Par IVONALDO NERES LEITE*
Le temps présent n’est pas le réceptacle d’un récit unique et homogène de la question juive. Ce n’est pas un pays exempt de divergences en matière d’instrumentalisation politique
La « misère allemande » et les Juifs
La situation en Allemagne dans la première moitié du XIXe siècle était définie comme misérable et fut connue sous l'expression « misère allemande ». Il ne s’agissait pas seulement des difficultés matérielles des classes ouvrières, mais aussi de la situation sociopolitique du pays.
Alors que l'Angleterre émergeait comme « l'atelier du monde », construisant sa base industrielle moderne, et que l'industrie manufacturière se développait déjà en France, l'Allemagne restait un pays fondamentalement rural, avec environ les trois quarts de ses 23 millions d'habitants vivant à la campagne. C’était une économie essentiellement agraire.
En revanche, le fait le plus frappant de la « misère allemande » était l’anachronisme de ses institutions. Pendant que l'Angleterre et la France procédaient à la liquidation de la Ancien RégimeEn Allemagne, pratiquement seule la Rhénanie a connu un processus de modernisation. Dans le contexte de l'occupation napoléonienne, le Saint-Empire romain germanique dépérit, et la Confédération rhénane se structure, introduisant le Code civil de Napoléon et plusieurs autres mesures, comme l'abolition de la dîme, de la corvée et la fin du servage, remettant ainsi en cause le féodalisme en Allemagne occidentale.
Cependant, dans d’autres régions du pays, notamment en Prusse et dans le Sud, ce processus était très fragile. De plus, avec la défaite napoléonienne et la réaction déclenchée par le Congrès de Vienne en 1815, matérialisée par la Sainte-Alliance, la marche de la modernisation allemande fut bloquée. En conséquence, l'Allemagne fut divisée en 39 États, sous le nom de Confédération germanique, avec la Prusse comme État dominant. L’Allemagne deviendrait ainsi une expression paradigmatique de la réaction politico-sociale imposée par la Sainte-Alliance.
Dans ce contexte, il y avait une bourgeoisie fragile et un prolétariat qui en était seulement à ses premiers pas, sans initiative cohérente en termes d’organisation politique. Ainsi, l’opposition au régime prussien et la lutte contre la « misère allemande » furent laissées à la jeune intelligentsia, à savoir à l’intelligentsia hégélienne. Il y avait cependant une scission dans la sphère d'influence de l'œuvre de Hegel : d'un côté, ceux qui s'accrochaient à son système, d'où l'on pouvait déduire l'idée de la « fin de l'Histoire », inscrite sur le plan politique par l'acceptation de l'État prussien comme État rationnel ; d’autre part, il y avait ceux qui optaient pour la méthode prônée par Hegel, méthode selon laquelle le mouvement, y compris celui de l’Histoire, est inarrêtable. Les premiers sont connus sous le nom d'hégéliens de droite, les seconds sous le nom d'hégéliens de gauche.
À la fin des années 1830, la gauche hégélienne se constitue comme un cercle intellectuel qui constitue, à Berlin, une sorte d’îlot d’indépendance et d’audace en matière de pensée. Il s’agissait du « Club des Docteurs », dont Bruno Bauer, connu pour avoir été un brillant élève de Hegel, et qui fut professeur à l’Université de Berlin, participait comme figure éminente. Le jeune Marx a en effet suivi un cours qu'il enseignait, et a en outre participé au Club des médecins, et s'est même lié d'amitié avec Bruno Bauer, neuf ans plus âgé que l'auteur de La capitale.
En Allemagne, à cette époque, deux choses étaient fondamentalement de nature pratique et étaient interconnectées : la religion et la politique. C'est dans ce contexte que Bauer abordera une question centrale à l'époque, la soi-disant « question juive ». Il s’agissait de la condition civique et politique des Juifs dans le pays.
