La grande faim dans « L’Heure de l’Étoile »

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Par SUSANA SOUTO*

Macabéa est un personnage qui démonte ce que l'on sait des autres, de soi, du monde, de l'invention de la joie.

« Non, je ne plains pas ceux qui meurent de faim. La colère est ce qui me prend. Et je pense que c’est bien de voler pour manger.
(Clarice Lispector, la découverte du monde).

"Oh, Joshua, je n'ai jamais vu un tel malheur\ Plus il y a de misère, plus les vautours menacent"
(Chico Science).

C'était à moi, ironiquement, de réaliser le dessert de ce livre de banquet [Manger avec les yeux] sur un sujet pas si doux : la faim. Gérer la faim en savourant ce que nous mangeons par pur luxe ou par plaisir, c'est revenir au début du repas/réflexion et dire que non, nous ne pouvons pas être rassasiés, car nous avons toujours ce problème très grave à affronter, qui est partie d'une longue série d'actions nécessaires pour garantir le droit à la vie, dans ce pays, sur cette planète, comme nous le raconte Clarice Lispector dans une chronique de septembre 1967, en Journaux au Brésil:

« Dans vingt-cinq ans »

«Ils m'ont demandé un jour si je saurais calculer le Brésil dans vingt-cinq ans. Pas même en vingt-cinq minutes, encore moins en vingt-cinq ans. Mais l’impression-désir est que dans un avenir pas trop lointain, nous puissions comprendre que les mouvements chaotiques actuels étaient déjà les premiers pas pour s’accorder et s’orchestrer vers une situation économique plus digne d’un homme, d’une femme, d’un enfant. […] Mais si je ne sais pas prédire, je peux au moins souhaiter. Je peux vivement espérer que le problème le plus urgent sera résolu : celui de la faim. Mais beaucoup plus vite qu’en vingt-cinq ans, car il n’y a plus de temps à attendre : des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sont de véritables mourants ambulants qui devraient techniquement être admis dans des hôpitaux pour malnutris. La misère est telle qu’un état de préparation serait justifié, comme face à une calamité publique. Mais c'est pire : la faim est notre endémie, elle est déjà une partie organique du corps et de l'âme. Et la plupart du temps, lorsqu’on décrit les caractéristiques physiques, morales et mentales d’un Brésilien, on ne remarque pas qu’il décrit en réalité les symptômes physiques, moraux et mentaux de la faim. Les dirigeants qui ont pour objectif de trouver une solution économique au problème alimentaire seront aussi bénis par nous que, en comparaison, le monde bénira ceux qui découvrent le remède contre le cancer » (LISPECTOR, 1999, p. 33).

Cela fait 56 ans que cette chronique a été publiée et malheureusement, au moment où j'écris ce texte, 21 millions de personnes au Brésil souffrent de faim et 70 millions d'insécurité alimentaire.[I] La faim est encore aujourd'hui au cœur de la vie d'une grande partie de la population brésilienne et aussi dans la configuration de Macabéa, créée par Clarice Lispector et recréée par Suzana Amaral, l'un des personnages les plus déconcertants et mémorables de nos arts.

 Publié l'année du décès de son auteur, 1977, heure des étoiles est un livre unique dans l'œuvre de Clarice, et sera la devise, en 1985, du premier long métrage réalisé par Suzana Amaral, dans un début très heureux qui réunit des acteurs extraordinaires, comme José Dummond, Fernanda Monténégro et Marcélia Cartaxo, un actrice qui fait ses débuts au cinéma, une femme de 19 ans originaire de Paraíba à l'époque avait le même âge que Macabéa.

Nous avons des fins et des débuts qui se lient ici.

La grande famine

Le titre choisi pour ce texte a été coupé de l'extrait : « J'ai oublié de dire que parfois la dactylographe en avait marre de manger. Cela se produisait depuis que j'étais petite, quand j'ai découvert que j'avais mangé du chat frit. Effrayé pour toujours. Il a perdu l'appétit, il avait vraiment très faim » (LISPECTOR, 1995, p. 55). La grande famine ici n'est pas comprise dans le sens qu'elle a dans l'histoire, dans lequel il y a une grande famine en Europe, au Moyen Âge, mais dans le sens d'une famine qui touche des millions de personnes, pas seulement Macabéa, ce qui serait une autre sorte de métonymie, à l'égard de la faim, d'une grande partie de la population brésilienne.

