Par BENTO PRADO JR.*
Considérations sur la continuité historique qui lie les libertins à l'athéisme, au matérialisme, à la libre-pensée, au centre desquels se trouve la philosophie des Lumières
« Le principe authentique de nos coutumes réside si peu dans les jugements spéculatifs que nous formons sur la nature des choses, qu'il n'y a rien de plus commun que les chrétiens orthodoxes qui vivent immoralement et les libertins d'esprit qui vivent moralement » (Pierre Bayle ).
« Les éditeurs et les libraires du XVIIIe siècle utilisaient l'expression « livres philosophiques » pour désigner leurs marchandises illicites, qu'elles soient irréligieuses, séditieuses ou obscènes. Ils ne se souciaient pas des distinctions plus fines, car la plupart des livres interdits étaient offensants de diverses manières. Dans le jargon de ce métier, libre signifiait parfois « obscène », mais il évoquait aussi le libertisme du XVIIe siècle, c'est-à-dire la libre pensée. Vers 1750, le libertinage porte sur le corps autant que sur l'esprit, la pornographie et la philosophie. Les lecteurs connaissaient un livre sexuel quand ils en voyaient un, mais ils s'attendaient à ce que le sexe serve de véhicule pour des attaques contre l'Église, la Couronne et toutes sortes d'abus sociaux » (Robert Darton )
1.
Avant de commencer à justifier le titre de cette exposition, il est nécessaire de réfléchir au contexte dans lequel elle se déroule. C'est-à-dire dans le cadre d'un colloque sur les libertins et les libertaires. Commençons donc par réfléchir à la conjonction entre ces deux mots, et à l'intérêt qu'il y a aujourd'hui à les conjuguer, même si l'on se borne à s'intéresser au conjonctif et, qui n'implique pas forcément d'implication réciproque ou de relation interne .
Il faut, tout d'abord, formuler quelques questions sémantiques, qui ne sont jamais vaines. Aussi bien le mot libertin que libertaire, comme tous les mots ou idées en général, ont une histoire – et ces deux mots, d'origine commune, ont des histoires qui ne se superposent pas exactement. Disons tout de suite que nous n'avons pas intérêt à nous opposer, que nous ne voulons pas suggérer une incompatibilité logique ou trouver une différence socio-historique entre libertins et libertaires. C'est-à-dire qu'il est difficile de nier que, du XVIIe au XVIIIe siècle (et même à partir du XVIe), les soi-disant libertins étaient en quelque sorte des libertaires.
Notre question préliminaire vise d'abord l'impératif de différenciation, à la fois conceptuelle et historique, pour éviter les écueils, difficilement contournables, de l'anachronisme et de la confusion conceptuelle. Autrement dit, ce que nous annonçons, avec l'expression de cette précaution, c'est que les différents croisements entre ces notions sœurs, au cours des cinq derniers siècles, peuvent donner lieu à des confusions d'idées, de modes de vie et de pensée très différents.
D'une part, il est impossible d'imaginer un de nos contemporains qui ne lie pas l'idée de débauche (pour provoquer un autre fort court-circuit anachronisant) avec le «déglement des sens» (XIXe siècle) ou, plus crûment, avec le débauche ou l'orgie sexuelle, en un mot, avec transgression. Un peu comme, avant même la naissance de la modernité, l'épicurien était perçu comme un débauché ou un libertin avant la lettre, comme l'exprime la formule classique qui anathématise les « porcs du troupeau d'Épicure » – tout cela à contre-courant de la haute réflexion éthique de cette respectable tradition philosophique.
Quelqu'un dira qu'il en a toujours été ainsi. En témoigne l'autodéfense précoce des libertins. Ainsi, on peut lire, sous la plume des soi-disant « savants libertins » du XVIIe siècle, des paragraphes aussi éclairants que le suivant, de Guy Patin : «M. Naudé, bibliothécaire de M. Le cardinal Mazarin, ami proche de M. Gassendi, ainsi qu'un de mes amis, nous ont invités à dîner et à dormir le dimanche suivant, tous les trois, chez lui à Gentilly, à condition que nous ne soyons que trois et que nous nous y consacrions à débaucher, mais à Dieu seul, vous savez de quoi débaucher. M. Naudé ne boit que de l'eau, il n'a jamais goûté de vin. M. Gassendi est si délicat qu'il n'oserait pas y goûter, et il pense qu'il se brûlerait s'il buvait du vin... Quant à moi, je ne peux que jeter de la poussière sur l'écriture de ces deux grands hommes, et je bois très peu - et pourtant ce sera une débauche, mais philosophique, et peut-être quelque chose de plus ; peut-être que nous trois, guéris du loup-garou et délivrés de la maladie des scrupules, qui est le tyran des consciences, pouvons nous approcher du sanctuaire. L'année dernière j'ai fait ce voyage à Gentilly avec M. Naudé, rien que nous deux, en tête-à-tête ; il n'y avait pas de témoignages et ils n'étaient pas nécessaires, là on a pu parler de tout, très librement, sans scandaliser personne ».
Il est vrai aussi qu'au même siècle, des auteurs insoupçonnés (à première vue ou à travers les lunettes du recul), comme on le voit dans le texte ci-dessus de Bayle, insistent sur la pureté de l'esprit libertin.
