peut atteindre jusqu'à 120 fois. Une limitation légale de cet écart, ainsi que la mise en place d'un salaire maximum, pourraient constituer un facteur fort pour limiter ces inégalités.

A cela s'ajoute le fait que des pays comme le Brésil connaissent encore de profondes inégalités régionales, résultat de la concentration de leur développement industriel et de leur politique fiscale où la collecte va à l'Union sans les transferts correspondants aux États et aux municipalités. Depuis les années 79,4, grâce aux travaux pionniers d'économistes tels que Celso Furtado, la nécessité d'ensembles spécifiques de politiques de développement régional avec les institutions de gestion respectives est devenue évidente. Si l'on veut utiliser le même critère d'espérance de vie pour mesurer l'impact des inégalités régionales, il faut rappeler que dans des États comme Santa Catarina l'espérance de vie est de 70,9 ans alors qu'au Maranhão on trouve XNUMX.

 

Inégalités de genre, de race et épistémiques

Mais comme mentionné précédemment, la réflexion sur les inégalités brésiliennes nécessite une approche transversale dans laquelle les problèmes de redistribution et de reconnaissance peuvent être considérés ensemble. Le processus d'accumulation primitive du capitalisme exige non seulement la dépossession du travail rémunéré, mais l'utilisation du travail gratuit. Dans ce cas, soit comme travail effectué par des populations asservies, soit comme travail non rémunéré résultant de la sujétion patriarcale des femmes. Et même dans les structures traditionnelles de dépossession du travail rémunéré, on retrouve l'impact des inégalités de genre et de race. La société brésilienne préserve ses hiérarchies d'inégalité à travers la consolidation de certains secteurs comme potentiellement vulnérables.

A cet égard, rappelons comment le Brésil a été un pays créé à partir de la mise en place de la cellule économique de l'exploitation esclavagiste primaire exportatrice sur le sol américain. Avant d'être une colonisation de peuplement, il s'agissait de développer, pour la première fois, une nouvelle forme d'ordre économique liée à la production d'exportation et à l'utilisation massive de la main-d'œuvre esclave. Rappelons-nous comment l'Empire portugais a été le premier à s'engager dans la traite transatlantique des esclaves, atteignant une position de quasi-monopole au milieu du XVIe siècle. 35% de tous les esclaves transportés vers les Amériques ont été dirigés vers le Brésil. Le domaine esclavagiste étant la cellule de base de la société brésilienne et le Brésil étant le dernier pays américain à avoir aboli l'esclavage, il n'est pas étrange de concevoir le pays comme la plus grande expérience de nécropolitique coloniale de l'histoire moderne.

En fait, la dynamique coloniale repose sur une « distinction ontologique » qui s'avérera extrêmement résiliente, se préservant même après le déclin du colonialisme en tant que forme socio-économique. Elle consiste en la consolidation d'un système de partage entre deux régimes de subjectivation. L'un permet de reconnaître les sujets comme des « personnes », l'autre conduit à déterminer les sujets comme des « choses ». Les sujets qui accèdent à la condition de « personnes » peuvent être reconnus comme titulaires de droits liés, de préférence, à la capacité de protection offerte par l'État.

Parmi les conséquences, la mort d'une « personne » sera marquée par la malveillance, par le deuil, par la manifestation sociale de la perte. Elle sera l'objet de narration et de remue-ménage. Les sujets dégradés au statut de « choses » (et la dégradation structurante s'opère au sein des relations esclavagistes, bien qu'elle perdure normalement même après la fin formelle de l'esclavage) seront objets d'une mort sans intention. Sa mort sera considérée comme portant le statut de dégradation des objets. Il n'aura pas de narration, mais sera réduit à la quantification numérique que nous appliquons normalement aux choses. Ceux qui habitent des pays construits à partir de la matrice coloniale connaissent la normalité d'une telle situation quand, aujourd'hui encore, ils ouvrent les journaux et lisent : « neuf morts lors de la dernière intervention policière à Paraisópolis », « 85 morts dans la rébellion des prisonniers à Belém » . La description se résume généralement à des chiffres sans historique.

Il n'est pas difficile de comprendre comment cette naturalisation de la distinction ontologique des sujets par le sort de leur mort est un dispositif fondamental de gouvernement. Elle perpétue une dynamique de guerre civile non déclarée par laquelle ceux qui sont soumis au pillage économique maximal, aux conditions de travail et de rémunération les plus dégradées, sont paralysés dans leur force de révolte par la généralisation de la peur face à l'extermination de l'État. Elle est ainsi le bras armé d'une lutte des classes vers laquelle convergent, entre autres, des marqueurs évidents de racialisation. Car il s'agit de faire passer une telle distinction ontologique dans la vie sociale et sa structure quotidienne. Les sujets doivent, à tout moment, percevoir comment l'État agit à partir d'une telle distinction, comment il opère explicitement et silencieusement.

En ce sens, on note comment de telles dynamiques nécropolitiques répondent, après le déclin des rapports coloniaux explicites, à des stratégies de préservation des intérêts de classe, dans lesquelles l'État agit, face à certaines classes, en « État protecteur », alors qu'il agit face aux autres en tant qu'"État prédateur". Bref, il faut insister sur la manière dont la nécropolitique apparaît ainsi comme un dispositif de préservation des structures paralysantes de la lutte des classes, normalement plus explicite dans les territoires et pays marqués par la centralité des expériences coloniales.

Cette gestion d'une guerre civile non déclarée passe nécessairement par la dégradation des matrices épistémiques liées aux populations soumises à l'extermination (peuples originels) et à l'esclavage. À ce stade, l'université brésilienne doit être consciente de sa position paradoxale. On peut parler de paradoxe car l'université latino-américaine fait face à un processus d'émancipation et de silence. Par exemple, la première université d'Amérique latine (San Marco, Pérou) date du XVIe siècle. Il se déroule au milieu d'une guerre coloniale contre un peuple aux connaissances technologiques étendues et à la cosmovision complexe, à savoir les Incas. L'une des fonctions de l'université sera d'imposer un silence culturel et épistémique qui durera, en quelque sorte, jusqu'à aujourd'hui. Avoir cette conscience autocritique, ainsi que se comprendre comme faisant partie du problème, est l'une des plus grandes contributions que l'université brésilienne puisse apporter à la lutte contre les inégalités.

*Vladimir Safatlé Il est professeur de philosophie à l'USP. Auteur, entre autres livres, de Manières de transformer les mondes : Lacan, politique et émancipation (Authentique).

 

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