Tout au long de sa carrière, Suzana Amaral ne cessera d'entremêler cinéma et littérature : en 2001, elle Une vie en secret, 2001, d'après le livre d'Autran Dourado ; en 2009, il traduit pour le cinéma Hôtel Atlantico, de João Gilberto Noll, et en 2018, il propose au public sa lecture de L'affaire Morel, de Rubem Fonseca. Mais ce sont des ingrédients pour d’autres plats.

Passons donc à ce dessert un peu amer.

Suzana Amaral, lectrice de Rodrigo SM

Dans une interview,[Ii] Suzana Amaral raconte qu'elle suivait un cours de cinéma à New York et que son professeur d'écriture de scénario a dit à la classe de choisir un roman, en étant très catégorique sur la longueur du livre : court. Elle se rendit ensuite dans une bibliothèque et passa son doigt sur le dos d'une rangée de romans brésiliens, s'arrêtant au plus fin. Ce plus beau fut le dernier livre de Clarice Lispector, dont elle a écrit le scénario, en collaboration avec Alfredo Oroz.

Sur la couverture du livre, il y a seulement l'heure des étoiles, mais après la « Dédicace de l'auteur (en fait Clarice Lispector) », douze autres titres apparaissent : A culpa é meu ou A Hora da Estrela ou Ela que se arrange ou O Direito ao Scream ou Quant à l'avenir ou Lamento de um blue ou She ne sait pas crier ou Un sentiment de perte ou Sifflement dans le vent sombre ou Je ne peux rien faire ou Enregistrement de faits antérieurs ou Histoire lacrymogène du cordel ou Sortie discrète par la porte arrière (LISPECTOR, 1995, p.10 ).

Cette profusion de titres indique l'existence de multiples récits qui s'inscrivent dans ce livre dans lequel nous avons la fictionnalisation de la paternité du personnage de Rodrigo SM, appartenant à la classe moyenne, qui est liée à la nourriture, comme il (a)le note lui-même, « Je suis un homme qui a plus d'argent que ceux qui ont faim, ce qui me rend en quelque sorte malhonnête » (LISPECTOR, 1995, p. 33), qui se trouve confronté à la tâche difficile d'écrire sur un sujet si différent du sien. propre vie : « La classe supérieure me considère comme un monstre étrange, la classe moyenne se méfie que je puisse les déséquilibrer, la classe inférieure ne vient jamais à moi » (LISPECTOR, 1995, p. 33).

Ou encore, dans un autre passage métarécit si proche de la prose de Clarice : « Mais pourquoi est-ce que je me sens coupable ? Et essayer de me soulager du poids de n’avoir rien fait de concret pour le bien de la fille » (LISPECTOR, 1995, p. 38). Rodrigo est confronté au dilemme éthique selon lequel traiter de la pauvreté brésilienne dans son travail, d'une certaine manière, bénéficie également de l'existence de la pauvreté, comme le souligne Nádia Battella Gotlib, un nom central dans la fortune critique de Clarice Lispector : « Le roman se concentre, puis, en fin de compte, le pouvoir de l'écrivain, ou de l'intellectuel, qui « prend soin » des pauvres, traduisant leurs rêves, mais ne pouvant pas réaliser ces rêves dans la pratique. Autrement dit, le roman interroge et démystifie le pouvoir de l’intellectuel qui, à la fois par humble piété et par arrogance compétente, se nourrit de son objet d’étude, sans parvenir à en faire le sujet de son récit. (1995, p. 470).

Mais Suzana Amaral n’est pas exactement une lectrice du roman de Clarice. Lorsqu'elle écrit son scénario, elle est, disons, une lectrice du livre de Rodrigo SM, qui d'ailleurs n'est pas dans le film. Elle porte à l'écran non pas le livre « de Clarice » et ses histoires incorporées, mais plutôt le livre « écrit » de Rodrigo, et nous invite à suivre quelques mois du quotidien d'une misérable paysanne d'Alagoas, son « [ …] de faibles aventures […] dans une ville complètement construite contre elle » (1995, p. 35), un grand centre urbain brésilien vers lequel de nombreux habitants du nord-est ont émigré et continuent de migrer à la recherche de conditions de survie.[Iii]

Cette métropole « faite contre elle-même » passe, dans le film, du Rio de Janeiro de Clarice Lispector au São Paulo de Suzana Amaral, mais cela n’a pas d’importance, car, comme le dit la chanson de Titãs : « la misère est la misère partout ».