D'autre part, il est impossible de ne pas reconnaître quelque chose comme une logique historique qui mène du XVIe siècle à aujourd'hui - le mouvement général de Eclaircissement ou de Lumières qui, visant le poids déformant de toute tradition, s'attaque directement à la forme dominante d'organisation sociale (Ancien Régime ou capitalisme) et exprime l'aspiration à une forme d'humanité future plus pure, à la fois plus humaine et rationnelle. De Rabelais aux surréalistes et aux anarchistes, il est certain que la même inspiration ou aspiration semble traverser.
Mais sont-ils, en fait, la même inspiration et les mêmes poumons ? Les bons élans du cœur garderont-ils, pendant ces quelques siècles, le même sens, la même direction ? C'est ce qu'on peut se demander. Il y a plusieurs décennies, Lucien Febvre montrait dans Le problème de l'incroyance au XVIème siècle combien d'anachronisme était impliqué dans l'attribution rétrospective de l'athéisme à Rabelais. Le même Rabelais qui, suivant la pente douce ou le penchant de la lecture rétrospective, serait à l'origine (ou dans la perspective) de tout ce qu'il y a de bon dans la pensée dite moderne : athéisme, matérialisme, scepticisme, libertinage, libre pensée, etc. …
2.
Entre Charybde et Scylla, il est donc urgent de trouver une voie médiane, qui permette de concilier ces évidences hostiles. D'une part, reconnaissant la continuité sans équivoque de Eclaircissement, d'autre part, assimiler l'idée que la remémoration du passé (même proche) peut correspondre à l'ignorance ou à l'oubli.
Revenons à notre point de départ : que signifient des mots comme libertin et libertaire ? De nos jours, ce sont des mots qui stimulent notre imagination pour plusieurs raisons. Mais il faut discriminer les formes contemporaines de ce renouveau, qui tient beaucoup à l'oubli et prend des formes opposées à celles de l'adhésion immédiate et de la distanciation critique.
Pour bien comprendre les métamorphoses, tant de la philosophie que de l'esprit libertin aux XVIIe et XVIIIe siècles, il faudrait aussi faire l'histoire de la réception et de l'interdiction de la littérature libertine aux XIXe et XXe siècles. Depuis leur conservation paradoxale dans « l'Enfer » de la Bibliothèque nationale (qui, curieusement, comme l'observe Darnton, n'est pas située dans le sous-sol du bâtiment), conservation qui tenait ces livres hors de portée du lecteur, ou du moins du lecteur commun. Les livres n'étaient pas brûlés au XIXe siècle (comme l'aurait peut-être aimé une mentalité plus légale ou policière), mais leur lecture était interdite. D'alors, ou de ce moment, aux phases successives de la réhabilitation de cette littérature, de Baudelaire au surréalisme, pour reprendre le titre d'un livre très suggestif de Maurice Nadeau.
Des étapes successives que l'on peut qualifier d'approfondissement ou d'élargissement de l'espace de réception de cette littérature passée. Pensons aux quelques décennies, dans notre siècle, qui séparent les éditions de Sade promues par J.-J. Pauvert (qui a donc eu des démêlés avec la justice) et l'intronisation récente du divin marquis parmi les grands classiques, en Bibliothèque de la Pléiade. Sans oublier les éditions les plus récentes qui proposent enfin au public la bibliographie la plus infernale qui ait été ségrégée dans « l'Enfer » de la Bibliothèque nationale de Paris. Je pense ici à l'Anthologie des romans libertins du XVIIIe siècle (Ed. Robert Laffont, 1993) préparée par Raymond Trousson, à qui l'on doit aussi une longue et éclairante préface que nous utiliserons beaucoup dans cette conférence. Ou encore dans les sept volumes de « L'Enfer » à la Bibliothèque nationale, qui regroupent les romans érotiques de Mirabeau et Restif de la Bretonne, respectivement premier et deuxième volumes ; et cinq autres volumes d'œuvres anonymes. Tout cela sans compter une anthologie qui avait déjà été publiée dans le même Bibliothèque de la Pléiade de Gallimard.
Mais ce retour du refoulé n'implique pas nécessairement une ouverture des voies de compréhension. Les choix théorico-pratiques contemporains peuvent s'y opposer, même lorsqu'ils conduisent à une revalorisation positive de cette tradition littéraire et philosophique. C'est ce que l'on peut vérifier en comparant deux attitudes contemporaines, symétriquement opposées, face à la tradition de la débauche.
Le premier est représenté par la critique féministe de la littérature libertine. Je me tourne ici, encore une fois, vers le bel essai de Robert Darnton. On peut y lire :Après avoir lu les travaux de 150 ans de pornographie, j'ai eu du mal à résister à la conclusion que certaines féministes se trompaient. Au lieu de condamner sommairement toute pornographie, ils auraient pu en utiliser une partie à leur profit. Catharine MacKinnon a peut-être raison d'associer les adeptes de la pornographie moderne à l'idée que "le sexe et la pensée sont antithétiques".
Et il n'est pas difficile pour Darnton de montrer à quel point la littérature est libératrice pour la condition féminine. A commencer par l'éloge de la supériorité des femmes dans le domaine de la sexualité. Comme l'indiquent les versets suivants, extraits du roman Histoire de Dom B…, à partir de 1740 : «Par des raisons, prouvons aux hommes / Combien au-dessus d'eux nous sommes / Et quel est leur triste destin. / Nargue du genre masculin. /Démontrons quel est leur caprice, / Leur trahison, leur injustice. Chantons et répétitions sans fin : /Honneur au sexe féminin ».
