L'émotion esthétique dans l'art moderne

Image : Niki de Saint Phalle
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Par GRAÇA Aranha*

Discours d'ouverture de la Semaine d'art moderne de 1922

Pour beaucoup d'entre vous, l'exposition curieuse et suggestive que nous avons glorieusement inaugurée aujourd'hui est une agglomération d'« horreurs ». Ce Génie torturé, cet homme jaune, ce carnaval hallucinant, ce paysage inversé, s'ils ne sont pas des jeux fantastiques d'artistes moqueurs, sont sûrement des interprétations sauvages de la nature et de la vie. Votre étonnement n'est pas fini. D'autres « horreurs » vous attendent. Dans peu de temps, rejoignant ce recueil d'absurdités, une poésie libérée, une musique extravagante mais transcendante, viendront révolter ceux qui réagissent mus par les forces du Passé. Pour ces retardataires, l'art reste le Beau.

Aucun préjugé n'est plus troublant pour la conception de l'art que celui de la Beauté. Ceux qui imaginent la beauté abstraite sont suggérés par des conventions qui forgent des entités esthétiques et des concepts dont il ne peut y avoir de notion exacte et définitive. Chacun qui s'interroge et répond que c'est la beauté ? Où repose le critère infaillible de la beauté ? L'art est indépendant de ce préjugé. C'est une autre merveille qui n'est pas la beauté. C'est la réalisation de notre intégration dans le Cosmos à travers les émotions issues de nos sens, des sensations vagues et indéfinissables qui nous viennent des formes, des sons, des couleurs, des touchers, des saveurs et nous conduisent à l'unité suprême avec le Tout Universel.

A travers elle nous sentons l'Univers, que la science décompose et ne nous fait connaître qu'à travers ses phénomènes. Pourquoi une forme, une ligne, un son, une couleur nous émeuvent, nous exaltent et nous transportent vers l'universel ? C'est le mystère de l'art, insoluble dans tous les temps, car l'art est éternel et l'homme est l'artiste animalier par excellence. Le sentiment religieux peut être transmuté, mais le sens esthétique reste inextinguible, comme l'Amour, son frère immortel. L'Univers et ses fragments sont toujours désignés par des métaphores et des analogies, qui font des images. Or, cette fonction intrinsèque de l'esprit humain montre combien la fonction esthétique, qui est d'idéer et d'imaginer, est essentielle à notre nature.

L'émotion que génère l'art ou qu'il nous transmet est d'autant plus profonde, universelle que l'homme est plus artiste, son créateur, son interprète ou spectateur. Chaque art doit nous émouvoir par ses moyens d'expression directs et à travers eux nous transporter vers l'Infini.

La peinture nous exaltera, non pour l'anecdote, qu'elle se trouve tenter de représenter, mais surtout pour les sensations vagues et ineffables qui nous viennent de la forme et de la couleur.

Qu'importe que l'homme jaune ou le paysage fou ou le Génie angoissé ne soient pas ce qu'il est convenu d'appeler réel ? Ce qui nous intéresse, c'est l'émotion qui se dégage de ces couleurs intenses et surprenantes, de ces formes étranges, d'images inspirantes et qui traduisent le sentiment pathétique ou satirique de l'artiste. Que nous importe que la musique transcendante que nous allons entendre ne soit pas interprétée selon des formules établies ?

Ce qui nous intéresse, c'est la transfiguration de nous-mêmes par la magie du son, qui exprimera l'art du divin musicien. C'est dans l'essence de l'art qu'il y a de l'Art. C'est dans le vague sentiment de l'Infini que dérive l'émotion artistique souveraine du son, de la forme et de la couleur. Pour l'artiste, la nature est une « évasion » pérenne dans le Temps imaginaire. Alors que pour d'autres la nature est fixe et éternelle, pour lui tout passe et l'Art est la représentation de cette transformation incessante. Transmettre par elle les vagues émotions absolues venant des sens et réaliser dans cette émotion esthétique l'unité avec le Tout est la joie suprême de l'esprit.

Si l'art est indissociable, si chacun de nous est un artiste rudimentaire, parce qu'il est créateur d'images et de formes subjectives, l'Art dans ses manifestations est influencé par la culture de l'esprit humain.