Cette condition présentait de nombreuses particularités. Par exemple, « sous l’occupation française, les Juifs de Rhénanie ont connu l’égalité civile. Mais, par la suite, le processus de restauration parrainé par la Sainte-Alliance rétablit l’État chrétien pour la Confédération germanique – et, par l’édit du 4 mai 1816, il fut interdit aux Juifs d’exercer des fonctions publiques dans toute la Confédération. Dans les années qui suivirent, la communauté juive fut confrontée aux restrictions et aux contraintes résultant de l’édit. Dans les années 1840, la question de leurs droits civiques et politiques est entrée à l’ordre du jour, et les libéraux l’ont reprise comme une revendication. Dans ce contexte, Bruno Bauer traitera de la question juive, et Marx apportera un contrepoint par rapport à l’approche qu’il a développée.
Bruno Bauer, Marx et la question juive
En abordant la question juive, Bruno Bauer souligne comme point de départ que, dans un État chrétien comme la Prusse, l’émancipation n’est pas viable, puisque c’est le caractère religieux (non laïc) de l’État qui empêche l’émancipation et, par conséquent, entrave l’existence de vrais citoyens. Bref, donc, dans un État chrétien, que l’on pourrait dire religieux, personne n’est émancipé. Poursuivant cette argumentation, il souligne qu'il est impertinent que les Juifs, dans le contexte allemand de l'époque, tout en conservant leurs convictions religieuses, exigent de l'État chrétien ce qu'ils (les Juifs) ne veulent pas, c'est-à-dire que l'État cesse d'exiger l'appartenance religieuse pour l'exercice des droits.
Selon Bruno Bauer, la demande des Juifs que l'État renonce à ses revendications et à sa condition religieuses n'aurait de légitimité et de sens que si eux-mêmes, comme condition préalable, renonçaient à leurs « revendications ethniques » et à leur condition religieuse. De plus, dans la mesure où ils ne le font pas et ne font pas de compromis par rapport à leur dimension ethnique, ils s’excluent de la communauté humaine, s’isolant, puisqu’ils se considèrent et s’identifient comme un « peuple élu » et « privilégié ».
Avec cette approche, Bruno Bauer, en plus d’établir une opposition entre juifs et chrétiens, disqualifie la lutte de la population juive pour son émancipation. En fait, il est allé plus loin dans la disqualification des Juifs, lorsqu’il a abordé la possibilité de leur processus d’émancipation. Ancré dans la perspective de son maître Hegel, Bruno Bauer conçoit le christianisme comme une religion à caractère universel, l’opposant au caractère « particulier » du judaïsme. De cette façon, pour lui, l’universalisme chrétien serait plus propice aux processus émancipateurs.
Cependant, la solution présentée par Bruno Bauer n’impliquait pas que les Juifs se convertiraient au christianisme pour exiger de l’État chrétien l’égalité civique et politique, c’est-à-dire l’émancipation politique. Cela impliquait, oui, que tant les Juifs que les Chrétiens renonçaient à la religion au nom d’un rationalisme éclairé et philosophiquement idéaliste. En bref, le traitement de la question juive par Bauer, même s’il avait une certaine signification politique, était un traitement religieux. Par conséquent, de son approche, on peut déduire que l’émancipation religieuse conditionne l’émancipation politique. C’est là que se situe le point de discorde avec Marx, qui déplace la question du contexte religieux au contexte politique.
Karl Marx part du principe qu’il est nécessaire de définir le type d’émancipation en jeu. Elle souligne que l’émancipation politique n’est pas directement conditionnée à l’émancipation religieuse, comme le souligne Bruno Bauer. Selon lui, l’émancipation politique, légitimée par un État laïc, n’entraîne pas nécessairement l’émancipation des êtres humains par rapport à la religion.
En déplaçant le « problème de la question juive » de la sphère religieuse à la sphère politique, Marx prend en compte l’institution de l’État, et son analyse s’inscrit dans le cadre de l’examen du développement factuel de l’ordre social moderne, c’est-à-dire bourgeois. En d’autres termes : l’État est vu comme une expression aliénée des intérêts généraux, et la société civile est conçue comme un véritable espace de particularismes. Selon cette perspective, il s’agira de mettre en évidence la compatibilité entre l’État, même s’il est laïc, et la religion – même si une telle complémentarité n’est pas officiellement assumée.
