La loi sanglante de la main invisible

Fred Williams, Paysage d'Upwey, 1964–5
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Par JOSÉ MICAELSON LACERDA MORAIS*

Pour le capital et contre l'humanité depuis 1776

En principe, le contenu de cet article ne pourrait traiter que des répercussions indésirables du principe de la « main invisible » sur la société, voire rassembler des éléments pour contester la proposition de Smith selon laquelle le libéralisme économique, lié à un tel principe, nous conduirait à la meilleur de tous les mondes. Cependant, la raison (philosophique et économique) chez Smith est beaucoup plus complexe et, la doctrine de l'intérêt personnel, base dont il tire sa proposition de la main invisible, a atteint, sous le mode de production capitaliste, le rang de règle générale et norme universelle de comportement et de conduite des sujets sociaux, libérant le capital de toute limite éthique et morale.

Comme l'explique Rothschild (2003, p. 135), « […] Smith lui-même ne semble pas avoir accordé beaucoup d'importance à la main invisible […] ». Avant le XXe siècle, même les commentateurs de Smith ne semblent pas avoir prêté attention au principe. Selon Rothschild, la même chose n'a pas été mise en évidence dans les mémoires sur la vie et l'œuvre de l'auteur, par Dugald Stewart, ni dans les éditions de "Wealth of Nations" par Playfair ou McCulloch, ni même, dans les commémorations du centenaire de ses constructions ; « […] Il est même remarquable que l'expression 'main invisible' était peu connue au début du XXe siècle […] » (ROTHSCHILD, 2003, p. 135). Ce n'est qu'au cours de ce siècle que le principe de la main invisible acquiert le statuts de « […] 'la contribution la plus importante [de] la pensée économique' à la compréhension des processus sociaux […] », selon Arrow et Frank Hahn, comme l'observe également l'auteur précité.

Pour comprendre le sens inexorable et réel qu'a atteint une telle formulation au XXe siècle, il faut remonter à son ouvrage antérieur, la Théorie des Sentiments Moraux (TSM), qui contient sa thèse d'une société harmonieuse qui se construirait sous l'égide de la sympathie et du spectateur impartial ; deux concepts de base de TSM. Comme nous essaierons de l'établir ci-dessous, l'intérêt personnel, dans sa formalisation la plus sophistiquée et idéologique, la main invisible, de la Richesse des Nations (RN), apparaît bien comme une version économique des idées de sympathie et de spectateur impartial de TSM. La différence est que dans ce dernier, l'enjeu social (ordre et harmonie sociale) est présenté comme un principe moral alors que dans le RN il est appréhendé comme un enjeu économique. Le principe d'autorégulation de la société perd son contenu moral et prend une dimension économique certes fantomatique, invisible mais d'une puissance écrasante dans le cadre de la généralisation des échanges mercantiles. Ainsi, le principe de la main invisible devient directement responsable de la promotion de l'efficacité, du bénéfice social, bref de l'ordre et de l'harmonie sociale. Ainsi, il ne faut pas oublier que les deux ouvrages sont de dimensions et de temporalités différentes : la TSM représente un traitement philosophique du comportement humain, tandis que la RN traite des fondements économiques d'une nouvelle société en voie de consolidation.

L'établissement de l'intérêt comme norme sociale était, comme le précise Hirschman (2002, p. 63), « […] à la fois le produit d'une longue séquence de la pensée occidentale et une composante importante du climat intellectuel des XVIIe et XVIIIe siècles [ …] ”. Le cœur de la discussion impliquant la thèse « intérêts contre passions » peut être identifié chez des auteurs tels que Pascal, Giambattista Vico, Mandeville, Bacon, Spinoza, Hume, parmi tant d'autres, analysés en détail dans l'ouvrage « Comme passions et intérêts : arguments politiques en faveur du capitalisme avant son triomphe », par le même auteur de la citation précédente. Mais ce qu'il importe de souligner ici, c'est que la formulation donnée par Smith à l'intérêt, synthétisée dans le principe de la main invisible, a pratiquement supplanté toute discussion antérieure sur le sujet.

TSM, sans aucun doute, est une œuvre fascinante à tous points de vue : profondeur, génie, originalité, etc. Il vise à discuter de la lutte intérieure de l'homme entre ses vertus et ses vices et à démontrer, en fin de compte, que la maîtrise de soi sur ces derniers, et l'approbation sociale des premiers, est la voie naturelle vers une société meilleure. Son point de départ est l'existence d'un sens moral inné à l'homme, dérivé du sens de la sympathie et de la figure du spectateur impartial, caractéristiques également innées, selon les inductions de Smith. La question sociale apparaît comme un principe moral, non comme une question économique. Alors, dans ce contexte, pour lui, quelle serait la manière moralement correcte d'agir si nous sommes toujours tiraillés entre nos vices et nos vertus ?

« En traitant des principes moraux, il est nécessaire de considérer deux questions. Premièrement, en quoi consiste la vertu, ou le ton d'humeur et la teneur de la conduite, qui constituent un caractère excellent et louable, un caractère qui est un objet naturel d'estime, d'honneur et d'approbation ? Et, secondement, par quelle puissance ou faculté de l'esprit ce caractère, quel qu'il soit, se recommande-t-il à nous ? Ou, en d'autres termes, comment et par quels moyens l'esprit se trouve-t-il préférer un type de conduite à un autre ; appeler l'un bien et l'autre mal; considérer un objet d'approbation, d'honneur et de récompense, et l'autre de honte, de censure et de punition ? » (SMITH, 2015, l, 7262).

La réponse développée par lui passe par la compréhension qu'il existe un sens moral propre à la nature humaine, au-delà de l'amour de soi. Le sens moral, qui permet à la fois la condition civile (production de conventions artificielles pour la vie en communauté, comme la justice, par exemple), et la recherche d'un "caractère excellent et louable, un caractère qui est un objet naturel d'estime, d'honneur et d'approbation" , par tous les sujets sociaux. La morale en tant que condition humaine, à travers ses diverses formes de représentation - telles que l'établissement d'un ordre social, au lieu d'un ordre naturel, dans lequel la résolution des conflits se fait sur la base du dialogue et de la justice, plutôt que sur la violence, la promotion des vertus pour atteindre le bonheur, etc ‒ représente donc un processus. Les éléments fondamentaux de ce processus ont été compris par Smith comme étant constitués par les idées de sympathie et de spectateur impartial, comme mentionné précédemment. La sympathie, entendue comme une « correspondance de sentiments », serait ainsi une condition humaine naturelle dont le but est de faire la médiation entre notre amour-propre (égoïsme) et notre amour désintéressé (altruisme) ; rendre possible l'existence d'un sentiment de solidarité, condition nécessaire à la vie en société.