Toute manifestation esthétique est toujours précédée d'un mouvement d'idées générales, d'un élan philosophique, et la Philosophie devient Art pour devenir Vie. Dans l'Antiquité classique, l'essor de l'architecture et de la sculpture est dû non seulement au milieu, au temps et à la race, mais surtout à la culture mathématique, qui était exclusive et déterminait l'ascendant de ces arts de la ligne et du volume. La peinture même de cette époque est un reflet fort de la sculpture.

A la Renaissance, à la suite de l'investigation analytique de l'âme humaine, qui fut l'activité prédominante du Moyen Age, l'humanisme inspira le magnifique épanouissement de la peinture, qui dans la figure humaine cherchait à exprimer le mystère des âmes. C'est après la philosophie naturelle du XVIIe siècle que le mouvement panthéiste s'étend à l'Art et à la Littérature et donne à la Nature la personnification qui apparaît dans la poésie et la peinture de paysage. Rodin n'aurait pas été le novateur qu'il était en sculpture si la biologie de Lamarck et de Darwin n'avait pas pris le pas. L'homme de Rodin est l'anthropoïde perfectionné.

Et voici venir la grande énigme, qui est de préciser les origines de la sensibilité dans l'art moderne. Ce mouvement artistique suprême se caractérise par le subjectivisme le plus libre et le plus fécond. C'est le résultat de l'individualisme extrême qui s'est emparé de la vague du temps pendant près de deux siècles jusqu'à ce qu'il se répande à notre époque, dont il est une caractéristique écrasante.

Depuis Rousseau, l'individu est la base de la structure sociale. La société est un acte du libre arbitre humain. Et ce concept marque l'ascendance philosophique de Condillac et de son école. L'individualisme tremble dans la Révolution française et plus tard dans le romantisme et dans la révolution sociale de 1848, mais sa libération n'est pas définitive. Cela ne s'est produit que lorsque le darwinisme triomphant a libéré l'esprit humain de ses prétendues origines divines et a révélé les profondeurs de la nature et ses complots inexorables. L'esprit de l'homme s'est plongé dans cet abîme insondable et a cherché l'essence des choses.

Le subjectivisme le plus libre et le plus désenchanté germait en tout. Chaque homme est un penseur indépendant, chaque artiste exprimera librement, sans compromis, son interprétation de la vie, l'émotion esthétique qui naît de ses contacts avec la nature. Et toute la magie intérieure de l'esprit se traduit par la poésie, la musique et les arts visuels. Chacun se considère libre de révéler la nature selon son propre ressenti libéré. Chacun est libre de créer et de manifester son rêve, son fantasme intime déchaîné par chaque règle, chaque sanction. Le canon et la loi sont remplacés par la liberté absolue qui leur révèle, parmi mille extravagances, des merveilles que seule la liberté sait engendrer. Personne ne peut dire avec certitude où se situe l'erreur ou la folie dans l'art, qui est l'expression de l'étrange monde subjectif de l'homme. Notre jugement est subordonné à nos préjugés changeants. Le génie se manifestera librement, et cette indépendance est une magnifique fatalité et contre elle ne prévaudront pas les académies, les écoles, les règles arbitraires du bon goût infâme et du bon sens stérile. Il faut accepter l'art libéré comme une force inexorable. Notre activité spirituelle se limitera à ressentir dans l'art moderne l'essence de l'art, ces vagues émotions transmises par les sens et qui conduisent notre esprit à se fondre dans le Tout infini.

Ce subjectivisme est si libre que, du fait de la volonté indépendante de l'artiste, il devient l'objectivisme le plus désintéressé, dans lequel disparaît la détermination psychologique. Ce serait la peinture de Cézanne, la musique de Stravinsky réagissant contre le lyrisme psychologique de Debussy cherchant, comme on l'a déjà noté, à manifester la vie même de l'objet dans le dynamisme le plus riche qui s'opère dans les choses et l'émotion de l'artiste.