Peut-être qu'à la recherche d'un beau livre pour son premier scénario, Suzana Amaral en a choisi un encore plus court : le roman de Rodrigo SM, dans lequel le récit affronte la faim, un « fléau fabriqué par les hommes contre d'autres hommes », au sens lapidaire de la faim. de Josué de Castro.[Iv]

Dis-moi ce que tu (ne) manges pas et je te dirai qui tu es

Dans les chroniques, les romans et les récits, Clarice parle beaucoup de nourriture. Dans Relations de famille est présent dans « Rêverie et ivresse d'une jeune fille » ; « La plus petite femme du monde » ; « Un poulet » ; "Joyeux anniversaire"; "Dîner." Dans la légion étrangère, nous avons l'anthologie « Le partage du pain ». Il ne s’agit pas ici de dresser une liste exhaustive des aliments dans l’œuvre de Clarice, mais je tiens à rappeler que la découverte du monde, commence (même si le volume n’a pas été organisé par l’auteur) par le douloureux « Enfants ennuyeux » : « Je ne peux pas. Je n'arrive pas à penser à la scène que j'ai visualisée et au fait qu'elle est réelle. Le fils qui a faim la nuit et qui dit à sa mère : j'ai faim, maman. Elle répond gentiment : dors. Il dit : mais j'ai faim. Elle insiste : dormir. Il dit : je ne peux pas, j'ai faim. Elle répète avec exaspération : dormir. Il insiste. Elle crie de douleur : dors, tu es ennuyeux ! Les deux restent silencieux dans le noir, immobiles. Est-ce qu'il dort ? – elle pense que tout est éveillé. Et il a trop peur pour se plaindre. Dans la nuit noire, ils sont tous deux éveillés. Jusqu'à ce que, de douleur et de fatigue, ils s'assoupissent tous deux, dans le nid de la résignation. Et je ne supporte pas la démission. Ah, comme je dévore la révolte avec faim et plaisir. (LISPECTOR, 1996, p. 20).

Cette révolte a peut-être conduit l'auteur à Proche du coeur sauvage il compose Macabéa, une sorte de Séverina, qui quitte l'arrière-pays pour la grande ville, d'abord Maceió, puis Rio de Janeiro.

Tant dans le livre que dans le film l'heure des étoiles, la nourriture est une ressource importante pour la composition du personnage. Au début du livre, l'accès à la nourriture est utilisé comme critère de classification du public, ce qui est assez inhabituel dans la littérature brésilienne : « (Si le lecteur a une certaine richesse et une vie bien logée, il fera tout son possible pour voyez comment sont parfois les autres. Si vous êtes pauvre, vous ne me lirez pas parce que me lire est superflu pour ceux qui ont une légère faim permanente […]) » (LISPECTOR, 1995, p. 46).

Et aussi au début du film, il y a une séquence très dure, dans laquelle la misère est évoquée. Macabéa, qui partage une chambre d'hôtes avec d'autres femmes tout aussi pauvres nommées Maria, se réveille au milieu de la nuit, s'assoit sur un urinoir et, peu de temps après, toujours assis, prend une cuisse de poulet qui se trouve dans un emballage en aluminium et il le mange, tout en vaquant à ses besoins essentiels, dans cette pièce très semblable à une cellule de prison brésilienne, où se trouve également une cuisine improvisée, avec une cuisinière à deux feux.

Figure 1

Source : Cinéma l'heure des étoiles, par Suzana Amaral

Les pôles opposés se rencontrent. Le matériel bas et la bouche. En urinant, Macabéa mange aussi des aliments laids, froids, qui n'ont pas été conservés dans un endroit approprié, dans une réinterprétation d'un extrait douloureux du livre : « Parfois, avant de m'endormir, j'avais faim et j'avais des hallucinations à moitié en pensant à la vache. jambes. Le remède était de bien mâcher le papier et de l'avaler » (LISPECTOR, 1995, p. 47). Il y aurait beaucoup à dire sur ce rôle mâché en l'absence de nourriture, a fortiori dans un roman aussi marqué par la réflexion métanarrative.