Ainsi, pour Marx, l’État politique se comporte par rapport à la société civile d’une manière aussi spiritualiste que le ciel par rapport à la terre. C'est-à-dire que l'État politique se trouve dans une opposition similaire, triomphant de la société civile de la même manière que la religion triomphe du monde profane, dans la mesure où l'entité étatique est investie d'attributs pour arbitrer la configuration de la société civile.
Les considérations de Marx à cet égard sont précises : « l’homme, dans sa réalité la plus proche, dans la société civile, est un être profane. Là où il se rend lui-même et les autres dignes d’être un véritable individu, c’est un phénomène faux. Dans l’État, au contraire – où l’homme est valorisé comme être générique – il est le membre imaginaire d’une souveraineté imaginaire, il est dépouillé de sa vie individuelle réelle et rempli d’une spiritualité irréelle ».
Ainsi, les membres de l’État politique sont religieux par la consubstantiation entre la vie individuelle et la vie générique, la vie de la société civile et la vie politique, c’est-à-dire qu’ils sont « religieux dans la mesure où la religion est ici l’esprit de la société civile, de l’expression et de la distance de l’homme par rapport à l’homme ». En raison des approches susmentionnées, les droits dits de l’homme et du citoyen seront formulés différemment. En fait, il y a le contour de la personae du bourgeois, de l’homme existant empiriquement, et de l’homme comme citoyen abstrait.
C’est précisément en cela que consiste l’émancipation politique, selon Marx. En d’autres termes, « toute émancipation politique est la réduction de l’homme, d’une part, à un membre de la société civile, à un individu égoïste et indépendant ; d’autre part, le citoyen, la personne morale”.
En d’autres termes : bien que Marx considère sans aucun doute l’émancipation politique comme une avancée, une conquête de la révolution bourgeoise, il ne la comprend pas comme équivalente à l’émancipation humaine. Cela se situe bien au-delà du champ de l'émancipation politique, et pour y parvenir, la conception marxiste esquisse un champ structuré sur deux hypothèses : (i) que l'être humain récupère en lui-même le citoyen abstrait et, en tant qu'être singulier (dans le travail individuel, dans la vie empirique, dans les relations individuelles), devient un être générique ; (ii) que les êtres humains reconnaissent et organisent leurs propres forces en tant que forces sociales et ne séparent donc plus la force sociale d’eux-mêmes sous la forme de force politique. Ce n’est qu’à ce moment-là, conclut Marx, que « l’émancipation humaine sera accomplie ».
Contrairement à Bruno Bauer, Marx, avec une tour de force en particulier, elle situe la question juive dans le cadre du rapport entre l’État politique et ses présupposés (matériels, comme la propriété privée, ou spirituels, comme la culture et la religion). En effet, le Juif n’est pas pensé en fonction de sa particularité religieuse. En réalité, l’approche du judaïsme se place sur le terrain historico-concret, c’est-à-dire qu’il ne s’agit plus d’analyser les Juifs « à partir de leur religion, mais à partir du fondement humain de leur religion ».
D’après ce qui a été expliqué ci-dessus, il est évident où ce fondement prend racine : dans la société civile. Il s’agit, selon Marx, du « circuit universel des transactions », du commerce général et de l’aliénation, dans lequel la prédominance appartient à l’argent. Il souligne ainsi : « La précision pratique, l’égoïsme, est le principe de la société civile et se distingue purement en tant que tel que la société civile donne pleinement naissance à l’État politique. « Le dieu de la précision politique et de l’intérêt personnel, c’est l’argent. » Suite à cette affirmation, Marx souligne : « L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant lequel aucun dieu ne peut tenir. L’argent avilit tous les dieux de l’homme – et les transforme en marchandise.
En concevant le débat sur l’État politique et la société civile en ces termes, l’approche de Marx sur la question juive n’est pas la même que celle de Bruno Bauer. Marx lui-même est explicite à cet égard, lorsqu'il souligne ce qui suit : « Nous ne disons pas, […], comme Bauer, aux Juifs : vous ne pouvez pas vous émanciper politiquement sans vous émanciper radicalement du judaïsme, sans vous voir complètement libres et sans contradiction du judaïsme, c'est pourquoi l'émancipation politique n'est pas proprement l'émancipation humaine. Si vous, Juifs, voulez vous émanciper politiquement sans vous émanciper humainement, les demi-mesures et la contradiction ne résident pas seulement en vous, elles résident dans l’essence et la catégorie de l’émancipation politique. Si vous êtes coincé dans cette catégorie, vous partagez une contrainte générale.