Ce n'est pas seulement la capacité orgasmique supérieure, pour ainsi dire, qui est soulignée ici. C'est aussi et surtout la portée épistémique de l'expérience sexuelle des femmes. Même si vous êtes victime de violence sexuelle, la victime est déniaisée (c'est-à-dire "desad") et atteint la majorité de la raison - selon l'impératif de Eclaircissement. Comme si à la devise kantienne (et avant elle) "sapere aude» cette littérature recommande : forniquer aude avec sapias (rappelant ici qu'en latin, savoir signifie à la fois "savoir" et "goûter"). Comme c'est le cas, parmi mille autres, de Fanchon, personnage de L'école des filles, qui, après avoir été dévirginé, dit : "Je commence à devenir intelligent et à fourrer mon nez dans des choses qui m'étaient auparavant inconnues". le sexe est bon pour la réflexion, comme le dit le titre du texte de Darnton en anglais – et on pourrait ajouter : pour l'éthique. Surtout si l'on lie, comme il est judicieux de le faire, les notions d'éthique et d'autonomie.
Mais ce n'est pas seulement le rejet de la littérature libertine (en tant que consécration de l'aliénation féminine ou sa réduction à un objet de plaisir) qui laisse passer anachroniquement les traits essentiels de cette tradition littéraire. L'apologie de la littérature libertine peut aussi être anachronique – projetant nos catégories et sensibilités contemporaines dans un monde essentiellement différent. Je pense ici à l'appropriation contemporaine des libertins du XVIIIe siècle opérée par des penseurs de la « transgression », dans le sillage du surréalisme.
Je parle bien sûr de Georges Bataille – celui qui, dans les années 1930, s'est fortement intéressé à l'anthropologie de Marcel Mauss, et à la thèse selon laquelle les tabous sont faits pour être transgressés. Mais je parle aussi de Foucault, comme on peut le préciser avec une brève anecdote. Pour une simple anecdote, il faut relativiser, mais cela ne manque pas de lancer - blague révélateur – un éclairage sur l'usage contemporain de l'idée de transgression. L'anecdote est la suivante : en 1965, lors de la première visite de Foucault au Brésil, à l'occasion d'un dîner à São Paulo, nous l'interrogeons (qui avait écrit l'Histoire de la folie en Suède) sur la fameuse « liberté sexuelle » apparemment dominante dans cette époque pays au climat froid. Le dialogue suivant s'ensuivit, que je dramatise maintenant comme un meilleur exemple :
"FOUCAULT : « Il n'y a pas de liberté sexuelle en Suède ».
NOUS : « Mais comment ? ».
FOUCAULT : « C'est vrai que les filles choisissent chaque année un nouveau partenaire sexuel. Il est également vrai qu'ils ne commencent à être mal vus que lorsqu'ils choisissent plus d'un partenaire par an. A partir de cet indice, on peut les voir comme des 'poules', comme on dit dans votre beau pays ».
WE : "Et cela ne représente-t-il pas une forme de liberté sexuelle ?"
FOUCAULT : « Il faut penser qu'en Suède, l'hiver est très long et rigoureux, ce qui rend dramatique le choix du partenaire en fin d'automne. Tout ou rien. Mais ce dont vous ne vous rendez pas compte, c'est qu'une fois le choix fait, le quotidien du vivre ensemble est le plus conventionnel possible. Autrement dit, cette liberté apparente est l'expression d'une généralisation catastrophique de l'atmosphère grise du mariage. C'est pourquoi je dis, cum grano salis, que je suis pour la police et la répression. Si toute forme de rapport sexuel était interdite avant l'âge de quatre-vingts ans, les femmes de 79 ans deviendraient irrésistiblement désirables.
Je répète que ce n'est qu'une plaisanterie, et que Foucault était loin d'être un avocat de la police et des établissements pénitentiaires. Mais la boutade ne manque pas de rappeler quelques pages de l'Histoire de la folie, où est décrit l'assemblage des dispositifs pratiques et discursifs de l'empire de la morale bourgeoise et où la fascination pour l'idée de transgression retravaillée par Bataille en une clé non seulement anthropologique, mais aussi des échos éthiques-esthétiques-métaphysiques.
3.
Dans le discours libertin, les idées de raison, de nature et de liberté sont massivement articulées, contre les idées de tradition, de croyance, de convention sociale injustifiée. Être libertin, c'est penser librement (contre la coercition des préjugés et de la tradition) selon les principes de la raison et de la nature. N'y a-t-il pas là tout le programme de la philosophie des Lumières ?
Mais, quel est le Eclaircissement? Premièrement, les Lumières sont le miroir dans lequel se reconnaît la philosophie du XVIIIe siècle. Rubens Rodrigues Torres Filho ouvre son bel essai Répondre à la question : qui est Illustration ? comme si on ouvrait une entrée dans un dictionnaire, avec les mots suivants : « Lumières (Século das) : avec cette métaphore de la clarté (Lumières, Lumières, Lumières, Illustration, Aufklärung), la pensée européenne du XVIIIe siècle a formé son image de soi, caractérisée par la confiance dans le pouvoir de la lumière naturelle, de la raison, contre toute forme d'obscurantisme ». Il est impossible de ne pas remarquer l'ironie présente dans cette définition élémentaire – bien qu'il faille laisser à la conclusion le sens qu'on peut lui attribuer. Je parle de l'ironie qui s'exprime dans la circularité de la définition (comme cela se produit généralement dans les dictionnaires) des Lumières en raison de la prédominance de la lumière. Ironie qui se multiplie dans la virgule présente dans la phrase suivante, "caractérisée par la confiance dans le pouvoir de la lumière naturelle, de la raison (...)" une virgule, le pouvoir de la lumière naturelle du pouvoir de la raison.