Il y a tellement d’enjeux ici : la faim nocturne, la nourriture froide et moche, l’absence de table, de chaise, d’endroit conventionnel pour manger, créant une image de dégradation de la vie de ceux qui n’ont rien. Mais avec Macabéa, rien n'est simple ni évident, et Suzana Amaral, fine lectrice, l'a bien compris. Dans la même pièce où la caméra compose ce moment de douleur et de besoin, dans une autre séquence, Maca, seule (c'est presque toujours dans la solitude que les personnages de Clarice Lispector affrontent l'angoisse, l'extase ou le bonheur clandestin), Un jour de congé, elle danse avec un drap qui fait tantôt office de voile de mariée, tantôt de parangolé, rappelant Hélio Oiticica :

Figure 2

Source : Cinéma l'heure des étoiles, par Suzana Amaral

Dans le livre, la même beauté : « Ainsi, le lendemain, quand les quatre Marias fatiguées allèrent travailler, elle eut pour la première fois de sa vie la chose la plus précieuse : la solitude. Elle avait une chambre rien que pour elle. Je ne pouvais pas croire que j'appréciais l'espace. Et pas un mot n’a été entendu. Puis elle dansa dans un acte de courage absolu, car sa tante ne voulait pas la comprendre. Elle dansait et tournoyait car lorsqu'elle était seule elle devenait : libre ! J'ai tout apprécié, la solitude durement gagnée, la radio à piles qui jouait aussi fort que possible, l'immensité de la pièce sans les Marias » (LISPECTOR, 1995, pp. 57-58).

À Macabéa, fille mince et campagnarde, pâle, aux ovaires ratatinés, ne mangeant que des hot-dogs, orpheline de père, de mère et d'argent, nous avons Glória, sa collègue sténographe, dont le père travaille dans une « belle boucherie » (1998, p. 40), « élevée dans la chair », comme elle le dit elle-même, apportant « un bon vin portugais dans son sang » (LISPECTOR, 1995, p. 76).

Ce personnage, dont l'avenir est déjà indiqué par son nom, séduit Olímpico. Sur le marché des affections, Glória est vue en fonction de ce qu'elle mange et est traitée comme de la nourriture : « En la voyant, il [Olímpico] a vite deviné que, bien qu'elle soit laide, Glória était une nourriture de bonne qualité. […] Plus tard, de recherches en recherches, il a appris que Glória avait une mère, un père et des plats chauds au bon moment. Cela en a fait un matériau de qualité supérieure. Olímpico est tombé en extase lorsqu'il a découvert que son père travaillait dans une boucherie » (LISPECTOR, 1995, p. 77). Macabéa, qui a en commun avec l'Olímpico un passé de pauvreté reculé, se voit et se voit également en relation avec Glória à travers l'accès à la nourriture :

« Macabéa a compris une chose : Glória était difficile à exister. Et tout cela devait être dû au fait que Glória était grosse. L'embonpoint a toujours été l'idéal secret de Macabéa, car à Maceió elle avait entendu un garçon dire à une grosse femme qui passait dans la rue : « ta grosseur est belle ! Dès lors, il rêve de manger de la viande et c'est à ce moment-là qu'il fait la seule demande de sa vie. Il a demandé à sa tante de lui acheter de l'huile de foie de morue. (Déjà alors, il avait un penchant pour la publicité.) Sa tante lui avait demandé : tu penses que tu es la fille d'une famille en quête de luxe ? (LISPECTOR, 1995, p.52).

Glória est celle qui « a la méchanceté de chaque femme », comme le chante Noel Rosa, celle qui connaît « la douleur et le plaisir d'être ce qu'elle est », pour reprendre la réponse de Caetano Veloso à cette chanson.[V] C'est un personnage féminin composé à partir du stéréotype de genre : fausse blonde (selon le modèle imposé par le cinéma industriel, qui apparaît dans le film sur les affiches collées par Macabéa sur le mur de sa chambre), grosse, une vraie Carioca, séduisante.

Figure 3

        Source : Cinéma l'heure des étoiles, par Suzana Amaral

(Je crois qu'il est important d'ouvrir des parenthèses sur ce personnage, à l'heure où l'on discute à nouveau sérieusement des droits reproductifs au Brésil. Dans le livre, il n'est pas question d'avortement, mais dans le film, en 85, l'année dernière de la dictature militaire, Suzana Amaral insère ce thème à certains moments : dans le dialogue de Glória avec un amant, dans la conversation de Glória avec Macabéa et dans la consultation de Glória avec Madame Carlota. Ce thème reste à l'ordre du jour des luttes féministes et est toujours très tendu et délicat, dans le contexte conservateur et conservateur brésilien.).