Fondamentalement, à l’époque du débat sur la question juive dans l’Allemagne du XIXe siècle, Marx ne conditionnait pas la réalisation de l’émancipation politique des Juifs à leur renoncement à leur religion et à leur culture. En aucun cas. Il a souligné qu’ils pouvaient s’émanciper politiquement sans renoncer à eux-mêmes, mais il a attiré l’attention sur le fait que l’émancipation politique sans émancipation humaine ne les rendrait pas humainement libres.
Il est d’ailleurs assez symptomatique que les Juifs – d’origines et d’ascendances diverses – aient obtenu leur émancipation politique au XXe siècle, et aient même construit leur propre État, mais même ainsi, particulièrement dans le contexte de cet État, au Moyen-Orient, la question juive n’a pas été stabilisée dans un environnement de paix, de coexistence harmonieuse et de civilité qui égalise les droits de l’homme.
Sur la base de considérations extraites de manière décontextualisée de Pour la question juive, sans fondement, Marx a parfois été accusé d’antisémitisme, même s’il était lui-même d’origine juive. Cela n’est pas surprenant, puisque l’accusation d’antisémitisme a été utilisée pour attaquer les auteurs d’approches qui problématisent analytiquement le sionisme, afin de disqualifier la crédibilité de ce qu’ils affirment. Même s’il a été prouvé qu’ils ne sont pas antisémites, et qu’ils sont même juifs/ont des ancêtres juifs.
En général, l’accusation d’antisémitisme portée contre Marx s’est concentrée sur des fragments de ses écrits concernant le « culte de l’argent » par les Juifs (le « dieu du monde »). Or, ce qui est caché là – par ignorance ou mauvaise foi – c’est que Marx subsume, dans Pour la question juive, sous la caractérisation de « judaïsme », le génie typique de la société capitaliste, de manière similaire à ce que Max Weber a fait dans la relation qu'il a établie entre l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. De plus, en réalité, Marx n’a pas seulement défendu les Juifs, mais il a aussi et surtout exprimé une position de solidarité face à leurs revendications. .
Dans le résumé des comptes, avec Pour la question juiveMarx pose les bases de l’étude scientifique des Juifs, du point de vue de la méthode historico-dialectique. Après cela, nous aurons le livre classique d'Abraham Leon, un juif né dans le ghetto de Varsovie et assassiné dans les chambres à gaz d'Auschwitz, et dont la version espagnole a été publiée sous le titre Conception matérialiste de la question juive.
Plus contemporainement, nous avons l'ouvrage d'Enzo Travessos, en français, intitulé Les marxistes et la question des jeunes : histoire d'un débat. Dans une perspective plus critique et centrée sur l'orientation libertaire des Juifs européens, on peut également citer le livre de Michael Löwy, intitulé Rédemption et utopie : le judaïsme libertaire en Europe centrale. Il existe quatre ouvrages qui soutiennent le caractère scientifique de l’analyse dialectique de la question juive, en mettant l’accent, après Marx, sur l’approche d’Abraham Léon, que je discuterai plus loin.
L'histoire juive et l'inversion dialectique d'Abraham Léon
En scrutant la pensée de Hegel, Marx était lapidaire : il disait que la dialectique hégélienne descendait du « ciel sur la terre », et qu’il fallait, du point de vue de l’analyse de la réalité matérielle, l’inverser, en le faisant passer de la terre au ciel, telle est la perspective que suppose la dialectique marxienne. En d’autres termes, la dialectique hégélienne était, philosophiquement, formulée sur une base idéaliste, où le « monde réel » n’était rien d’autre que la réalisation de l’idée pure, absolue, existant depuis toute éternité.