« Et d'où il s'ensuit que ressentir beaucoup pour les autres et peu pour nous-mêmes, restreindre nos affections égoïstes et cultiver celles qui sont bienveillantes, constitue la perfection de la nature humaine ; et c'est ainsi seulement que peut se produire parmi les hommes cette harmonie de sentiments et de passions en laquelle consiste toute leur grâce et leur convenance. Et de même qu'aimer son prochain comme on s'aime soi-même constitue la grande loi du christianisme, de même c'est le grand précepte de la nature que l'on ne s'aime que comme on aime son prochain, ou, ce qui revient au même, comme notre prochain est capable. de nous aimer » (SMITH, 2015, l, 1917-1918).

Si, pour Smith, le sens moral est inné à l'homme, les vertus semblent résulter d'un haut degré de maîtrise des « passions les plus indisciplinées de la nature humaine », domaine non accessible à tous. Dans cette perspective, la société apparaît à l'auteur comme composée de trois classes d'hommes : (1) les gens ordinaires (degré commun de moralité, sans vices ni vertus) ; (2) les personnes dominées par les passions (dépendances); et (3) les personnes avec un degré élevé de sensibilité, de délicatesse et de tendresse (vertueux). Pour Smith, « dans le degré commun de la morale, il n'y a pas de vertus ».

« L'aimable vertu de l'humanité exige certainement une sensibilité bien supérieure à celle que possèdent les gens grossiers et vulgaires. La grande et éminente vertu de magnanimité exige sans aucun doute bien plus que les degrés de maîtrise de soi dont le mortel le plus faible est capable. De même que dans le degré commun des qualités intellectuelles il n'y a pas de talents, dans le degré commun des mœurs il n'y a pas de vertus. La vertu est l'excellence, quelque chose d'exceptionnellement grand et beau, qui s'élève bien au-dessus de ce qui est vulgaire et ordinaire. Les vertus aimables consistent dans le degré de sensibilité qui surprend par sa délicatesse et sa tendresse raffinées et inattendues. Le vénérable et le respectable, dans le degré de maîtrise de soi qui surprend par l'étonnante supériorité par rapport aux passions les plus ingouvernables de la nature humaine » (SMITH, 2015, l. 1923-1924).

Il est intéressant de noter que la sympathie n'est pas la même chose que la bienveillance, la compassion ou la pitié, bien qu'elles ne soient pas dissociées. La bienveillance, la compassion et la pitié constituent la partie désintéressée de la sympathie. Celle-ci est liée à un sentiment de solidarité, au sens de correspondance, d'accord ou de réciprocité (harmonie parfaite) des sentiments, du sort d'un homme pour le sort d'autres hommes, comme dit aussi plus haut. Ainsi : « Chaque faculté d'un homme est la mesure par laquelle il juge la même faculté chez un autre. Je juge ta vue par ma vue, ton oreille par mon oreille, ta raison par ma raison, ton ressentiment par mon ressentiment, ton amour par mon amour. J'ai et je ne peux pas avoir d'autre moyen de les juger » (SMITH, 2015, l, 1788).

Au chapitre II, "De l'origine de l'ambition et de la distinction sociale", Smith traite de la domestication de l'avarice et de l'ambition par la sympathie. Selon lui : « C'est parce que les hommes sont disposés à sympathiser plus pleinement avec notre joie qu'avec notre douleur, que nous étalons notre richesse et cachons notre pauvreté » (SMITH, TSM, l, 2505). Pour lui, rechercher la richesse et éviter la pauvreté est une considération propre aux sentiments de l'humanité, car la première est associée à « des félicitations joyeuses et des attentions solidaires, tandis que la seconde est associée au dédain et à l'aversion ». Le sentiment d'approbation dérivé de la sympathie a deux aspects : 1) la passion sympathique du spectateur (toujours agréable en apparence) ; et 2) un autre sentiment qui peut être à la fois agréable et désagréable, selon le type de passion d'origine.

Dans TSM, Smith observe également que l'homme ne peut subsister qu'en société et que la solidarité, en tant que fondement, peut se produire de deux manières. Premièrement, pour les sentiments d'amour, de gratitude, d'amitié et d'estime. Deuxièmement, pour un sentiment d'utilité. Concernant la première forme, Smith dit ainsi : « […] là où l'aide nécessaire est réciproquement apportée par l'amour, la gratitude, l'amitié et l'estime, la société s'épanouit et est heureuse. Tous ses différents membres sont liés entre eux par les liens agréables de l'amour et de l'affection, comme attirés vers un centre commun de bons services réciproques » (SMITH, 2015, l, 3327).

La sympathie apparaît comme un besoin intrinsèque d'excellence personnelle, mais une telle excellence ne peut exister que dans la comparaison de l'existence d'un être avec un autre. En ce sens, la sympathie est liée à "[…] l'émulation, le désir affligé d'être excellent, [qui] est à l'origine fondé sur notre admiration pour l'excellence des autres […]". (SMITH, 2015, l, 3925). L'excellence est à la fois la cause et la cause de l'admiration d'un être par les autres. Ainsi, « […] nous ne nous contentons pas d'être admirés uniquement pour ce que sont les autres ; du moins devons-nous croire que nous sommes admirables pour ce qu'ils sont. (SMITH, TSM, 3925, 2015). À son tour, la satisfaction procurée par l'appariement des sentiments dépend de notre capacité à devenir « des spectateurs impartiaux de notre propre caractère et de notre conduite ». La figure du spectateur impartial joue un rôle central dans TSM et est également considérée comme la force centripète qui fait avancer la société. Sans le spectateur impartial, il ne saurait exister un minimum d'ordre social, puisque les sentiments ne pouvaient se refléter, se correspondre, entre les hommes. Cependant, comme l'explique Smith, devenir un spectateur impartial demande des efforts : « […] Il faut des efforts pour les voir [caractère et conduite] avec les yeux des autres, ou comme d'autres personnes sont susceptibles de les voir. Vus sous cet angle, s'ils nous apparaissent comme nous le souhaitons, nous sommes heureux et satisfaits. Mais ce bonheur et ce contentement sont grandement confirmés lorsque nous constatons que les autres, voyant notre caractère et notre conduite avec ces yeux avec lesquels nous, seulement en imagination, nous sommes efforcés de les voir, nous voient précisément sous le même jour que nous les avons vus. Son approbation confirme nécessairement l'approbation de nous-mêmes. Ses louanges renforcent nécessairement notre sentiment que nous sommes dignes de louanges. Dans ce cas, l'amour de ce qui est louable est si loin de dériver entièrement de l'amour de la louange, que ce dernier semble, dans une large mesure du moins, dériver du premier, c'est-à-dire de l'amour de ce qui est. louable. , 3930-3931).