En tout cas, nous sommes au milieu du XVIIIe siècle et nous sommes face à une philosophie qui – pour risquer une autre définition élémentaire, sans aucune intention ironique – pourrait être définie comme essentiellement française, bien que ses meilleures origines soient l'anglais et ses effets théoriques les plus forts. ont été allemands. La pensée européenne, oui, mais dans cet ordre. Ce siècle, en Europe, est franchement français. Mais, contrairement au siècle, les philosophes français du XVIIIe siècle ont cherché en Angleterre les modèles qu'ils utiliseraient à la fois contre le Grand Rationalisme (pour reprendre le vocabulaire de Merleau-Ponty) et contre ce qui leur paraissait anachronique dans la société qui les entourait. Il ne s'agit plus, pour les philosophes, de trouver le roc et l'argile recherchés par Descartes, où fonder, en toute sécurité, le Système de la Connaissance. Au XVIIIe siècle, la France commence à se voir de l'extérieur. Je pense ici, bien sûr, aux Lettres personnelles (l'illustre ancêtre des Lettres chiliennes de nos pauvres Eclaircissement) de Montesquieu. Mais je pense surtout à la Lettres anglaises par Voltaire.
Ce beau livre de Voltaire montre à quel point la France – dans un siècle essentiellement français – est profondément amoureuse de l'Angleterre. La philosophie naturelle, la philosophie morale, la politique (c'est-à-dire Newton, Locke et la monarchie constitutionnelle) sont autant de modèles à opposer aux « romans » physiques et métaphysiques de Descartes et aux effets pervers de l'absolutisme sur la vie sociale. L'Angleterre ne manque pas non plus de l'avantage de la Réforme qui, à la différence de la France, "cette fille ainée de l'Église" , a réussi à se libérer "de l'infâme". " Écrasez l'infâme!", disait Voltaire, appelant l'intelligence à combattre l'Église ou Rome.
Mais si la France du XVIIIe siècle commence à se voir avec des yeux exotiques, ce n'est pas seulement l'effet d'une « anglomanie » éphémère (une anglomanie très forte, également exprimée, outre le texte précité de Voltaire, dans le Nouvelle Héloïse par J.-J. Rousseau – sans compter que le projet de Rousseau elle-même Encyclopédie elle n'est venue à l'esprit de Diderot qu'après son précédent projet de traduction d'un dictionnaire encyclopédique anglais en français). Si depuis le XVIe siècle, avec Montaigne, la pensée française s'était ouverte à l'expansion du monde connu, c'est au XVIIIe siècle que les philosophes commencent à se nourrir de la littérature de voyage. Du livre classique de Paul Hazard (La crise de la conscience européenne) au beau livre d'Alain Grosrichard (La structure de la série), les historiens ont montré la complicité existante entre l'avènement de la pensée éclairée et la découverte progressive de l'Autre, non seulement dans l'anglais « civilisé » ou l'oriental « barbare », mais aussi dans l'anglais « sauvage » ou « naturel » des Amériques. et le Pacifique. à côté de la Lettres personnelles et Lettres anglaises, il faudrait mentionner, dans ce cas, la Supplément voyage Bougainville, de Denis Diderot.
Mais que recherchent les Français, si loin de la France ? Deux mots sont essentiels pour définir ce projet ou la cible de cette recherche. Raison et nature. Les historiens ont consacré des milliers de pages aux idées de nature et de raison au XVIIIe siècle, mais le lecteur a quelque malaise après les avoir parcourues. Ces mots ou ces concepts – si centraux – semblent échapper à une définition positive. L'usage critique auquel ils sont susceptibles est clair : raison contre imagination (ou vaine spéculation, esprit du système), et nature contre artifice « ou convention infondée et inique ». Une fois de plus, Montaigne se demande : "Où commence la peau, et finit la chemise ?". Ou, à la suite de Montaigne, Pascal avait déjà pointé le manque de substance des us ou coutumes (dans tous les sens de ces mots) : «In magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s'emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était fort nécessaire […] ». D'autant plus nécessaire que seul l'imaginaire ou la mystification peut donner consistance à l'appareil social. Mais maintenant, il s'agit de déshabiller le roi.
S'il est si difficile de définir le concept de nature, dans la philosophie des Lumières, c'est peut-être parce qu'il est moins un concept qu'un horizon de toute conceptualisation possible. Il y a des finalistes et des mécanistes qui s'entendent parfaitement sur l'usage du « concept » de nature. En lisant les historiens du concept de nature au XVIIIe siècle, on est tenté de pastiche Wittgenstein et de recommander : «Ne demandez pas le sens, demandez l'utilisation [...] ".