Certes, Marx reprend la logique de Hegel, mais en exclut l’idéalisme inhérent à sa philosophie, rejetant ce que l’on peut appeler la « substance mystique hégélienne » ou le mysticisme logique se référant à l’« Esprit Absolu ». L’approche marxienne attribue une interprétation matérialiste à la dialectique proposée par Hegel. C’est-à-dire qu’elle ne recourt pas à un « Esprit Absolu » qui détermine la réalité, mais qu’elle conçoit la réalité comme étant conditionnée par la manière dont notre être exprime sa vie productive, dans ce qu’il produit matériellement.
Mutatins mutandisAbraham Leon procède à l’égard de l’histoire juive de la même manière que Marx à l’égard de Hegel, notamment parce que ses outils d’analyse utilisent la dialectique marxienne. Il commence par déplorer le fait que l’histoire juive n’ait pas dépassé le stade de l’improvisation idéaliste. Dans ce sens, il souligne plusieurs « explications » qui sont mises en évidence, par les interprétations idéalistes, concernant la résilience historique des Juifs : fidélité religieuse, monothéisme, héritage sacré de la foi, sentiment de nation, etc. . Ce sont des explications, souligne-t-il, qui ne s’harmonisent pas « avec les règles élémentaires de la science historique, car elles rejettent catégoriquement l’erreur fondamentale de toutes les écoles idéalistes, qui consiste à concevoir le problème fondamental de l’histoire juive – la préservation du judaïsme – sous le signe du libre arbitre ».
La perspective doit être différente, estime Abraham Leon : il souligne que seule l’étude des facteurs économiques peut contribuer à expliquer le « miracle juif ». Marx reprend dans Pour la question juive, et met en évidence certaines prémisses, telles que (i) il n’est pas nécessaire de partir de la religion pour expliquer l’histoire juive ; (ii) au contraire, la préservation de la religion et de la nationalité juives doit être expliquée du point de vue du « vrai Juif », c’est-à-dire du Juif dans son rôle économique et social ; (iii) la préservation des Juifs n’a rien de miraculeux ; (iv) Le judaïsme est préservé non pas malgré l’histoire, mais grâce à l’histoire ; (v) en étudiant le rôle historique du judaïsme, le « secret » de sa survie dans l’histoire peut être découvert.
Cela dit, il présente un extrait de versions idéalistes de l’histoire juive pour démontrer leur manque de soutien empirique et leur incohérence analytique. Je résume les bases d’un tel extrait dans les termes suivants : (a) 1) Jusqu’à la destruction de Jérusalem, éventuellement jusqu’à la rébellion de Bar Kokheba , la notion juive ne différait pas de celle des autres nations normalement constituées, telles que Rome et la Grèce. Les conflits entre Romains et Juifs entraînent la dispersion des Juifs à travers le monde.
(b) Dans la dispersion, les Juifs opposent une résistance indomptable à l'assimilation nationale et religieuse : le christianisme ne rencontre pas d'adversaire plus résistant sur sa route, et, malgré ses efforts, il ne parvient pas à convertir les Juifs. (c) À l’époque des « invasions barbares », les Juifs de la diaspora ne constituaient pas un groupe social homogène : ils étaient répartis dans différents segments économiques. C’est la persécution religieuse qui les contraint à se restreindre de plus en plus au commerce et à l’usure. Les croisades chrétiennes, avec le fanatisme religieux qu’elles suscitèrent, intensifièrent cette évolution, les conduisant à l’isolement dans des ghettos.
Abraham Léon définit le cadre inférentiel de ces prémisses comme une fausseté et fonde sa position sur un raisonnement argumentatif incarné en quatre postulats, comme je le soulignerai ci-dessous.
Le premier postulat repose sur le fait que la dispersion des Juifs n'a rien à voir avec la « chute de Jérusalem » en 70 après J.-C. C., car avant cela, une grande majorité des Juifs étaient dispersés dans le monde entier. Pour les masses juives des empires grec et romain, affirme Abraham Léon, leur place antique « avait une signification entièrement secondaire ». Leur lien avec la « mère patrie » ne se manifestait qu’à l’occasion de pèlerinages religieux à Jérusalem, dont la signification était similaire à celle de La Mecque pour les musulmans. La diaspora juive, poursuit-il, n’était donc « pas du tout un fait accidentel produit par une action violente ; « La raison essentielle de l’immigration juive doit être recherchée dans les conditions géographiques de la Palestine. » C'est-à-dire dans des conditions naturelles difficiles pour la survie.