Madame Carlota, la diseuse de bonne aventure interprétée magistralement par Fernanda Monténégro dans le film, est issue d'un passé de pauvreté et de faim, et est également façonnée par la nourriture, dans le livre, pas dans le film. À la fin du récit, en dialogue avec la nouvelle de Machado « La Diseuse de bonne aventure », Clarice Lispector complète sa galerie de personnages féminins avec cette ex-prostituée qui lit l'avenir de Macabéa, en lettres et « […] en parlant, elle a pris de une boîte ouverte, un bonbon après l'autre et remplit sa petite bouche. Il n’en a pas proposé à Macabéa » (LISPECTOR, 1995, p. 92). Ces bonbons, à l’intérieur desquels se trouve un « liquide épais » (une métaphore assez évidente), connectent avec leur féminité (puisque les bonbons sont consommés par les femmes et les enfants) et renforcent leur hédonisme, les bonbons sont consommés par plaisir et non par nécessité.

Le long dialogue de Macabéa avec Madame Carlota, qui ne propose à son client que du café froid, est suivi presque ligne par ligne par Suzana Amaral. Ce sera en effet un moment rare où Macabéa recevra le traitement délicat, quoique professionnel, simulé de la diseuse de bonne aventure et aura pour la première fois des nouvelles d'un avenir qui l'a fait « trembler de partout à cause du côté douloureux ». de bonheur excessif » (LISPECTOR, 1995, p. 96).

On a aussi dans le film les trois Marias avec qui Macabéa partage une chambre et mange autant qu'elle. Il y a ici une prophétie inhabituelle sur les horreurs du Brésil : ces misérables femmes travaillent à Lojas Americanas, dans le roman. Ils apparaissent en train de cuisiner dans une scène sur le petit poêle, une cuisine improvisée, puis tiennent la tête de Macabéa, dans un moment de solidarité pendant que la paysanne vomit. Dans le film, pas dans le livre.

Le droit de vomir

La faim semble collée à Macabéa, ou comme l'écrit Clarice Lispector dans la chronique de « Daqui a vingt-cinq ans » : « […] la plupart du temps, lorsqu'on décrit les caractéristiques physiques, morales et mentales d'un Brésilien, on ne remarque pas que les symptômes physiques, moraux et mentaux de la faim sont réellement décrits » (données, p.).

Ce fragment semble en fait faire écho à un extrait du classique publié en 1946, La géographie de la faim, de Josué de Castro : « Ce n'est pas seulement en agissant sur le corps des victimes, en rongeant leurs viscères et en ouvrant des blessures et des trous dans leur peau, que la faim anéantit la vie du compatriote, mais aussi en agissant sur sa structure mentale, sur leur conduite sociale. Aucune calamité n'est capable de perturber la personnalité humaine aussi profondément et de manière aussi néfaste que la faim lorsqu'elle atteint les limites de la véritable famine. Châtiés par la faim, châtiés par le besoin impérieux de se nourrir, les instincts primaires s'exaltent et l'homme, comme tout autre animal affamé, présente un comportement qui peut paraître des plus déconcertants ». (2022, p.252)

Josué de Castro dont nous commémorons cette année, dans le sens de commémorer ensemble, le 50ème anniversaire de sa mort et qui fut un grand penseur de la faim et au-delà, et l'une des victimes de la dictature militaire, mort en exil . Et même s'il est mort, à son retour au Brésil, la dictature empêche la publicité de sa veillée funéraire et de son enterrement, craignant un acte politique majeur. Ce qui n’est pas sans rappeler une célèbre thèse sur l’histoire de Walter Benjamin : « Le don de réveiller des étincelles d’espoir dans le passé est le privilège exclusif de l’historien convaincu que les morts ne seront pas en sécurité si l’ennemi gagne. Et cet ennemi n’a cessé de gagner » (1994, p. 224). Josué, qui consacre son livre à Rachel de Queirós et José Américo de Almeida, les qualifiant de « romanciers de la faim », aurait certainement été ému par Macabéa, qui n'aurait peut-être pas quitté l'arrière-pays si le Brésil avait procédé à la réforme agraire, nécessaire pour résoudre le problème. le problème de la faim.