N'en serait-il pas de même avec le concept de raison ? Bien sûr, le modèle lockéen de compréhension des règles - mais, encore une fois, c'est l'utilisation qui en est faite qui compte. Comme l'observe Cassirer, dans son Philosophie des Lumières, Tout se passe comme si la tâche de la philosophie des Lumières était de construire, dans le domaine de la philosophie morale, l'équivalent de la philosophie naturelle newtonienne. Et c'est Cassirer lui-même qui souligne combien cet idéal de « raison analytique » est indissociable de l'idée de progrès. Curieusement, les trois termes de l'équation (nature, raison, progrès) semblent s'articuler de façon circulaire – comme si le progrès, permis par l'activité de la raison, rendait possible un retour au bon ordre de la nature. Ce n'est pas un hasard si Cassirer insiste pour démanteler l'image caricaturale de la pensée des Lumières (l'idée de progrès purement linéaire et cumulatif) créée par la pensée conservatrice depuis la Restauration. Il ne s'agit pas, pour la raison entendue comme « lumière naturelle », d'accumuler patiemment des vérités partielles, en direction de la carte totale du monde : quand j'utilisais il y a peu l'expression « raison analytique », je pensais à l'usage critique ou dissolvant de la raison appliquée au préjugé qui cimente – rappelons le texte de Pascal – cette société, ici et maintenant. En un mot, la raison aussi ne peut être définie – dans l'Aufklärung – que comme une fonction, non comme une substance, comme un horizon de définition, non comme un concept définissable.
4.
Mais ce cadre élémentaire de episteme de la philosophie des Lumières ne suffit pas à éclairer la dialectique qui l'unit à l'esprit libertin. Pour avancer, il est nécessaire de fixer notre attention sur les effets éthico-politiques de ce style de pensée. En procédant négativement, considérons un schéma interprétatif classique, d'inspiration marxiste, illustré dans un court essai de Peter Nagy Beaucoup moins riche que le livre monumental de René Pintard, il se prête mieux, pour cette raison même, à une tâche, pour ainsi dire, propédeutique, qui nous permettra, ensuite, de passer à l'essentiel, c'est-à-dire à la figure que l'esprit libertin assume à l'intérieur du Eclaircissement, principalement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Lisons deux pages du livre de Peter Nagy : «Les libertins en tant que groupe religieux cohérent qui nie radicalement toutes les règles du jeu de la société existante, disparaît de la société et de la conscience au cours du XVIe siècle ; Mais avec le XNUMXème siècle, une tendance apparaît puis un cercle de libertins érudits qui - pour son scepticisme, pour sa recherche d'une morale laïque et pour son matérialisme tâtonnant - deviendraient les précurseurs des philosophes du XVIIIe siècle. Bien que cette filiation, acceptée par R. Pintard et A. Adam, ait été sérieusement remise en cause par un chercheur italien, nous sommes convaincus de sa justesse. Il y a évidemment de nombreuses différences entre ces deux idéologies : la conception aristocratique, le scepticisme souvent stérile et la vision cynique de l'histoire éloignent certainement Gassendi, Naudé et leurs amis de l'optimisme historique révolutionnaire des philosophes, de leur conviction de la possibilité de répandre les Lumières dans les masses et leur critique rationnelle de l'ordre matériel et spirituel existant, en vue de le remplacer par un nouveau système. Il est évident que le libertinage du début du XVIe siècle a été l'un des ferments de ce qui était à l'ordre du jour de l'histoire : l'absolutisme. Et l'absolutisme triomphant cherche bientôt à s'en débarrasser. Il est également évident que le mouvement idéologique qui a forgé les armes intellectuelles pour l'abolition de l'absolutisme ne saurait être identique à - loin de là - à l'un des mouvements qui ont créé ce même absolutisme. Pourtant, le lien de parenté ne peut être nié : non seulement parce que la transformation du scepticisme en rationalisme critique est incontestable (et suffit d'ailleurs à elle seule à justifier la filiation), mais parce qu'elle est corroborée par le fait que le même principe anima : la négation de l'ordre établi et des valeurs acceptées, afin d'en établir de nouvelles. Rétrospectivement, on peut ajouter que, par un travail de démolition et de découverte, chacun a servi à sa manière et en son temps au progrès de l'histoire, qui a été l'expression intellectuelle d'une classe, d'un mouvement ascendant.
Pour montrer l'insuffisance de ce schéma interprétatif, il faudrait s'arrêter sur chacun des concepts ici mobilisés (scepticisme « rationalisme stérile », matérialisme, etc.), ainsi que sur le prétendu fondement social des philosophies de l'époque. siècle – que l'on pointe, enfin, les problèmes posés par cette interprétation « idéologique » de l'histoire de la philosophie. Fixons cependant un seul point – celui qui fait de la Révolution française (sinon une autre révolution plus radicale, encore inscrite à l'horizon de l'histoire) la telos, cible et aboutissement de deux siècles de culture, où l'esprit libertin est un moment incontournable.
