L'humanité devient-elle muette ?

William Notman (1826-1891), Nature morte aux livres, 1870-80.
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Par DANIEL BRÉSIL*

La population de la planète approche les 8 milliards, et tout croît de façon exponentielle : le nombre d'ignorants, de génies, de gens éduqués, d'artistes et de criminels

Un petit article de Christophe Clavé fait grand bruit dans les réseaux et communautés scientifiques en sciences humaines depuis 2020, date de sa parution. Il affirme catégoriquement que le QI de l'humanité, qui n'avait cessé d'augmenter, a décliné au cours des 20 dernières années. Ce serait une inversion de la thèse proposée en 1982 par le psychologue américain James Flynn, qui décelait l'augmentation constante du taux de bonnes réponses de la population mondiale aux tests de QI.

L'un des facteurs, selon Clavé, est l'appauvrissement du langage. Selon le franco-suisse, « il ne s'agit pas seulement de réduire le vocabulaire utilisé, mais aussi des subtilités linguistiques qui permettent d'élaborer et de formuler des pensées complexes. La disparition progressive des temps (subjonctif, imparfait, formes composées du futur, participe passé) donne lieu à une pensée presque toujours pour le présent, limitée dans l'instant : incapable de projections dans le temps. La simplification des tutoriels, la disparition des majuscules et de la ponctuation sont des exemples de "coups fatals" à la justesse et à la variété d'expression.

La première impulsion des personnes qui ont été éduquées en lisant des livres, en abordant des dissertations et en écrivant des articles savants est d'applaudir avec enthousiasme, mais il est conseillé de prendre une pincée de sel avec certaines de ces affirmations.

Tout d'abord, qui est Clavé ? Une rapide recherche nous apprend qu'il n'est ni linguiste ni sociologue, loin de là. ET "professeur de stratégie et management», et président d'une société de conseil et d'investissement basée en Suisse. D'accord, il pourrait même être un cadre bien intentionné préoccupé par ce qu'il prétend être «l'appauvrissement linguistique» des jeunes. Inquiétude légitime, quelle que soit l'origine de l'individu. Un médecin, un ingénieur ou un musicien peut avoir la même peur en entendant son fils adolescent communiquer avec un vocabulaire de trois cents mots.

Deuxièmement, il y a un manque de preuves scientifiques pour l'affirmation grandiloquente. D'où a-t-il obtenu ces données ? D'accord, supposons qu'il ne s'agisse que d'un court article d'opinion, pas d'une thèse universitaire. On peut accorder le droit au doute, mais il serait de bon ton de travailler avec des informations, sinon statistiquement prouvées, du moins acceptées par le bon sens.

Il n'est pas rare que nous célébrions l'inclusion d'un nouveau mot dans le dictionnaire. Mais il est aussi fréquent d'oublier ces mots qui traînent entre paires, inutiles à l'ère moderne. Si un parnassien, ou même un moderniste, pouvait voyager dans le temps et écouter nos conversations au milieu du XNUMXe siècle, il trouverait notre langue très pauvre. Les rassemblements sociaux, les discours et les articles journalistiques ont éteint les rapapés verbaux et les adjectifs cafunés, adoptant des formes plus directes. Devenons-nous plus pauvres en sens – ou en intelligence, d'ailleurs – pour cette raison ?

J'ose suggérer que d'autres langues et véhicules occupaient l'espace de la langue écrite au XIXe siècle. Avant, tout devait passer par le mot, le verbe, ce qui nécessitait une très large gamme de mots. Avec l'explosion médiatique de la seconde moitié du XXe siècle, les choses, les situations, les états, les émotions, etc., peuvent être suggérés autrement. Ce n'est pas pour rien qu'une expression comme « une image vaut mille mots » n'a pu apparaître qu'au siècle de la photographie, du cinéma, de la télévision et d'internet, même si elle est tellement usée que certains supposent qu'elle existe depuis l'Antiquité. Grèce.

Cependant, il faut rendre hommage à Clavé pour avoir élevé le lièvre. (Veuillez noter, lecteur, que j'utilise des expressions démodées pour pimenter le débat.) C'est une chose de pouvoir synthétiser, c'en est une autre de faire appel à un emoji. Et j'en profite pour, du fond de mon ignorance multidisciplinaire, suggérer que s'il y a bien baisse du QI de l'humanité, c'est aussi dû à l'abandon de certaines questions fondamentales de mathématiques et de raisonnement logique.

Plus personne ne s'occupe de diviser ou de multiplier. Ajouter, seulement s'il a moins de deux chiffres. Le téléphone portable, l'ordinateur et toutes les applications le font en trois touches. Il est courant d'aller à la caisse de la boulangerie et de voir l'employé calculer la quantité d'un litre de lait plus 4 petits pains sur une machine, ce que Seu Manoel du coin des années 60 (20 ? 30 ? 40 ?) a fait en un clin d'œil. un œil. Je ne vais même pas parler de la règle de trois ! Mais faut-il en conclure que Seu Manoel était plus intelligent que l'employé de boulangerie d'aujourd'hui ? Ou simplement qu'il n'avait pas d'autres outils qu'une formation en calcul mental ?

Je me souviens vaguement d'une histoire de science-fiction que j'ai lue quand j'étais jeune, dans laquelle, dans un futur lointain, les gens ont complètement perdu la capacité de faire des calculs. Les ordinateurs font tout, et personne n'a l'idée d'utiliser les méthodes primitives du crayon, du papier et du cerveau. Jusqu'à ce qu'arrive un garçon prodige qui sait faire des maths. Le réseau mondial en détecte d'autres, qui sont placés dans une école spécialisée, et le conte se termine par un scientifique-moniteur déclarant triomphalement que « bientôt l'humanité saura extraire une racine carrée ! ».

En fin de compte, ce sont des conclusions. Je ne peux pas être d'accord avec l'affirmation de Clavé selon laquelle l'humanité devient plus stupide, sans preuves concrètes, mesurées et systématisées. Je sais qu'à divers moments cela nous semble évident, comme au Brésil en 2021, mais c'est un raisonnement plus poussé par l'émotion que par la raison. La population de la planète approche les 8 milliards, et tout croît de manière exponentielle : le nombre d'ignorants, de génies, de gens éduqués, d'artistes et de criminels. Il semblera toujours que nous sommes entourés de gens de plus en plus stupides, car nous ne pouvons pas distinguer le reste de la foule. Mais c'est une question statistique, pas linguistique.

L'article de Clavé se termine par un appel aux parents et aux enseignants à « enseigner et pratiquer la langue sous ses formes les plus diverses. Même si cela semble compliqué. Surtout si c'est compliqué. Parce que dans cet effort il y a la liberté. Ceux qui affirment la nécessité de simplifier l'orthographe, de débarrasser la langue de ses « défauts », d'abolir les genres, les temps, les nuances, tout ce qui crée la complexité, sont les véritables artisans de l'appauvrissement de l'esprit humain.

Il est évident qu'il y a une motivation humaniste, presque des Lumières, dans notre professeur. Le problème de l'article se limite donc au développement d'une bonne idée à partir d'un argument sans preuve. C'est une belle maison construite sur du sable doux.

* Daniel Brésil est écrivain, auteur du roman costume de rois (Penalux), scénariste et réalisateur de télévision, critique musical et littéraire.

 

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