Par ANGELITA MATOS SOUZA*
Le schéma analytique proposé par Nancy Fraser révèle les sphères cachées qui ancrent la reproduction du capitalisme dans les formations sociales
Dans la théorie élargie du capitalisme proposée par Nancy Fraser (Fraser ; Jaeggi, 2020), la sphère de l’expropriation concerne ce qui est caché dans l’histoire officielle de ce mode de production. Dans ce cas, les travailleurs sont libres de vendre leur force de travail sur le marché, bénéficiant de droits formellement établis. Derrière cette évolution se cache l’exploration révélée par Marx dans le Livre I de La capitale. Et après avoir exposé que le monde marchand cachait l’exploitation des travailleurs libres, l’auteur a décrit les processus d’expropriation au stade de l’accumulation primitive. C'est comme dire : si l'exploitation est mauvaise, l'expropriation est pire.
Cependant, pour certains auteurs, il ne s’agit pas du passé, l’expropriation serait un phénomène constitutif de l’histoire du capitalisme. Surtout après la publication de l'étude de David Harvey (2004), sur le nouvel impérialisme, ouvrage dans lequel il reprend les analyses de Rosa Luxemburg et Hannah Arendt, cette formulation est apparue chez plusieurs auteurs, nous nous concentrons ici sur les travaux Le capitalisme en débat, par Fraser et Jaeggi (2020). Le livre est organisé sous la forme d'une conversation entre Fraser et Jaeggi (2020), mais il tourne autour du sens élargi du capitalisme donné par Nancy Fraser, c'est pourquoi nous nous référons uniquement à elle.
L'auteur reconnaît l'influence de Harvey (et de Luxemburg) lorsqu'il affirme que l'expropriation est inhérente à l'histoire du capitalisme : « Ce type d'« accumulation primitive » est un processus continu, dont le capital bénéficie et dépend » (Fraser ; Jaeggi, 2020, p.36). Il vous accompagne également dans la compréhension que les mécanismes d'expropriation ont été innovés et accentués au cours des dernières décennies ; en plus d'adhérer à l'idée que le capitalisme a besoin d'un extérieur pour se reproduire. Selon Nancy Fraser, le capitalisme serait un système qui exige « la cannibalisation de corps de richesse externes ». Il lui faut « l’extérieur ». Cet extérieur fait, en ce sens, partie intégrante du capitalisme » (Fraser, 2023, p. 12).
L'objectif de Nancy Fraser est de dépasser la sphère de l'expropriation, en mettant en lumière d'autres dimensions cachées dans l'histoire officielle. Nous montrerons ensuite que le schéma analytique proposé par Nancy Fraser est très riche, notamment parce qu’il s’affranchirait de la dialectique intérieur-extérieur. À cette fin, nous résumons la théorie élargie de l’auteur, dont la sphère de l’expropriation est une partie constitutive, ainsi que les autres sphères en arrière-plan ; Enfin, nous suggérons ce qui semble être une bonne combinaison : Nancy Fraser et Nicos Poulantzas.
Très brièvement, Nancy Fraser défend la compréhension du capitalisme comme une totalité sociale complexe, articulée en une pluralité de sphères, d’une manière qui n’est pas sans rappeler l’école althussérienne. Néanmoins, le schéma proposé par Nancy Fraser é plus intéressant, car en plus d’éviter le binaire base-superstructure, il intègre les enjeux contemporains apportés par de nouvelles perspectives : féministe, écosocialisme, nouvel impérialisme, décolonial.
L’articulation entre les sphères est constituée des relations de dépendance entre deux plans : le principal (de « l’histoire officielle ») et l’arrière-plan (caché).. Le premier concerne les sphères de l’économie, de la production, de l’exploration et de la nature humaine (société) ; l'arrière-plan est constitué des sphères de la politique, de l'expropriation, de la reproduction sociale et de la nature non humaine (environnement). Le tout dans la conception large du capitalisme. Par conséquent, il nous semble que cela n’a aucun sens de parler d’un « extérieur » comme d’une « partie intégrante du capitalisme » (Fraser, 2023, p. 12).