Pour fixer ce point, je recourrai à un texte posthume de B. Groethuysen, destiné à l'origine à la rédaction des derniers volumes programmés de la Origines de l'esprit bourgeois en France, qui devait être consacrée aux grands penseurs du XVIIIe siècle et qui fut publiée sous le titre de J. -J. Rousseau. Le chapitre VIII de ce livre a précisément pour thème les relations entre la philosophie des Lumières et la Révolution française, et la position originelle de Rousseau dans ce contexte. Groethuysen y cherche à souligner le caractère révolutionnaire de l'œuvre de Rousseau, par opposition à la pensée des Lumières dans son ensemble. La thèse est claire : contrairement à la philosophes, Rousseau, lui-même, anticipe, dans ses textes, la Révolution française. La philosophie des Lumières n'était nullement révolutionnaire ; La pensée de Rousseau, en quelque sorte, l'était déjà. D'un côté, une philosophie aveugle, par principe, au sens et à la possibilité d'une révolution ; d'autre part, une philosophie qui – à condition d'être poussée jusqu'à ses dernières conséquences, au-delà des choix et du style de l'auteur – anticipe à la fois la Révolution française et une nouvelle forme de pensée politique, qui ne sortira que des décombres de l'Ancien Régime et dans le scénario social mis en place par l'économie du XIXe siècle.
Groethuysen souligne avec force l'originalité ou la solitude de Rousseau au siècle des Lumières. Mais, après tout, quelle est cette originalité ? En quoi la pensée politique de Rousseau diffère-t-elle, par exemple, de celle de Montesquieu ? Groethuysen répond en pointant les limites de la pensée politique de Montesquieu (et en fournissant de lui une image différente de celle proposée par Althusser). La perspective de Montesquieu est en quelque sorte externe ou contemplative ; il voit « de loin les choses politiques, en tant qu'historien et juriste ; n'a pas la vision immédiate des mouvements politiques ; ne prend pas parti ». Tout se passe, en somme, comme si Montesquieu, comme le philosophes avaient en général une conception, pour ainsi dire, technique de la politique. Et, surtout, une conception des mécanismes politiques, dont les pièces fondamentales (le roi, le parlement, les anciennes réminiscences des États généraux, les images de l'ancienne république) ne donnent lieu à aucune « activité », à aucun programme, à aucune forme de projet pratique. C'est l'idée même d'action politique qui n'a pas sa place ici. Ce à quoi Groethuysen ajoute : « Cela ne commence qu'avec la révolution. Ce n'est que depuis qu'il y a eu de vrais politiciens ». Retrouverions-nous, par hasard, chez Rousseau, de l'autre côté de la ligne, l'esquisse de la future conception disons « interventionniste » de la politique, avec la promotion de l'idée d'action politique, d'un programme de des transformations sociales ancrées dans un mouvement social, on dirait presque : avec l'idée de fête ? Bien sûr que non. Mais Groethuysen nuance les termes de sa comparaison, soulignant ce qui lui semble correspondre à l'émergence d'un nouveau sens du politique ou de la politique dans certains textes de Rousseau, comme le suivant : «J'avais vu que tout incluait radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu'on s'y prenait, aucun peuple ne serait que ce que la nature de son gouvernement le remplirait être"(Aveux, II, livre IX). Mais ce ne sera certainement pas la détermination de « l'âme d'un peuple » par la « forme de gouvernement » qui différera du style analytique de l'Esprit des Lois. En fait, ce qui incarne la proposition «Tout tient à la politique», c'est la situation exceptionnelle de Rousseau – le Genevois en France. Tout se passe comme si, paradoxalement, une vision moins « extérieure » de la politique dérivait du regard suisse avec lequel Rousseau considère la France, comme si la distance était une condition de la proximité.
Ici, il faut lire en entier un paragraphe de Groethuysen : «C'est important. Imaginez un Français du XVIIIe siècle qui se dit républicain. Cela voudrait dire que, mécontent du régime actuel, il voudrait le remplacer par un autre, qui adopte des maximes absolument contraires à celles en vigueur. Or, du temps de Rousseau, personne en France n'y allait sincèrement, et nous verrons combien de temps, pendant la Révolution, la pensée républicaine s'enracina dans les esprits. Un Français qui, du temps de Rousseau, était sincèrement républicain, c'est-à-dire partisan d'une république en France et non seulement, comme beaucoup d'autres l'étaient, admirateur de la république romaine, aurait été un miracle : il aurait dépassé son temps, aurait réalisé en lui-même et par lui-même, seul, la transformation que seul un effort collectif opérerait plus tard ; il se serait affranchi de tous les préjugés, il aurait vécu, pour ainsi dire, hors de son temps. Je ne veux pas dire qu'un amour platonique de la forme républicaine était impossible dans la France du XVIIIe siècle. Un contemporain de Voltaire pourrait tomber amoureux de la forme républicaine, mais entendre la France, l'ancienne monarchie capétienne, proclamer une république - cela aurait semblé étrange à ses oreilles. Et Rousseau lui-même n'a encouragé personne à suivre cette voie. La France est une grande nation et c'est la raison pour laquelle, à moins d'en faire un État fédéraliste - une autre théorie qui semblerait étrange en France - toute idée de république est exclue.
Mais il n'y a pas que le regard extérieur et ethnographique de Rousseau qui lui permettrait - sans toutefois rêver à l'impensable, c'est-à-dire à une France républicaine - une virulence dans sa description de cette société, qui en ferait un bon instrument de les esprits et les mains des futurs révolutionnaires. A ce regard excentrique s'ajoute une autre pièce essentielle, spécifiquement théorique, qui marque le décalage entre la théorie rousseauiste de la société et l'histoire par rapport au fond homogènement optimiste de la philosophie des Lumières. Optimisme aveugle pour ce qu'on appellera plus tard « l'inertie de l'appareil », la « positivité du négatif », ou la contradiction comme moteur du développement historique. En effet, la philosophie des Lumières se comprenait comme pédagogie, ou sa tâche comme celle d'éduquer l'humanité. Le fil conducteur de l'histoire humaine se concentre sur la frontière mobile qui sépare le savoir du non-savoir, et l'essence de la politique coïncide avec la propagation des Lumières. La spécificité du pouvoir et de la domination se dilue dans l'élément le plus éthéré du savoir. Il n'y a rien d'opaque, dans le social ou dans la conception des institutions, qui ne puisse être dissous par le pur exercice de la raison : seuls les préjugés ou l'ignorance donnent consistance au négatif dans la société.