La deuxième forme de solidarité vient du sentiment d'utilité. Il n'y a pas exactement un développement de cette idée dans TSM, juste un passage, mais cela ouvre déjà la place à la doctrine de l'intérêt personnel et à l'idée qui en découle de la main invisible développée dans RN, dix-sept ans plus tard. Il est intéressant de noter ce décalage temporel, car il renvoie à une période de développement intense du capital marchand en Angleterre.

"Mais même si l'aide nécessaire n'est pas fournie par des motifs aussi généreux et désintéressés, même si entre les différents membres de la société il n'y a pas d'amour et d'affection mutuels, la société, bien que moins heureuse et moins agréable, ne se dissoudra pas nécessairement, car elle peut subsister. entre hommes différents, comme entre marchands différents, du sentiment de leur utilité, sans amour ni affection réciproque. Et bien qu'aucun homme qui vit en société ne doive l'obéissance ou ne soit lié à un autre par la gratitude, il est pourtant possible de la maintenir par un échange mercenaire de bons services, selon une évaluation convenue entre eux » (SMITH, 2015, l, 3332- 3333 ).

Ainsi, dans TSM, le marché (« l'échange mercenaire de bons services ») apparaît encore très timidement comme un principe d'organisation sociale. La figure du spectateur impartial, en plus de fournir une règle de conduite, de bonne conduite, permet aussi, comme l'explique Smith au chapitre III, « l'influence et l'autorité de la conscience », la « comparaison appropriée entre nos intérêts et ceux des autres ». personnes". En d'autres termes, la possibilité de transformer le spectateur impartial en intérêt personnel est ouverte et, par conséquent, dans sa détermination la plus générale, la main invisible, comme médiateur général et universel des rapports sociaux. Nous avons donc deux dimensions du spectateur impartial ; celui qui fait référence à la conduite humaine et; une autre qui harmonise les intérêts personnels. Cependant, dans TSM, il n'y a toujours pas de relation entre l'intérêt personnel et le bénéfice économique dans la pensée de Smith. Car, selon lui, « les fausses représentations de l'amour-propre » seront corrigées non par le marché, mais par l'amour, un amour plus grand que « l'amour du prochain » ou de l'humanité, « […] l'amour de ce qui est honorable et noble, à la grandeur, la dignité et la supériorité de nos propres caractères » (SMITH, 2015, l, 4339).

D'une manière générale, la sympathie peut être considérée comme le résultat de la vision du monde de Smith. Il croyait à une harmonie naturelle dans la société, car la nature avait créé l'homme pour la société et l'avait doté « […] d'un désir originel de plaire, et d'une aversion première à offenser ses frères. Il lui apprit à se réjouir de leur opinion favorable et à souffrir de leur opinion défavorable. Cela lui rendait l'approbation de ses semblables en elle-même très flatteuse et agréable, et leur désapprobation très mortifiante et offensante » (SMTH, 2015, l, 3972).

Ainsi, selon Smith, c'est à partir du « désir d'approbation » et de « l'aversion pour la désapprobation » que la vie en société se déroule et se dirige vers le « véritable amour de la vertu » et la « véritable horreur du vice ». Pour Smith, les règles générales de la morale sont considérées comme des lois de la divinité. Ainsi, l'idée d'harmonie sociale, "l'intérêt de la grande société humaine", apparaît dans divers mots et idées pour cautionner la sympathie et le spectateur impartial, comme qualités innées de l'homme : conduite, louange, grande diligence, actions louables, "éviter l'ombre de la censure ou du reproche", "la plus louable prudence", la retenue, le jugement intérieur, l'honneur, la dignité, l'approbation, "l'homme idéal dans le sein", "le vrai bonheur", la virtuosité, la bienveillance, "la justice de notre propres jugements », sens moral, « sens naturel du mérite et de la bienséance », générosité, action bienveillante, action respectable, sens du devoir, « respecter les règles générales de conduite », gratitude, respect, prudence, estime, bienveillance, maîtrise de soi , estime de soi, « […] le plus sage Auteur de la nature a appris à l'homme à respecter les sentiments et les jugements de ses frères […] » (SMITH, 2015, l, 4201).

Malgré les bonnes intentions de Smith d'améliorer la société, en utilisant la raison comme force pour apprivoiser les passions et les vices, il finit par créer juste un manuel d'étiquette pour la nouvelle classe bourgeoise (sans aucun dénigrement de la valeur philosophique de son travail). . Ainsi, TSM devient une œuvre d'humanisation impossible malgré toute l'humanité qu'elle contient. Parce qu'elle ne considère pas le cœur de la question sociale, la lutte pour l'existence basée sur les rapports sociaux de production. Non que les vertus et le bon sens ne soient pas importants dans le processus de socialisation humaine, mais que face à la lutte pour l'existence et aux luttes de classe, ils deviennent, à tout le moins, des instruments d'aliénation.