Pour notre part, afin d’insérer un dehors dans ce sens, nous retiendrons explicitement les notions de mode de production et de formation sociale. Le mode de production compris comme concept abstrait, et les formations sociales comme espace et temps déterminés pour la reproduction d'un mode de production ou de plusieurs, en l'occurrence dans des relations de domination et de subordination (Poulantzas, 2019 ; Saes, 1985). ). En d’autres termes, dans une formation sociale capitaliste, le mode de production capitaliste prévaut et peut être le seul ou coexister avec des éléments d’autres modes de production.
D’autres auteurs, comme Poulantzas (2019) et les althussériens en général, comprennent que des éléments issus de différents modes de production sont combinés dans une formation sociale (par exemple Wright, 1985). Il convient de noter que, récemment, Jabbour et Gabrielle (2021) ont caractérisé la Chine comme un nouveau type de formation sociale qui combinerait des éléments de modes de production capitalistes, non capitalistes et socialistes.
Ce que nous voulons souligner, c’est que le schéma analytique proposé met en lumière les sphères cachées qui ancrent la reproduction du capitalisme dans les formations sociales. Ce mode de production se reproduit dans les formations sociales via des relations de dépendance entre les sphères des deux plans de Nancy Fraser. Cela expliquerait la variété des capitalismes, identifiables à partir d’une définition centrale (celle proposée par Fraser et Jaeggi, à la lumière de Marx). La variété tient à l'occurrence de ce mode de production dans des formations sociales concrètes, selon les modes d'articulation entre les sphères répertoriées par l'auteur.
Quant à « l’extérieur », il s’agit pour nous de la présence d’éléments issus d’autres modes de production dans les formations sociales capitalistes, qui tendent à se modifier au contact du capitalisme. Nous rejetons la thèse de l’intérieur vers l’extérieur précisément parce que les sphères « d’arrière-plan » se situent à l’intérieur de la théorie élargie de l’auteur, alors que l’extérieur ne serait pas le capitalisme. C'est ainsi qu'on ajusterait la proposition de Nancy Fraser, sans aucune raison de recourir à des formules énigmatiques comme « un dehors qui est dedans ».
Dans ce contexte, il convient de lire la critique de Scholz (2019) sur l’approche colonisatrice (c’est ainsi que l’expropriation apparaît dans la traduction portugaise), considérée comme anachronique par l’auteur, car liée à une époque historique passée, lorsqu’il conçoit l’expropriation dans un contexte sens transhistorique pour analyser de nouveaux phénomènes, sous le capitalisme néolibéral.
Fraser et Jaeggi (2020, p. 43-44) proposent d’abord une définition centrale du capitalisme (orthodoxe-économique), afin d’identifier les formations sociales capitalistes, puis Fraser introduit les sphères d’arrière-plan, dans le but de « désorthodoxification » du capitalisme. ce sens (économique) ancré dans quatre éléments : (i) la division en classes ; (ii) un marché du travail libre ; (iii) dynamique d'accumulation du capital (= mouvement sans fin pour l'appréciation de la valeur) ; (iv) la répartition sur le marché des intrants productifs et du surplus social.
Certes, les relations sociales de production et le niveau des forces productives sont inclus dans cette définition centrale qui, pour être complète, nécessiterait, nous le comprenons, la structure juridico-politique, telle que conçue par Poulantzas (2019) : le droit capitaliste et les lois modernes qui y sont associées. forme d'organisation du personnel de l'État (bureaucratisme), en plus du monopole de l'État sur l'usage légitime de la violence. Nous aurions ainsi une définition fondamentale (hétérodoxe) du mode de production capitaliste pour distinguer les formations sociales capitalistes des formations sociales non capitalistes, malgré la variété des premières, en fonction des formes d’articulation des sphères dans les réalités concrètes.