C'est peut-être l'accentuation de la mode, car dans cet art moderne il y a aussi la vague de la mode, qui dans une certaine mesure est une privation de liberté. La tyrannie de la mode déclare Debussy vieux et sourit de son subjectivisme transcendant, la tyrannie de la mode revendique la sensation forte et violente de l'interprétation constructive de la nature, se mettant en étroite corrélation avec la vie moderne dans son expression la plus réelle et la plus inabusée. L'intellectualisme est remplacé par l'objectivisme direct qui, poussé à l'excès, débordera du cubisme dans le dadaïsme.

Il y a une sorte de jeu d'art amusant et dangereux, donc séduisant, qui se moque de l'art lui-même. La musique moderne est imprégnée de cette dérision, qui se manifeste en France dans le sarcasme d'Eric Satie et que le groupe des « six » organise en attitude. La constitution de ce groupe n'est pas toujours homogène, car chaque artiste obéit fatalement aux impulsions mystérieuses de son propre tempérament, et confirme ainsi une fois de plus la caractéristique de l'art moderne, qui est le subjectivisme le plus libre.

Il est prodigieux de voir comment les qualités fondamentales de la race persistent chez les poètes et autres artistes. Au Brésil, au fond de toute poésie, même libre, gît cette part de tristesse, cette nostalgie irrémédiable, qui est le substrat de notre lyrisme. Il est vrai qu'il y a un effort pour libérer cette mélancolie raciale, et la poésie prend sa revanche dans l'amertume de l'humour, qui est une expression de désenchantement, un sarcasme permanent contre ce qui est et ne devrait pas être, presque un art de perdants. Plaignons-nous contre cet art imitatif et volontaire qui donne à notre « modernisme » une apparence artificielle. Louons ces poètes qui se libèrent par leurs propres moyens et dont la force d'ascension leur est intrinsèque. Beaucoup d'entre eux se laissèrent gagner par la morbidité nostalgique ou l'amertume de la farce, mais à un certain moment la touche de révélation les atteint et les voilà, libres, heureux, seigneurs de la matière universelle qu'ils transforment en matière poétique.

De ceux-ci, libérés de la tristesse, du lyrisme et du formalisme, nous en avons ici une multitude. Il suffit que l'un d'eux chante, ce sera une poésie étrange, nouvelle, ailée qui fait que la musique soit plus de poésie. De deux d'entre eux, en cette nuit prometteuse, vous entendrez les dernières « imaginations ». L'un est Guilherme de Almeida, le poète de messidor, dont le lyrisme est subtilement et fraîchement distillé d'une lointaine et vague nostalgie d'amour, de rêve et d'espoir, et qui, souriante, émerge de la longue et douce tristesse à nous donner chansons grecques la magie d'une poésie plus libre que l'Art.

L'autre est mon Ronald de Carvalho, le poète de l'épopée de lumière glorieuse dans lequel tout le dynamisme brésilien se manifeste dans une fantaisie de couleurs, de sons et de formes vives et brûlantes, un merveilleux jeu de soleil qui devient poésie ! Son art plus aérien maintenant, dans les nouvelles épigrammes, ne languit pas dans la virtuosité frivole qui est la gaieté de l'artiste. Elle vient de notre âme, perdue dans l'étonnement du monde, et c'est la victoire de la culture sur la terreur, et elle nous emmène à travers l'émotion d'un vers, d'une image, d'un mot, d'un son à la fusion de notre être dans le Tout infini. .

Le remodelage esthétique du Brésil initié dans la musique de Villa-Lobos, dans la sculpture de Brecheret, dans la peinture de Di Cavalcanti, Anita Malfatti, Vicente do Rego Monteiro, Zina Aita, et dans la poésie jeune et audacieuse, sera la libération de l'art des dangers que lui font courir un arcadianisme, un académisme et un provincialisme intempestifs.

Le régionalisme peut être un matériau littéraire, mais il n'est pas la fin d'une littérature nationale aspirant à l'universel. Le style classique obéit à une discipline qui plane sur les choses et ne les possède pas.

Or, tout ce en quoi l'Univers se fragmente est à nous, ce sont les mille aspects du Tout, que l'art doit recomposer pour leur donner une unité absolue. Une vibration intime et intense anime l'artiste dans ce monde paradoxal qu'est l'Univers Brésilien, et elle ne peut se développer dans les formes rigides de l'Arcadianisme, qui est le sarcophage du passé. L'académisme aussi, c'est la mort par le froid de l'art et de la littérature.