Pour illustrer notre analyse, nous avons eu recours à l'art de la littérature et à sa force interprétative de la réalité dramatique. Plus précisément, au livre du Français Pierre Lemaitre, intitulé glissement, traduit par « Inhuman Resources », qui est aussi devenu une série de streaming. Dans l'intrigue, basée sur des événements dramatiques, et une série de conflits éthiques et moraux, impliquant le protagoniste (un chômeur d'âge moyen) et une grande entreprise, il y a la question du chômage, la précarité du travail, la difficulté de l'embauche des travailleurs de plus de cinquante ans, le pouvoir et la morale des grandes entreprises dans le capitalisme néolibéral. Le dernier dialogue, montré ci-dessous, car il est plus court, a été tiré de la série. Il se déroule entre le protagoniste, Alain Delambre et Alexandre Dorfmann, le PDG de Exxyal Europe. Le point de départ de l'intrigue est une situation dans laquelle l'entreprise avait l'intention d'utiliser Delambre pour réaliser une simulation d'enlèvement (avec des bombes, des armes à feu, simulant la mort du PDG, …) de la haute direction de l'entreprise, sous prétexte que ce serait obtenir un emploi. L'expérience visait à tester la loyauté de ses cadres et, surtout, à en sélectionner un pour une mission difficile : conduire un plan de licenciement de 1.200 XNUMX salariés, dans l'une de ses agences, située dans la campagne française. Lors de l'enlèvement, Delambre renverse la donne et en profite pour transférer une part importante de l'argent illégal de l'entreprise vers des paradis fiscaux.

Dorfmann – « Savez-vous pourquoi M. et moi nous ressemblons plus que vous ne le pensez ? Il trouve le système néolibéral inhumain et basé sur la cupidité, qui crée la pauvreté pour enrichir les riches. Toujours le même discours. Mais lorsque l'argent lui est présenté, M. est le premier à lui courir après. Quand il s'agit d'argent, M. il est prêt à laisser sa femme entre les mains d'assassins. Savez-vous pourquoi nous nous ressemblons plus que vous ne le pensez ? Tout simplement parce que nous sommes humains, plus comme des loups que des moutons. Nous protégeons notre territoire, notre famille, la nourriture que nous possédons ou convoitons. Nous sommes prêts à tout, nous sommes capables de tout. Regardez, même les 20 millions d'euros que M. il considère les siens parce qu'il nous les a volés. Mais leur comportement peut être considéré comme inhumain, cupide et immoral.

Delambre – « La morale M. Dorfmann est le luxe pour les privilégiés. En fait, votre système m'a menti, m'a manipulé, m'a utilisé, était prêt à se débarrasser de moi sans arrière-pensée. L'argent n'est pas à moi parce que je l'ai volé, c'est à moi parce que je l'ai gagné.

Le dialogue ci-dessus est d'un symbolisme révélateur, bien qu'il s'agisse d'une œuvre de fiction (exemples tirés du monde réel du déploiement du principe de main invisible sera illustré plus loin dans l'article). Il dépeint un conflit qui va bien au-delà de l'éthique, de la morale, des vertus et des vices. Il dépeint, en un mot, non pas la poursuite de la vertu et du bonheur, mais une lutte féroce et inégale d'une indicible cruauté contre la raison humaine : le capital dans sa quête inlassable et insatiable de domination, d'exploitation et d'accumulation ; travail, au sens de pure survie, dans un « meilleur des mondes », de formes de travail de plus en plus précaires, de nouvelles formes d'expropriation et d'expulsions. Si, d'une part, la sympathie et le spectateur impartial, existant dans l'homme, ne suffisaient pas pour un autre processus d'humanisation ; d'autre part, l'intérêt personnel et la main invisible, ont conduit la société humaine à un degré de dystopie uniquement par rapport au monde post-apocalyptique des œuvres de genre.

Dans RN, l'intérêt personnel apparaît comme une force qui domine les passions et les apprivoise pour la réalisation de l'homme en tant qu'être, de sorte que le processus économique et le progrès apparaissent comme les fondements de cette raison. En effet, l'intérêt insère un « élément de constance et de prévisibilité dans le comportement humain », par opposition au « caractère fluctuant et imprévisible » des passions, comme le précise Hirschman (2002). La raison assume donc le rôle de transformer le égoïsme et avarice dans les fondements d'une nouvelle société, puisqu'ils sont directement liés au nouveau modèle de richesse, dérivé du développement du commerce et de la fabrication. Ainsi, le commerce (et la bourgeoisie) cesse d'être une activité jusque-là mal vue et devient la cause du progrès ; y compris la bonne administration publique, c'est-à-dire un élément d'amélioration du pays, comme le souligne Smith lui-même dans le RN : « [...] le commerce et les manufactures introduisirent peu à peu l'ordre et la bonne administration et, avec eux, la liberté et la sécurité d'individus, parmi les ruraux, qui avaient vécu jusque-là plus ou moins dans un état de guerre continu avec leurs voisins, et de dépendance servile à l'égard de leurs supérieurs. Bien que ce facteur soit le dernier mentionné ici, il est sans aucun doute le plus important de tous […] » (SMITH, 1996, p. 400).

Dans le cas de l'idée de la main invisible, lorsque Smith a utilisé le terme dans le RN, il l'a fait dans un contexte bien précis, lorsqu'il a traité du commerce international au chapitre II, « Restriction à l'importation de marchandises étrangères qui peut être produit dans le pays », du quatrième livre, « Système d'économie politique ». Il ignorait qu'il avait formulé à ce moment un principe qui se transformerait plus tard en une « vraie loi », imposée et défendue coûte que coûte dans le mouvement de reproduction élargie du capital. Une clé heuristique puissante qui englobe tout son grand travail et sur laquelle repose également le soubassement idéologique du capitalisme. Le principe de la main invisible était ainsi, de manière un peu sans prétention, exposé par lui :

"Par conséquent, puisque chaque individu cherche, dans la mesure du possible, à employer son capital à promouvoir l'activité nationale, et de telle manière à diriger cette activité que son produit ait la valeur maximale possible, chaque individu s'efforce nécessairement d'augmenter le revenu autant que possible. autant que possible annuel de l'entreprise. Généralement, en réalité, il n'a pas l'intention de promouvoir l'intérêt public et il ne sait pas non plus jusqu'où il le fait. En préférant encourager l'activité du pays et non celle des autres, il n'a en vue que sa propre sécurité ; et dirigeant son activité de telle manière que son produit puisse être de la plus grande valeur, il ne vise qu'à son propre gain, et en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit comme par une main invisible à promouvoir un objet qui n'était pas partie de ses intentions. . D'ailleurs, ce n'est pas toujours pire pour la société si cet objectif ne fait pas partie des intentions de l'individu. En poursuivant ses propres intérêts, l'individu favorise souvent l'intérêt de la société beaucoup plus efficacement que lorsqu'il a réellement l'intention de le promouvoir. Je n'ai jamais entendu dire que de grandes choses ont été faites pour le pays par ceux qui prétendent commercer pour le bien public. En effet, ce n'est pas un artifice très courant chez les commerçants, et il ne faut pas beaucoup de mots pour les en dissuader » (SMITH, 1996, p. 438).