Le deuxième postulat souligne que les segments juifs ont reçu un traitement différent de celui des Romains, disposant d'une autonomie pour gérer leurs intérêts. Abraham Léon souligne que cela s’est produit à Rome même et à Alexandrie.
Le troisième postulat soutient que l’aversion et la haine envers les Juifs ne naissent pas avec le christianisme, car « la cause de l’antisémitisme antique est la même que celle de l’antisémitisme médiéval : l’opposition aux marchands qui existe dans toute société fondée principalement sur la production de valeurs d’usage ». . Il faut considérer, dans ce sens, que l’hostilité médiévale envers les marchands n’est pas seulement d’origine chrétienne ou pseudo-chrétienne ; a également une origine païenne.
De ce point de vue, elle s’enracine dans une idéologie de classe, c’est-à-dire dans le mépris que les classes dominantes de la société romaine avaient pour toute forme d’activité économique autre que celles dérivées de l’agriculture, en raison de leur profonde tradition rurale. De plus, il faut garder à l’esprit, selon cette séquence logico-empirique, que le christianisme, initialement engagé en faveur des opprimés, est devenu l’idéologie de la classe dirigeante, dirigée par les propriétaires fonciers.
En fait, Abraham Léon souligne que, pour l'essentiel, la mentalité chrétienne des dix premiers siècles de notre ère consiste, en ce qui concerne l'activité économique, dans la croyance qu'un commerçant peut difficilement faire de bonnes choses aux yeux de Dieu, et que toute entreprise comporte une part plus ou moins considérable de tromperie et de ruse. Il s’agissait donc d’un contexte hostile pour les Juifs, en raison de leurs liens avec le commerce.
Le quatrième et dernier postulat souligne que les Juifs constituent, dans l’histoire, un groupe social avec une fonction économique spécifique. En regardant en arrière, Abraham Leon déduit que, « alors que le catholicisme exprimait les intérêts de la noblesse terrienne et de l’ordre féodal, et que le calvinisme (le puritanisme) exprimait les intérêts de la bourgeoisie ou du capitalisme, le judaïsme reflétait les intérêts d’une classe commerçante précapitaliste. » .
Il ajoute que ce qui distingue le « capitalisme juif » du capitalisme proprement dit est que, contrairement à ce dernier, le « capitalisme juif » n’apporte pas un nouveau mode de production. Il y a ici une convergence avec Max Weber, lorsqu’il souligne que, tandis que le « capitalisme juif » était un capitalisme spéculatif de parias, le capitalisme puritain s’identifiait à l’organisation bourgeoise du travail.
Conclusion
Dans ses thèses sur le concept d'histoire, Walter Benjamin a noté des considérations paradigmatiques impliquant passé, présent et futur, à la lumière d'une dialectique qui vise à brosser la marche des événements « à contre-courant », car la véritable image du passé passe vite, et elle ne se laisse fixer, comme une image qui clignote en sens inverse, qu'au moment où elle est reconnue.
L’image du passé dirigée vers le présent peut être irrécupérable (non perçue), si le présent ne se sent pas visé par elle. S’il ne le ressent pas, il se laisse facilement capturer par des représentations mystifiées et par la manipulation destructrice des récits passés. Il appartient au temps présent, en scrutant le passé, d'être l'accoucheur d'étincelles d'espoir, dans la conviction que si cela n'est pas fait, face à ce qui triomphe, même les morts ne seront pas en sécurité, en raison de la diffamation imposée à leurs biographies et de la soumission de leurs mémoires à l'outrage. Aborder la question juive aujourd’hui, d’un point de vue socio-historique, c’est répondre à l’impérieuse nécessité de la replacer dans ce contexte. C’est l’approche que j’ai adoptée dans ce texte.