« Si tous les hommes sont devenus raisonnables et si les lois sont bien faites, est-il vraiment important de savoir lequel d'entre eux gouvernera les autres, et de quelle manière ? Les grandes réformes applaudies par les philosophes n'ont-elles pas été justement opérées par des rois éclairés ?
Avec Rousseau, le centre de gravité de la réflexion politique se déplace de la sphère du savoir à celle du pouvoir, ou de la sphère de la raison à celle de la passion, ou encore de celle du Discours à celle de la Force. Les volontés, les passions, voire les droits revendiqués renvoient à une Économique ou à une Dynamique où s'opposent propriétaires et dépossédés, forts et faibles, dominants et dominés. Il ne s'agit plus de diffuser des connaissances, mais d'organiser des forces données, ou de neutraliser un conflit qui a toujours existé, en s'appuyant uniquement sur les forces (trop humaines) disponibles. C'est la différence sociale qui finit par s'imposer, obligeant à déterminer les moyens de la supprimer. Ce qu'il y a d'irrationnel ou d'insupportable dans l'organisation sociale ne lui vient pas, comme du dehors, d'une administration impuissante par la raison et obscurcie par l'ignorance. Elle vient plutôt de son propre cœur ou de sa nature intime, puisque les institutions, ou les sociétés politiques, sont nées précisément de la nécessité de légitimer et de garantir la permanence de l'inégalité qui a fini par émerger dans les sociétés pré-politiques.
Dans le contexte de cette archéologie de l'inégalité (deuxième discours), le Contrat social apparaît comme la conception d'un dispositif organisationnel permettant d'inverser le mouvement spontané qui a conduit à la création des institutions politiques. Le grand problème sera résolu lorsque la loi sera toujours placée au-dessus des hommes : être serviteur de la loi, ce n'est être serviteur de personne. Si dans les sociétés politiques les institutions ne font qu'occulter et légitimer le règne de la violence, il s'agit de donner force à la loi, de la soustraire aux groupes et aux individus, transformant ainsi la structure même et la nature de la société. Une telle transformation ne serait-elle pas proprement une révolution ?
Avec la description impitoyable du fonctionnement de la société, la pensée de Rousseau ouvre un abîme entre ce qui devrait être et ce qui devrait être, où ce qui devrait être apparaît comme une exigence d'accomplissement : « Il n'y a pas moyen de concilier ce qui est avec ce qui devrait être, par de réformes simples qui, sauvegardant ce qui a été réalisé, permettraient une évolution vers un meilleur état de choses ».
Après tout, les oppositions entre Rousseau et les philosophes culminent, dans le tableau conçu par Groethuysen, en une formule lapidaire dans sa symétrie : « Le philosophes ils seraient plutôt évolutionnistes en matière de politique et révolutionnaires en matière de religion. Chez Rousseau, poussant ses théories jusqu'à leurs dernières conséquences, ce serait le contraire ».
5.
Bien sûr, le schéma qui vient d'être présenté est sommaire, sinon caricatural. Et il pourrait être réglé et sophistiqué à l'infini. Par exemple, on pourrait au moins s'appuyer sur les études récentes de Marcel Gauchet. Cette même année [1995], il développe le École des hautes études en sciences sociales, à Paris, un cours intéressant, qui pourrait recevoir le titre d' « Archéologie du sujet moderne », dans lequel il examine les transformations simultanées du sujet passionnel ou affectif (la transformation progressive de la passion de la philosophie antique en sensation de la philosophie moderne), le sujet du savoir et le sujet politique. Fait intéressant, cette étude montre même continuité différence inattendue entre le discours élevé du jansénisme et le langage sans abus des philosophes des Lumières ou des libertins du XVIIIe siècle, entre anti-humanisme et l'humanisme. Mais cette continuité n'était-elle pas déjà évoquée plus haut, allant de Pascal à Diderot ?
Mais laissons de côté les nuances les plus délicates. Notre schéma élémentaire nous permet au moins de préciser notre intention. Ou expliquer notre impression qu'une grande partie de l'historiographie et de la critique produites dans notre siècle est plus le résultat d'une projection rétrospective que d'une compréhension philologique. Risque auquel nous sommes toujours soumis, mais qui augmente lorsque nous abordons des expressions telles que libertins et libertaires. ET le cas, par exemple, de Roger Vailland, dans nombre de ses écrits, dont celui consacré à Laclos. On voit alors l'apparition d'un Laclos non seulement libertin, comme aussi libertaire, dans le sens de révolutionnaire – plus encore, dans le sens où le mot révolution prend le relais au XIXe siècle avec le mouvement ouvrier, notamment chez les anarchistes.