Cependant, la nature et les implications du grand travail de Smith, pour la théorie économique et pour la société, ont peut-être été révélées de manière très énergique par un bref article écrit dans les années 1870. L'économie politique d'Adam Smith, par TE Cliffe Leslie, publié dans Examen bimensuel. Selon Leslie, le grand problème de la philosophie sociale de Smith et, par conséquent, de sa théorie économique réside dans son fondement dans la doctrine de la loi naturelle. En ce sens, l'économie politique pour Smith serait un « ensemble éprouvé de lois de la nature ». Or, l'Économie politique est une Science historique, elle n'est pas, comme le dit justement Leslie : « […] un corps de lois naturelles […] ou de vérités universelles et immuables, mais un ensemble de spéculations et de doctrines qui sont le résultat d'une l'histoire privée, colorée par l'histoire et le caractère de ses principaux écrivains ; qui, loin d'être universelle et immuable d'une époque à l'autre, a beaucoup varié d'une époque et d'un pays à l'autre, et même avec des exposants différents d'une même époque et d'un même pays » […] (LESLIE, 1870, np).

Leslie (1870), souligne que l'interprétation de la RN ne peut être effectuée de manière adéquate si l'on ne considère pas le « système complet de philosophie sociale » de son auteur, qui comprend la théologie naturelle, la philosophie du droit, l'éthique et l'économie politique, comme d'une certaine manière nous essayer d'entreprendre dans cet article. D'une manière générale, la théorie économique de Smith "[…] suggère une organisation 'naturelle' complète du monde économique, et vise à la découverte des 'prix naturels', des 'salaires naturels' et des 'profits naturels'" (LESLIE, 1870, np) .

« À la fin du livre IV. de la « Richesse des nations », on trouve le Code de la nature et ses institutions nettement marqués : « Tous les systèmes de préférence ou de restriction étant complètement supprimés, le système évident et simple de la liberté naturelle s'instaure. Sous le régime de la liberté naturelle, l'État n'a que trois devoirs à remplir : à savoir, protéger la nation des agressions étrangères, administrer la justice et tenir certaines grandes institutions hors de portée des entreprises individuelles et d'une prétendue limitation naturelle de droit et gouvernement qui a été la cause d'erreurs infinies tant dans l'économie politique théorique que dans la législation pratique » (LESLIE, 1870, np).

Le résultat de la philosophie sociale de Smith est une "économie bénéfique et équitable" et une économie qui promeut "le plus grand bonheur possible" parmi les individus. La nature humaine devient une « croyance religieuse », au sens où les comportements, « […] conformément à la nature de leur Divin Auteur, tendent nécessairement vers les usages les plus bénéfiques des facultés et des ressources de l'homme ». Ainsi, le monde moral serait la représentation sociale du monde physique avec ses caractéristiques présumées de la conception classique de la Nature : « simplicité, harmonie, ordre et égalité » (LESLIE, 1870, np).

Il ne fait aucun doute que la contribution de Smith à la compréhension et à l'explication des processus économiques a été fondamentale. Les concepts, les définitions, l'établissement de relations, comme, par exemple, entre la division du travail et l'extension des marchés, la formulation d'une théorie de la valeur (valeur travail), la formation des prix de marché, etc., rendent votre travail séminal. A un niveau plus large, Leslie (1870, np), nous révèle que : "[…] Il a soumis les phénomènes de l'histoire et l'état actuel du monde à une enquête approfondie, a retracé le progrès économique réel des différents pays, les influences des les lois de succession et la répartition politique de la propriété, l'action et la réaction du secteur juridique et industriel aux changements, et les mouvements réels des salaires et des profits, dans la mesure où ils ont pu être vérifiés. Il n'était pas non plus satisfait des inductions à partir de preuves écrites, bien que ce soit nécessairement le domaine le plus important de la recherche inductive en philosophie sociale - il comparait tous les phénomènes qu'une observation personnelle attentive, tant dans son propre pays qu'en France, avait amenés sous son examen. . En bref, il a ajouté à l'expérience de l'humanité une grande expérience personnelle pour l'investigation inductive.

Cependant, ses conclusions et recommandations fondées sur le respect de la « constitution bénéfique de la nature », à la fois justifiaient une répartition inéquitable des richesses sociales et favorisaient l'existence d'un État pour lequel « [...] par une loi naturelle les intérêts des individus étaient en harmonie avec l'intérêt public [...] » (LESLIE, 1870, np). À cet égard, comme l'a noté l'auteur susmentionné « […] les dommages causés à l'économie politique […] étaient incalculables. Pour lui, parce que « […] les véritables intérêts qui déterminent la production et, par la suite, au cours de la consommation, dans une large mesure, la répartition des richesses sont les intérêts des consommateurs […] ». Pour nous, parce qu'il a formulé l'idée d'un système économique qui servait fondamentalement les intérêts individuels (ayant la doctrine de l'intérêt personnel comme fondement et support), par opposition aux intérêts collectifs.

Dans l'interprétation de M. Buckle, cité par Leslie (1870, np), «[…] Smith généralise les lois de la richesse, non pas à partir des phénomènes de richesse, mais à partir des phénomènes d'égoïsme. Il rend les hommes naturellement égoïstes ; il les représente comme recherchant la richesse pour des objets sordides et pour les plaisirs personnels les plus étroits. Leslie (1870, np), décrit ainsi l'œuvre de Smith comme un « système économique complet de liberté naturelle ». Smith était fidèle à l'esprit historique de son temps, car il représentait une véritable lutte qui se déroulait entre la bourgeoisie et les seigneurs féodaux autour : "[...] l'idée de la liberté civile et religieuse, la résistance à l'arbitraire du gouvernement et des lois inégales, la confiance dans la raison individuelle et le jugement privé en opposition aux diktats de l'autorité extérieure […] ». Leslie justifie la façon de penser de Smith par l'argument suivant :

« A travers l'histoire, et dans toute l'Europe, il n'a vu que désordre et misère dans la législation humaine que le monde avait connue, partout où elle allait au-delà de la protection de la liberté individuelle et de la propriété ; il voyait de toutes parts une masse de misère imputable à l'ingérence de l'État ; les seules sources de richesse et de prospérité qui existaient étaient les motifs naturels de l'industrie et les pouvoirs naturels de production des hommes individuels, et il a conclu que rien n'était nécessaire mais de laisser la nature seule, qu'il y avait une harmonie complète entre l'individu et le public intérêt, et que la conduite naturelle de l'humanité assurerait non seulement la plus grande abondance, mais une répartition égale des richesses. Il croyait trouver dans ses phénomènes une preuve positive de la loi de la nature et du caractère de ses actes » (LESLIE, 1870, np).