Cette jeune campagnarde de 19 ans est si absurdement malheureuse que, dans le livre, elle n'a même pas le droit de vomir. Le vomissement est refusé à Macabéa, celle qui « grâce à Dieu n'a jamais vomi », comme le dit Olímpico, dans l'une de ses conversations déconcertantes. Et, dans un passage qui me fait toujours pleurer, il explique pourquoi. Dans la consultation qu'il a avec le médecin incompétent et impitoyable, exclu du film, «… inattentif [qui] pensait que la pauvreté était une chose laide» (LISPECTOR, 1995, p. 85), nous avons le dialogue suivant :

— Avez-vous parfois des crises de vomissements ?

— Oh, jamais ! — s'est-elle exclamée, très étonnée, car elle n'était pas folle du gaspillage de nourriture, comme je l'ai dit.

(LISPECTOR, 1995, p. 85)

Elle a failli vomir, au moment de sa mort : « A cet instant précis, Macabéa ressent une profonde nausée au ventre et a failli vomir, elle avait envie de vomir ce qui n'est pas son corps, de vomir quelque chose de lumineux. Étoile aux mille points » (LISPECTOR, 1995, p. 104).

Mais dans le film, Macabéa vomit, vers la fin, après s'être rendue chez Glória, qui l'invite, très coupable d'avoir volé l'Olímpico de Jesus,[Vi] avec qui il entretenait « une relation peut-être étrange mais au moins liée à un certain amour » (LISPECTOR, 1995, p. 77) et des conversations sur « […] la farine, la viande séchée, la viande séchée, la rapadura, la mélasse » (LISPECTOR, 1995, p. 63). Lors de la fête d'anniversaire de la mère de Glória, Macabéa est surprise par l'abondance et mange excessivement, vomissant lorsqu'elle revient à la pension, aidée par Marias.

Suzana Amaral accorde à Macabéa le droit de vomir, si courant dans les films de Sganzerla, comme le rappelle Patrícia Mourão, dans son émouvant discours sur Non ça, araignée[Vii]. Dans le livre, Clarice Lispector aborde ce sujet d'une manière beaucoup plus dure. La nourriture est quelque chose de si rare dans la vie de Macabéa qu'elle n'a même pas le droit de la gaspiller en vomissant, ce qui est renforcé dans plusieurs passages, comme celui-ci : « Le lendemain, lundi, je ne sais pas si à cause de le foie frappé par le chocolat ou à cause de la nervosité de boire quelque chose de riche, il se sentit malade. Mais elle ne vomissait pas obstinément pour ne pas gâcher le luxe du chocolat » (LISPECTOR, 1995, p. 84).

Le chocolat, dans le livre, et le copieux déjeuner de l'anniversaire de la mère de Glória en banlieue, dans le film, sont donc un luxe pour Macabéa. Dans le film, elle peut « gaspiller de la nourriture ». En vomissant, elle éprouve des excès, ce qui lui est refusé dans le livre. Ou bien, on peut aussi penser que les vomissements du film font partie de la fictionnalisation de l'extrême misère de Macabéa : elle mange si mal et si peu que, quand elle mange bien, elle vomit. Elle n'a jamais droit à la nourriture. Il ne vomit pas pour ne pas le gaspiller et, lorsqu'il mange trop, il ne peut pas le retenir. Elle est condamnée à un régime à base de déchets issus de l'industrie alimentaire contrôlée par l'empire américain : hot dogs et coca.[Viii], et parfois du café.

Dans plusieurs passages du film, Suzana Amaral montre le coca-cola à côté de la radio, un important véhicule de communication de masse encore aujourd'hui au Brésil. La collusion entre les médias hégémoniques et les grandes entreprises, même aujourd’hui, entretient et prolonge la misère.

Cette boisson, courante sur les tables brésiliennes et centrale dans l'économie du pays à une certaine époque, occupe une place intéressante dans le livre et le film. Index de l'hospitalité, le café est offert à Macabéa, fin, froid et sans sucre, par la propriétaire de la pension où elle habite, lorsqu'elle part chercher une chambre. Et, à la fin du livre, il réapparaît, désormais proposé par Madame Carlota, froid et sans sucre. Avec du lait et du sucre, il est également offert par Olímpico à Maca, qui s'étonne de la rare générosité de ce « petit ami », qu'elle considère comme « sa pâte de goyave au fromage ». Dans cette séquence, Macabéa manque de tomber malade à cause de tant de sucre, centre de beaucoup de nos maux, liés aux grandes propriétés, à la monoculture et au travail servile, qu'elle verse dans sa petite tasse :

– […]Eh bien, écoute, je vais t'acheter un café au bar. Il veut ?