En nous souvenant toujours de Walter Benjamin, nous pouvons dire que le jour avec lequel commence un nouveau calendrier fonctionne comme un « accélérateur historique ». En réalité, c'est le même jour qui revient toujours sous forme de jours fériés, et qui sont les jours de réminiscence. Les calendriers n’indiquent donc pas les jours de la même manière que les horloges. Ce sont des monuments d’une conscience historique qui, évidemment, n’est ni vide ni homogénéisée par des récits uniques.
En fait, les diseurs de bonne aventure qui interrogeaient le temps pour découvrir ce qu’il cachait en lui-même ne le ressentaient ni comme vide ni comme homogène. Il en va de même dans la tradition du souvenir. À cet égard, nous savons qu’il était interdit aux Juifs d’enquêter sur l’avenir. Au contraire, la Torah et la prière sont enseignées en souvenir, les disciples croyant qu’elles révèlent l’avenir. Mais, historiquement, l’avenir n’est pas devenu, pour les Juifs, un temps vide et homogène, dans la mesure où, en lui, chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer.
Or, le temps présent n’est pas le réceptacle d’un récit unique et homogène de la question juive. Il n’en demeure pas moins que l’on constate des divergences quant à l’instrumentalisation politique qui est souvent faite des tragédies vécues par les Juifs. Même en conséquence de cela, on peut souligner que l’inversion dialectique opérationnalisée par Abraham Léon continue d’être une référence centrale pour réaliser, aujourd’hui, des analyses objectives de la question juive en fonction des situations concrètes dans lesquelles elle est impliquée.
*Ivonaldo Neres Leite, ssociologue, est professeur au Département d'éducation de l'Université fédérale de Paraíba (UFPB).
notes
PAULO NETO, José. Prologue de l'édition brésilienne [de Pour la question juive]. Paris : Gallimard, 2009, p. 22.
[2] BAUER, Bruno. La question juive. Buenos Aires : Heráclito, 1974. Fondamentalement, les références que je fais dans ce texte aux approches de Bauer ont comme source la version argentine de Bauer lui-même. la question juive. Par ailleurs, je considère également le prologue de José Paulo Netto à l'édition brésilienne de la question juive (cité dans la note précédente), par Marx, publié sous le titre Pour la question juive, et qui est une version reproduite, au Brésil, de la traduction directe de l'allemand réalisée, au Portugal, par le Prof. José Barata-Moura. Il existe plusieurs versions de Pour la question juive, de Marx, principalement au Brésil, mais, pour autant que je sache, c'est la seule version traduite directement de l'original en allemand.
[3] MARX, Carl. Pour la question juive. Traduit par José Barata-Moura. Paris : Gallimard, 2009, p. 51.
[11] Au fait, voir WEBER, Max. L’éthique protestante et « l’esprit » du capitalisme. Madrid: Éditorial Alianza, 2012.
[12] Cf. WHEEN, Francis. Karl Marx. Rio de Janeiro : Record, 2001.
[13] Voir MARX, Karl et ENGELS, Friedrich. L'idéologie allemande (I – Feuerbach). 10e éd. Paris : Gallimard, 1996.
[14] D'après LÉON, Abraham. Conception matérialiste de la question juive (principalement, chapitre I : « Bases d’une étude scientifique de l’histoire juive »). Paris : Gallimard, 1975.
[16] Il s'agit d'une rébellion à grande échelle des Juifs contre les Romains, entre les années 132 et 135 de l'ère chrétienne, menée par Bar Kokheba, qui en vint même à être reconnu comme le Machia'h (Messie) davidique, attendu par les Juifs. La rébellion fut cependant écrasée par les Romains, et la province de Judée fut dévastée à tel point qu'elle fut comparée à un désert. Au fait, voir BORGER, Hans. Histoire du peuple juif : de Canaan à l'Espagne. Vol. 1. Paris : Gallimard, 1999.
LÉON, Abraham, op. cit., p. 10.
[21] Voir WEBER, Max, op. cit.
[22] Cf. BENJAMIN, Walter. Œuvres choisies, vol. 1 : Magie et technique, art et politique – Essai sur la littérature et l'histoire culturelle. Traduit par Paulo Sérgio Rouanet. Paris : Gallimard, 1987.
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