Il y a donc une ambivalence dans la pensée de Smith. En termes théoriques, c'était le résultat d'une combinaison de "l'investigation inductive" et des "lois de la Nature et de Dieu". Ce dernier exerça tant de force dans la pensée de l'auteur qu'il lui fit voir, comme le remarquait Leslie (1870, np), « [...] dans toutes ses inductions les preuves d'un code complet de la nature, d'un ordre bienfaisant de la nature découlant de la liberté individuelle et des désirs et dispositions naturels des hommes […].

Smith était également ambivalent envers le capitalisme naissant, comme l'a noté Hirschman (2002). Dans ce cas, l'ambivalence résultait de son intérêt à « […] découvrir et souligner les résultats involontaires de l'action humaine […] ». Par exemple, dans le livre I, il prône la division sociale du travail, et dans le livre IV, il discute « […] la perte de l'esprit et des vertus martiaux comme l'une des conséquences malheureuses à la fois de la division du travail et du commerce en général [ … ] » (HIRSCHMAN, 2002, p. 126). Pour Smith, donc, l'esprit commercial a aussi ses inconvénients, mais rien qui n'en altère sérieusement l'éclat. de votre Leçons, Hirschman (2002, p. 127), souligne la citation suivante : « […] Ce sont les inconvénients de l'esprit commercial. L'esprit des hommes est borné et rendu incapable d'élévation. L'éducation est méprisée, ou du moins négligée, et l'esprit héroïque est presque entièrement éteint. La correction de ces défauts serait une question digne d'une attention sérieuse.

Enfin et surtout, les Lumières de Smith l'ont conduit à formuler l'Économie politique comme une « science des échanges » fondée sur « l'effort naturel de chaque individu pour améliorer sa propre condition ». Dans ce contexte, le travail individuel assume le rôle de répartir les fonctions sociales « spontanément de la meilleure façon, et de répartir […] ses produits dans un ordre naturel et avec une plus grande égalité […] » (LESLIE, 1870, np). Cependant, comme nous pouvons en déduire "[…] aucune organisation complète pour la distribution de la richesse n'est faite par l'action individuelle, ou ce qu'Adam Smith appelait la Nature [...] les institutions humaines, les lois de propriété et de succession, sont nécessairement les principaux organes de détermination de sa distribution » (LESLIE, 1870, np). C'est-à-dire qu'il n'y a pas socialement, comme le pensait Smith, un « ordre selon lequel sa production [les forces productives du travail] est naturellement répartie entre les différentes catégories du peuple », c'est-à-dire entre les différentes classes, comme le suggère le résumé du livre I de la « Richesse des nations ». Mais c'était déjà une idée trop puissante, apparemment confirmée par l'expérience individuelle et, plus important encore, qui représentait les intérêts de la classe capitaliste montante. Cependant, la méthode inductive et l'esprit philosophique de Smith auraient pu le conduire sur une autre voie d'analyse, comme le commente Leslie (1870, np).

«[…] il aurait dû nier l'égalité réelle des salaires et des profits, retracer les grandes inégalités réelles jusqu'à leurs causes, et définir les conditions d'égalité et d'inégalité, et l'effet réel du progrès industriel sur ces mouvements, de manière à indiquer la même les progrès de divergence qui ont eu lieu depuis, et qu'une école d'économistes modernes non seulement ignore, mais nie parfois avec colère, comme incompatible avec leurs déductions de à priori. »

Bien que Smith n'ait pas suivi une voie d'analyse distincte, dans son ambivalence, il a apporté plusieurs indices pour que les penseurs ultérieurs puissent entreprendre une critique scientifique du capitalisme. Peut-être une ironie de l'histoire envers Smith lui-même, car de tels indices apparaissent comme des résultats involontaires de sa théorie. En résumé, les Lumières de Smith se présentent comme la réalisation de la liberté individuelle, comme une disposition à l'indépendance individuelle. Cependant, pour lui, il n'y a pas de correspondance directe entre « disposition éclairée » et liberté, car les intentions des individus « se révèlent mesquines et futiles ». Ainsi, la réalisation de la liberté individuelle apparaît comme une réalisation involontaire des individus promue par un intérêt universel (la main invisible comme main de Dieu). L'illumination était donc un privilège réservé à quelques-uns. Comme vu précédemment, la main invisible repose sur la doctrine de l'intérêt : l'idée de l'intérêt personnel comme clé de compréhension de l'action humaine ; la transformation du vice d'avarice en vertu de bien-être social. Doctrine qui cherchait à expliquer une nouvelle société, fondée sur une nouvelle raison, la raison économique, et qui avait pour règle élémentaire de conduite de l'individu, la poursuite sans limite de la valeur économique. Ainsi, c'est avec la systématisation économique de Smith que « dans sa forme limitée et domestiquée, l'idée de capter [la mobilisation des passions] a pu survivre et prospérer à la fois comme l'un des principes du libéralisme du XIXe siècle et comme une construction ». fondement de la théorie économique » (HIRSCHMAN, 2002, p.40). Car, il a pu établir une « […] puissante justification économique de la poursuite effrénée de l'intérêt personnel […] » (HIRSCHMAN, 2002, p.120).

Comme nous l'avons déjà commenté à une autre occasion, l'éminent professeur Giannetti, en 1993, a publié un livre dans lequel il tentait d'encadrer l'économie dans une perspective éthique. Sa thèse est celle de « l'éthique comme facteur productif », déterminant de la performance économique, de la richesse de la nation, et sa proposition centrale est que : « [...] la présence de valeurs morales et le respect de règles de conduite sont exigences indispensables pour que le marché s'impose comme une règle de coexistence civilisée et devienne, alimenté par le désir de chacun de vivre mieux, une interaction constructive dans la création de richesses » (GIANNETTI, 1993, p. 154).