– Peut-on l'égoutter de lait ?

– Oui, c'est le même prix, si c'est plus, tu paies le reste.

Macabéa n'a payé aucune dépense à Olympic. Seulement cette fois-ci, lorsqu'il lui a acheté un café qui coule, qu'elle a rempli de sucre presque au point de vomir mais qu'elle s'est contrôlée pour ne pas se mettre dans l'embarras. Elle a mis beaucoup de sucre à profit. (LISPECTOR, 1995, p. 50)

Si Glória est « élevée dans la chair », celle qui a beaucoup de viande, Macabéa est celle qui ne mange presque rien et qui n'éveille l'appétit de personne. Lorsqu'il l'abandonne, Olímpico lui dit :

–Toi, Macabéa, tu es un cheveu dans la pommade. Je n'ai pas envie de manger. Je suis désolé si je vous ai offensé, mais je suis sincère. Êtes-vous offensé?

– Non, non, non ! Oh, s'il te plaît, je veux partir ! S'il vous plaît, dites-moi au revoir bientôt »(LISPECTOR, 1995, p. 78).

Suzana Amaral, si attentive à l'utilisation de la nourriture comme élément de composition du personnage, n'incorpore pas dans son film une scène dans laquelle Olímpico mâche du piment, lors de la première rencontre avec Glória, pour montrer immédiatement qui est le patron. Ce serait bien d'avoir vu cette relation entre nourriture et genre, mais dans le film Olímpico ce n'est pas le bouc qui mâche du poivre et surmonte la pauvreté, devenant, comme l'indique un résumé narratif du roman, un député et démantelant l'ironie. inscrit à son nom , dans lequel la référence à l'Olympe contraste avec « Jésus », le nom de famille de ceux qui n'ont pas le nom de leur père dans le registre.

Suzana Amaral réserve à l'Olímpico un destin différent, ou plutôt un destin plus prévisible, qui ignore la complexité et la diversité des destinations des migrants pauvres du nord-est dans la grande ville, dont l'exploit le plus extraordinaire est celui du président Luís Inácio Lula da Silva, qui quitte de l'intérieur du Pernambuco jusqu'à São Paulo à Pau-de-arara, et a été élu trois fois pour gouverner ce pays injuste.

Ce qui se rapproche le plus de cet avenir improbable mais possible, c'est dans une scène, une sorte d'hommage à Glauber Rocha de Deus eo diabo na terra do sol e aussi de Terra em trance, dans lequel il prononce un discours passionné sur une place presque vide, en présence uniquement de Macabéa et d'une mendiante, qui l'applaudissent, promettant de résoudre les problèmes du Brésil, de Cajazeiras (pays de Marcélia Cartaxo) à Brasilia. Mais l’héroïsme de l’Olímpico de Jesus s’arrête là. Au final, il reste perdu et seul, « dans toute une ville faite contre [lui] ».

Il y a encore une autre séquence que j’aime considérer comme un hommage au cinéma inventif. C'est un moment où Macabéa et Olímpico se trouvent dans un endroit désert et peu attrayant, en pleine excursion, sous un viaduc, et soudain il la soulève et simule un vol d'avion. Les rires se mêlent au bruit du train et des mouches Macabéa. Je vois dans ce très beau moment un dialogue avec Sganzerla, en Copacabana, mon amour. Des corps insoumis en liberté, comme dans la danse de Maca avec le drap parangolé, dans la chambre.

Pâte de goyave au fromage

Avant de terminer ce dessert amer, je veux laisser quelques images de douceur, difficiles, mais toujours douces, que Clarice et Suzana nous invitent à savourer et qui restent dans ma mémoire, après avoir parcouru cette histoire « coup de poing dans l'estomac » de personnages qui ressentir une « légère faim permanente ».

A la fin du film, Macabéa porte une robe bleue vaporeuse, semblable à une robe de mariée (happy end du cinéma industriel) et court dans les bras de l'homme (bon gars stéréotypé) qui lui roule dessus. Même si en imagination, ou dans un ultime délire de mort, elle vit la fin du film qu'elle a regardé, alors qu'elle avait un peu d'argent. Cette fin semble refaire, en quelque sorte, la circularité mise en scène dans le livre, dont le début est « Tout dans le monde a commencé par un oui » et dont la fin est le mot « Oui ».