Il est important de noter que nous concevons le mode de production comme le rapport de correspondance mutuelle entre la structure économique (comme dans la définition de Nancy Fraser) et la structure juridico-politique (Poulantzas, 2019), et non seulement la base (Saes, 1985). ). Ce sont des parties unies, la structure juridico-politique étant une condition pour la constitution et la reproduction de l’économie capitaliste. Ainsi, nous évitons tout économisme (objectif souligné par Fraser), dans la notion de mode de production capitaliste et dans la compréhension de son apparition dans des formations sociales concrètes.
Par ailleurs, lorsqu’on analyse la manière dont le mode de production capitaliste se reproduit dans les formations sociales, il est nécessaire de comprendre comment les différentes sphères se rapportent les unes aux autres sans perdre de vue les délimitations imposées par le développement inégal et combiné du capitalisme à l’échelle mondiale.
Au niveau de l'intersection entre les sphères, à titre d'illustration, l'investigation des modes de chevauchement entre les sphères économique et politique inclurait des questions telles que : quel modèle politique rend le régime d'accumulation néolibéral viable dans les formations sociales, dans quelles conditions ? Dans quel sens est-il différent du régime capitaliste administré par l’État ? En fait, quelque chose de peu développé dans les travaux de Fraser et Jaeggi (2020) concerne les modes d'intersection entre les sphères, probablement parce que la conversation se concentre sur la présentation de l'agencement théorique, qui, insistons-nous, se passerait d'un extérieur qui Est à l'intérieur.
Si nous devions signaler un seul problème avec la thèse de l’intérieur-dehors, nous dirions qu’il réside dans le fait que l’on considère que les pays riches sont riches parce qu’ils exproprient les pays pauvres, alors qu’en réalité les pays riches exproprient les pauvres parce que ils sont riches. En d’autres termes, vient d’abord l’évolution du capitalisme (pour que les pays soient riches) mené par la capacité d’innovation scientifique et technologique, fleuron du processus de développement des forces productives au niveau national. Cela inclut des facteurs économico-financiers, tels que la formation d’un capital financier moderne, et des facteurs non économiques, tels que la formation politique et l’activisme de la classe ouvrière.
Un processus caractérisé par un énorme élan destructeur, lié à la tendance du système capitaliste à détruire ses conditions d’existence, comme le souligne Fraser. Destruction créatrice ou autonome dans le cadre de la destruction des emplois et de l’environnement.
*Angelita Matos Souza est politologue et professeur à l'Institut des géosciences et des sciences exactes de l'Unesp. [https://amzn.to/47t2Gfg]
Références
FRASER, N. Capitalisme racialisé et genré : entretien avec Nancy Fraser. magazine NERA, 26(66), 2023a.
FRASER, N. ; JAEGGI, R. (2020). Débat sur le capitalisme. Une conversation en théorie critique. São Paulo : Boitempo, 2020. [https://amzn.to/3HreIeN]
HARVEY, D. le nouvel impérialisme. São Paulo : Loyola, 2004. [https://amzn.to/3S5e0cZ]
JABBOUR, E. ; GABRIÉLE, A. Chine : le socialisme au XNUMXe siècle. São Paulo. Boitempo, 2021. [https://amzn.to/3RU7XHc]
POULANTZAS, N. Pouvoir politique et classes sociales. Campinas : Unicamp Éd., 2019. [https://amzn.to/3Sgkxlv]
SAES, D.A.M. La formation de l'État bourgeois au Brésil. Rio de Janeiro : Paix et Terre, 1985. [https://amzn.to/3REhAti]
SCHOLZ, R. Christophe Colomb Pour toujours ? Pour la critique des théories actuelles de la colonisation dans le contexte de « l’Effondrement de la modernisation ». Géographies [En ligne], 28, 2019.
WRIGHT, E.O. Cours. Londres. Verso, 1985.
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