Malheureusement, il semble n'y avoir aucun soutien dans le monde du capitalisme réel pour l'argument du professeur Giannetti. Tout simplement parce que lorsque l'on confronte « l'éthique comme facteur productif » au « fétiche de l'argent » (mystification de l'argent), c'est la poursuite effrénée de l'intérêt individuel qui semble toujours prévaloir. La dynamique capitaliste élève l'intérêt personnel à une position bien au-delà du principe d'autorégulation prévu pour la main invisible, bien au-dessus de tout comportement éthique et moral. Car, l'argent « comme concept existant et actif de la valeur », comme l'observe Marx, encore très jeune : « [...] se présente aussi contre l'individu et contre les liens sociaux, etc., qui entendent être, pour eux-mêmes , essence. Il transforme la fidélité en infidélité, l'amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le serviteur en maître, le maître en serviteur, la bêtise en compréhension, la compréhension en bêtise. » 2008, p. 160).

Bref, l'idée de main invisible se présente comme un déguisement extraordinaire pour dissimuler le sens réel des rapports sociaux de production dans le capitalisme (ainsi que la nature et le rôle de l'État). En conclusion, nous pouvons trouver, bien qu'implicitement, une théorie de la servitude économique capitaliste dans le grand ouvrage de Smith. Il se demande : « quels sont les salaires communs ou normaux du travail ? (SMITH, 1996, p. 118). Après une longue digression sur les affrontements entre ouvriers et patrons, il conclut que le prix réel (naturel) du travail est le prix de subsistance de l'ouvrier. Car, « […] bien que dans les conflits avec les ouvriers les patrons aient généralement un avantage, il existe un certain taux en dessous duquel il semble impossible de réduire longtemps le salaire normal, même dans le cas du type de travail le moins qualifié [ …] » (SMITH, 1996, p. 120).

La naturalisation des salaires contredit tout espoir dans le capitalisme comme formation sociale d'hommes libres. D'abord parce qu'elle conditionne le salarié à une participation minimale au produit social, c'est-à-dire que tout le surplus économique, bien qu'étant le résultat de son travail, est accaparé par une classe « spéciale » d'hommes, les capitalistes. Deuxièmement, parce que l'idée de liberté dérivée de ce rapport social n'est pas substantielle, en tant que telle son essence ne consiste qu'en une négation, que ce soit d'un état de servitude ou d'esclavage. La combinaison de l'intérêt et de la liberté ne se présente au salarié que comme une « promesse » ; d'une éventuelle plus grande participation au résultat de la richesse matérielle de la société. Cependant, seuls les capitalistes peuvent être favorisés par une telle combinaison, puisqu'ils sont les bénéficiaires directs du surplus économique (dû à la propriété privée des moyens de production et de subsistance), tandis que les salariés n'ont que la part qui correspond à leur reproduction en tant que classe nécessaire à la production de biens, un tel surplus. Dès lors, l'intérêt personnel et la liberté, généralisés sous le manteau de la main invisible, ne se présentent que comme construit social; une manière idéologique de justifier l'appropriation du surplus économique par une classe au détriment de la société dans son ensemble.

Ainsi, depuis son origine, le capitalisme a pour fondement et essence l'appropriation privée du produit social ; sa grande différence par rapport aux formes antérieures de production et d'appropriation réside dans l'apparente liberté de l'individu, notamment du sujet social producteur de valeur, le salarié, institué à travers la figure de l'égalité juridique. Or, historiquement on a constaté que l'égalité juridique sans une égalité économique correspondante (revenu égal pour tous les sujets sociaux par opposition à la forme trinitaire de répartition capitaliste entre intérêt-profit, salaire et rente foncière), dans le cadre d'un fort développement de l'économie productive forces, il peut et a produit une quantité inimaginable de richesse matérielle, cependant, pour quelques-uns, et à un coût social, humain et environnemental extraordinaire.

Faisant un bond vers la nouvelle globalité, Lefebvre (1973, p. 97), prévenait déjà que celle-ci avait « [...] pour sens et pour fin la re-production des rapports de production, plus encore que le profit immédiat ou la croissance de production […]". Elle s'accompagne à son tour d'un « changement qualitatif profond de ces relations », renforçant leurs aspects d'exploitation, d'expropriation et de prédation. La volonté de puissance, reflétée dans les « capacités de coercition et de violence », fondée sur le pouvoir économique, prend une place centrale dans les stratégies de « recherche du surprofit », dans la conduite de l'État et dans les relations internationales. A leur tour, comme le souligne aussi l'auteur précité, « les lois économiques et sociales perdent leur physique (naturel) décrit par Marx et donc aveugle et spontané » ; et ils deviennent de plus en plus intentionnels (établis pour servir des objectifs capitaux spécifiques).

La nouvelle classe mondiale, issue du processus décrit ci-dessus et épaissie par le régime capitaliste d'accumulation numérique-financière, a contribué à la mise en place de nouvelles formes de l'apartheid: un monde dans lequel la sous-classe n'existe tout simplement pas. Žižek (2011, p. 18) cite Shanghai et São Paulo comme exemples concrets de ce processus.

« Dans la Chine contemporaine, les nouveaux riches ont construit des communautés isolées selon le modèle idéalisé d'une ville occidentale « typique » ; près de Shanghai, par exemple, il y a une "vraie" réplique d'une petite ville anglaise, avec une rue principale,pubs, une église anglicane, un supermarché Sainsbury's etc.; toute la zone est isolée de l'environnement par un dôme invisible, mais non moins réel. Il n'y a plus de hiérarchie des groupes sociaux au sein d'une même nation : les habitants de cette ville vivent dans un univers où, dans leur imaginaire idéologique, le monde environnant de la « classe inférieure » n'existe tout simplement pas […] São Paulo [ …] dispose de 250 héliports dans votre zone centrale. Pour éviter le danger de se mêler au petit peuple, les riches de São Paulo préfèrent utiliser des hélicoptères, si bien qu'en regardant le ciel de la ville, on a vraiment l'impression d'être dans une mégalopole futuriste du genre qu'on voit dans des films comme Blade Runner ou Le cinquième élément: les gens ordinaires grouillant dans les rues dangereuses en contrebas et les riches flottant plus haut dans le ciel.