Je ne sais comment justifier la fonction sociale de l'Académie. Ce qu'on peut dire pour le condamner, c'est qu'il encourage le style académique, contraint la libre inspiration, freine le talent jeune et ardent qui cesse d'être indépendant pour se couler dans le moule de l'Académie. C'est un grand mal dans le renouveau esthétique du Brésil et aucun bienfait ne sera apporté à la langue par cet esprit académique, qui tue à la naissance l'originalité profonde et tumultueuse de notre forêt de mots, de phrases et d'idées. Ah, si les nouveaux écrivains ne pensaient pas à l'Académie, s'ils la tuaient à leur tour dans leur âme, quelle immense ouverture pour le magnifique jaillissement du génie enfin délivré de cette terreur. Cet «académisme» n'est pas seulement dominant en littérature. Elle s'étend également aux arts visuels et à la musique. Pour lui, tout ce que notre vie offre d'énorme, de splendide, d'immortel devient médiocre et triste.

Où sont notre grande peinture, notre sculpture et notre musique, qui ne devraient pas attendre que la magie de l'art de Villa-Lobos soit l'expression la plus sincère de notre esprit errant dans notre fabuleux monde tropical ? Et pourtant, voici le paysage brésilien. C'est construit comme une architecture, il y a des plans, des volumes, des masses. La couleur même de la terre est une profondeur, les vastes horizons absorbent le ciel et donnent la perspective de l'infini. Comme il provoque la transposition par l'art, qui lui donne le plus haut réalisme et la plus haute idéalité ! Voici nos gens. Ils sortent des forêts ou de la mer... Ce sont les enfants de la terre, mobiles, agiles comme des animaux pleins de peur, toujours au mépris du danger, et, poussés par les rêves, hallucinés par l'imagination, parcourant la terre dans le désir de savoir et de posséder. Où est l'art qui a brillamment transfiguré cette mobilité perpétuelle, cette progression infinie de l'âme brésilienne ?

De la libération de notre esprit, naîtra l'art victorieux. Et les premières annonces de notre espérance sont celles que nous vous proposons ici pour votre curiosité. Ce sont ces peintures extravagantes, ces sculptures absurdes, cette musique hallucinante, cette poésie aérienne et décousue. Merveilleuse aube ! Il faut souligner que, sauf en poésie, ce qui se faisait avant cela en peinture et en musique est inexistant. Ce sont de petites et timides manifestations d'un tempérament artistique terrifié par la domination de la nature, ou ce sont des transplantations dans notre monde dynamique de mélodies moroses et langoureuses, marquées par le mètre académique d'autrui.

Ce que nous voyons aujourd'hui n'est pas la renaissance d'un art qui n'existe pas. C'est la naissance très émouvante de l'art au Brésil, et, comme nous n'avons heureusement pas l'ombre perfide du passé pour en tuer la germination, tout promet une admirable « floraison » artistique. Et, libérés de toute restriction, nous réaliserons l'Univers dans l'art. La vie sera enfin vécue dans sa profonde réalité esthétique. L'amour lui-même est une fonction de l'art, car il réalise l'unité intégrale du Tout infini par la magie des formes de l'être aimé.

C'est dans l'universalisme de l'art que réside sa force et son éternité. Pour être universel, faisons de toutes nos sensations des expressions esthétiques, qui nous conduisent à l'unité cosmique tant désirée. Que l'art soit fidèle à lui-même, renonce au particulier et fasse cesser un instant le douloureux drame de l'esprit humain, perdu dans le grand exil de la séparation du Tout, et nous transporte à travers les vagues sensations des formes, des couleurs, des sons, de touches et de saveurs à notre glorieuse fusion dans l'Univers.

* Grâce araignée (1868-1931) était écrivain et diplomate. Auteur, entre autres livres, de Esprit Moderne (Société nationale d'édition).

Réédité dans le livre Mário de Andrade et la Semaine d'art moderne (Phare éditorial).

 

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