Disons-le très clairement : il est certain que cette forme de rapport analytique ou de dissolution représentée par la philosophie des Lumières n'est pas pacifica et transforme l'analyse conceptuelle en dynamite. De plus, la prudence, dans le langage et le comportement, des libertins érudits du XVIIe siècle et l'anonymat dans lequel se protégeaient les libertins agressifs ou militants du siècle suivant montrent que nul n'ignorait que l'esprit libertin appelait autre chose que l'esprit. elle-même en question. .
Ce que nous voulons insinuer, au fond et un peu à contre-courant de certaines littératures, c'est qu'il faut reconnaître l'unité de la pensée classique (XVIIe et XVIIIe siècles) et son hétérogénéité par rapport à la notre monde, engendré au tournant du XVIIIe au XIXe siècle (tout comme le monde de la Renaissance de Rabelais était reconnu par Lucien Febvre comme essentiellement hétérogène à celui de l'âge classique, qui lui attribua rétrospectivement l'étiquette de «athéisme"). Pour le dire crûment (et contrairement à ce que suggère Peter Nagy) : il n'y a pas eu de révolutionnaire avant la Révolution française. Ou même le mot libertaire a pris, au XIXe siècle, un sens qu'il n'avait jamais eu auparavant, et c'est ce qui s'offre d'emblée à notre sensibilité et à notre entendement d'aujourd'hui. C'est exactement ce que dit Robert Darnton (bien que sans penser, dans le texte précité, du moins, à la dimension proprement politique du libertinage), lorsqu'il souligne la distance qui nous sépare du mode de vie et de la sensibilité de l'Ancien Régime, ce qui fait, pour nous, presque impossible même imagine-le.
Mais, si nous nous éloignons ainsi du monde classique – en reconnaissant son altérité et son étrangeté –, peut-être comprendrons-nous mieux la continuité qui le traverse. Sans aplatir toutes les formes de l'esprit libertin en une seule matrice invariable, on entrevoit le fil qui mène de la philosophie austère des libertins érudits aux romans érotiques les plus sinistres du XVIIIe siècle. Discrétion au XVIIe siècle, faste provocateur à la fin du XVIIIe – mais, dans un cas comme dans l'autre, c'est la raison analytique qui jette son acide dans le mortier imaginaire ou théologico-politique qui a cimenté l'Ancien Régime. Mouvement qui ne devient révolutionnaire qu'avec la Révolution française elle-même, comme on peut le voir dans le pamphlet «Français, encore un effort, si vous voulez être républicain», présent dans le roman La philosophie dans le boudoir, de Sade, qui marque peut-être la pointe la plus extrême et la film, a décès de l'esprit libre.
Cependant, percevant la continuité, nous percevons aussi quelque chose comme un changement, qui ne consiste pas seulement en un approfondissement ou une radicalisation de la raison critique. Risquons enfin une formule provocatrice. Reconnaissant cependant que la philosophie des Lumières et l'esprit libertin étaient plus ou moins complices dès l'origine, d'un siècle à l'autre une inversion semble s'opérer entre ces deux figures de la culture.
Le récit de Guy Patin, cité plus haut, nous montre qu'au temps de Gassendi, la débauche n'était guère plus que la libre pensée ou le libre exercice de la raison. Les romans du XVIIIe siècle, de Crébillon Fils à Sade, en passant par mille autres auteurs, montrent que la débauche, grossièrement entendue comme orgie et excès érotique, en est venue à être comprise comme une condition de possibilité de la raison et de la philosophie.
*Bento Prado Jr. (1937-2007) a été professeur de philosophie à l'Université fédérale de São Carlos. Auteur, entre autres livres, de La rhétorique de Rousseau (Cosac & Naify).
Initialement publié sur le site ArtThought IMS.
notes
Apud-Paul Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715), Lisbonne, Cosmos, 1948, p.107.
Cf. Robert Darnton, "Le sexe pour la pensée", Le New York Review of Books, 22 décembre 1994. Cf. dans ce même volume, pp. 19-40.
Apud René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIII' siècle, Genève/Paris Slatkine, 1983, p. 326.
Cf. Revue de discours, riche. 14, p. 101-12.
Cf. Pierre Nagy, Libertinage et révolution, Gallimard, 1975.
Peter Nagy fait ici référence aux mouvements hérétiques du XVIe siècle, comme les anabaptistes de Flandre, combattus comme libertins par les catholiques et les protestants, à la fois pour la « libre critique spirituelle » et pour dévergondage sexuel. Une belle description romanesque de ce mouvement se trouve dans le travail en noir, de Marguerite Yourcenar. Un mouvement similaire au Moyen Âge chez les franciscains est décrit dans le roman Ou ça ne me donne pas de rose, d'Umberto Eco, qui thématise la débauche de fraticelles.
Cf. Pierre Nagy, op. cit., p. 20-1.
Cf. B. Groethuysen, J.-J. Rousseau, Paris, Gallimard, 1949.
Pour une interprétation différente du sens éthique et politique de l'œuvre de Laclos, cf. Raquel de Almeida Prado, « Éthique et débauche dans les liaisons dangereuses », dans ce même volume, pp. 253-65.
Cela vaut aussi pour Rousseau. Rappelons-nous que B. Groethuysen n'en fait qu'une exception, poussée jusqu'aux dernières conséquences, bien au-delà des intentions et de la conscience du philosophe lui-même. Une affirmation qui pose évidemment problème : qu'est-ce que cela signifie pour un philosophe d'être un révolutionnaire sans le savoir ?