La fourchette des 10 meilleurs salaires des PDG (Chef de la direction) Les Nord-Américains, au début des années 2000, variaient entre 16,8 millions de dollars américains annuels (James McNerney) et 52,2 millions (Ray Irani). En 2012, les salaires des PDG des grandes entreprises s'élevaient en moyenne à plus de 10,5 millions de dollars par an. Comment justifier qu'un seul individu détient une valeur nette de 43 milliards de dollars, plus un ensemble de bonus et d'actions dans une entreprise estimée à 96 millions de dollars, comme c'est le cas de Larry Elison, co-fondateur et PDG d'Oracle et le 5ème plus riche du monde ? En ce sens, Sassen (2010) décrit une nouvelle géographie des centres et des marges, qui reproduit et amplifie les inégalités existantes (segmentation sociale, salariale, raciale ou ethnique) : niveaux, tandis que les travailleurs et les travailleurs peu ou moyennement formés voient les leurs s'effondrer » (SASSEN, 2010, p. 95).

Dans le contexte du déploiement du nouveau processus d'accumulation du XXIe siècle, Sassen, dans un autre livre, « Expulsions », de 2014, traite de ce qu'elle a appelé « les nouvelles logiques d'expulsion ». Le titre de son introduction est déjà assez évocateur, « la sélection sauvage ». Pour elle, cette nouvelle phase du capitalisme avancé réinvente les mécanismes de l'accumulation primitive, que ce soit par des innovations qui augmentent la capacité d'extraction des ressources naturelles, entraînant des extensions toujours plus importantes de terres et d'eaux mortes ; que ce soit par des opérations complexes et beaucoup d'innovations spécialisées, liées par exemple à l'externalisation de la logistique ou à l'algorithme de la finance, donnant lieu à des formes extrêmes de pauvreté et de brutalisation sociale.

« Nous sommes confrontés à un problème terrible dans notre économie politique mondiale : l'émergence de nouvelles logiques d'expulsion. Au cours des deux dernières décennies, il y a eu une énorme croissance du nombre de personnes, d'entreprises et de lieux expulsés des ordres sociaux et économiques centraux de notre époque. Ce tournant vers l'expulsion radicale a été rendu possible par des décisions élémentaires dans certains cas ; dans d'autres, pour certaines de nos réalisations économiques et techniques les plus avancées. Le concept d'expulsions nous emmène au-delà de l'idée familière de l'inégalité croissante comme moyen de comprendre les pathologies du capitalisme mondial actuel. Elle met également en lumière le fait que certaines formes de savoir et d'intelligence que nous respectons et admirons sont souvent à l'origine de longues chaînes de transactions qui peuvent se terminer par de simples expulsions. (SASSEN, 2016, p. 9)

Le capitalisme du XXIe siècle, orientant déjà son processus d'accumulation vers une nouvelle transformation (de nature quantique), est configuré par un nouveau mode de production et d'extraction des richesses, des connaissances et du pouvoir ; également capable de créer des formes nouvelles et de plus en plus sophistiquées de génération de valeur, des dynamiques d'accumulation et des relations sociales basées sur l'exploitation du travail, l'expropriation des droits sociaux, les expulsions et la prédation des ressources naturelles. Détacher la main invisible de son aspect fantasque et idyllique et révéler combien de sang a déjà été versé et continue de l'être devrait être la préoccupation centrale de la science économique en tant que science sociale.

Les ramifications de l'idée de la main invisible ont atteint leur limite ; a mis l'humanité à genoux. Reste à savoir s'il y a assez d'humanité dans l'humanité (et assez de temps) pour qu'elle puisse enfin s'émanciper de ses propres mains ; et cesser d'être gouvernée par une main qu'elle ne peut pas voir, mais qui a jusqu'ici impitoyablement décidé de son destin. Enfin, nous devons nous dépouiller de nos préjugés et de notre arrogance intellectuelle et nous tourner vers Marx. Lui, comme personne d'autre, avec un effort surhumain et un coût personnel énorme, nous a révélé à travers sa théorie de la valeur et de la plus-value les entrailles du mode de production capitaliste. Car, c'est à partir de cette portion plus profonde, à partir du sens de l'exploitation du travail comme forme de sociabilité dans cette société, que nous pourrons penser et mettre en pratique une nouvelle sociabilité, libre d'exploitation, si telle est une tâche possible pour nous en tant qu'êtres animés à la fois par des pulsions de vie et de mort.

*José Micaelson Lacerda Morais est professeur au département d'économie de l'URCA. Auteur, entre autres livres, de Capitalisme et révolution de la valeur : apogée et anéantissement.

 

Références


FONSECA, Eduardo Giannetti. Vices privés, avantages publics ? L'éthique dans la richesse des nations. São Paulo : Companhia das Letras, 1993.

HIRSCHMAN, Albert O. Passions et intérêts : arguments politiques en faveur du capitalisme avant son triomphe. Rio de Janeiro : Record, 2002.

LEMAÎTRE, Pierre. Ressources inhumaines : il voulait juste retrouver un emploi. Éditeur Gutenberg ; 1ère édition (11 août 2020). Format Kindle.

LEFEBVRE, Henri. La reproduction des rapports de production. Porto : Publications

Escorpião, 1973. (Cahiers Homme et société).

LESLIE, TE Cliffe. L'économie politique d'Adam Smith. Londres : Revue bimensuelle, 1er novembre 1870. Disponible sur : https://socialsciences.mcmaster.ca/~econ/ugcm/3ll3/leslie/leslie01.html

MARX, Carl. Le Capital : critique de l'économie politique. Livre I : le processus de production du capital. 2e éd. São Paulo : Boitempo, 2017.

________. Manuscrits économico-philosophiques. São Paulo : Boitempo, 2008.

ROTHSCHILD, Emma. Sentiments économiques : Adam Smith, Condorcet et les Lumières. Rio de Janeiro : Record, 2003.

SASSEN, Saskia. Sociologie de la mondialisation. Porto Alegre : Artmed, 2010.

________. expulsions. Rio de Janeiro, 2016.

SMITH, Adam. La richesse des nations : enquête sur sa nature et ses causes. Editora Nova Cultural : São Paulo, 1996.

________. Théorie des sentiments moraux : Essai d'analyse des principes par lesquels les hommes jugent naturellement la conduite et le caractère, d'abord de leurs voisins, puis d'eux-mêmes. 2e éd. São Paulo: Editora WMF Martins Fontes, 2015. Format Kindle.

ŽIŽEK, Slavoj. D'abord comme une tragédie, puis comme une farce. São Paulo : Boitempo, 2011.

 

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