Figure 4

     Source : Cinéma l'heure des étoiles, par Suzana Amaral

Macabéa est l'un des personnages les plus déconcertants que je connaisse. Cela démonte ce que nous savons des autres, de nous-mêmes, du monde, de l’invention de la joie. Elle, « l'herbe fine », sait inventer un monde à vivre : écouter une radio empruntée, chanter, aller au cinéma, se laisser enchanter par les mots et, dans une émouvante célébration de la liberté et du loisir, se réveiller tôt. Dimanche : « passer plus de temps à ne rien faire » (LISPECTOR, 1995, p. 20).

Maca, qui aimait la goyave avec du fromage, « la seule passion de sa vie » (LISPECTOR, 1995, p. 20), semble nous dire que nous devrions aussi imaginer des moyens pour que le Brésil sorte définitivement de la carte de la faim et ait plus de jours de répit. faim. goyave au fromage pour tout le monde. Des jours plus heureux : « Le bonheur ? Je n’ai jamais vu un mot plus fou, inventé par les femmes du Nord-Est qui sont présentes en masse » (LISPECTOR, 1995, p. 25).

*Susana Souto est professeur à la Faculté des Arts de l'Université Fédérale d'Alagoas (UFAL).

Initialement publié dans le livre SEDLMAYER, Sabrina, CLIMENT-ESPINO, Rafael et ANDRADE, Luiz Eduardo (éd.). Manger avec les yeux: cinéma culture culinaire. Authentique, 2023.

Références


L'heure de l'étoile. Réalisé par Suzana Amaral et Alfredo Oroz. São Paulo. Rais Fil-Producteur

mois. Embrafilm. 1985. Film complet disponible sur : https://www.you-tube.com/watch?v=MBxAMJvSip0

BENJAMIN, Walter. À propos du concept d’Histoire. In: BENJAMIN, Walter. Magie et technique, art et politique: essais sur la littérature et l'histoire culturelle. Traduit par Sergio Paulo Rouanet. 3e éd. São Paulo : Brasiliense, 1987. p. 222-234.

CASTRO, Josué. Géographie de la faim. Le dilemme brésilien : pain ou acier. São Paulo : Cependant, 2022.

GOTLIB, Nadia Battella. Clarice : une vie qui compte. São Paulo : Ática, 1995.

LISPECTOR, Clarisse. La découverte du monde. Rio de Janeiro : Nouvelle frontière, 1996.

LISPECTOR, Clarisse. L'heure de l'étoile. 23. Éd. Rio de Janeiro : Francisco Alves, 1977.

notes


[I] « L'édition 2023 du rapport [L'État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde (SOFI), publié aujourd'hui conjointement par cinq agences spécialisées des Nations Unies] révèle qu'entre 691 et 783 millions de personnes ont souffert de la faim en 2022, avec une moyenne de 735 millions. Cela représente une augmentation de 122 millions de personnes par rapport à 2019, avant la pandémie de COVID-19. » Disponible à https://www.fao.org/brasil/noticias/detail-events/en/c/1644602/.

[Ii] Disponible en: https://www.youtube.com/watch?v=ykPcZqaq2U0.

[Iii] Le thème de la migration a déjà été largement analysé. Voir Les migrants du Nord-Est dans la littérature brésilienne, d'Adriana de Fátima Barbosa Araújo. Curitiba : Appris, 2019.

[Iv] La faim est comprise ici non pas comme un malaise momentané qui sera satisfait, mais comme un problème social, dérivé de la profonde inégalité brésilienne, un cadre dans lequel, dans le cas de ce récit, les personnages Macabéa, Olímpico de Jesus et les Marias sont également inséré.

[V] La chanson de Noel Rosa s'appelle "Pourquoi mentir?" et « Gift of Illusion » de Caetano Veloso.

[Vi] Olímpico fait référence au monde grec, indiquant la force, mais son état grave est renforcé par son nom de famille, Jésus : « – Olímpico de Jesus Moreira Chaves – il a menti parce que son nom de famille était seulement celui de Jésus, le nom de ceux qui n'ont pas de père." (LISPECTOR, 1995, p. 60).

[Vii]Chez Cine Sal, dont le texte fait partie de ce volume.

[Viii] Boisson dont on a déjà parlé au Cine Sal avec beaucoup d'humour de Sabrina Sedlmayer, d'après le film qui fait réfléchir Comment Fernando Pessoa a sauvé le Portugal, d'Eugêne Green (2018).


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