La libération du passé

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Par VLADIMIR SAFATLE*

Considérations sur le droit inaliénable de démolir les statues

"Qui contrôle le passé contrôle le futur". Cette citation de 1984, de George Orwell, est l'une des leçons les plus importantes sur ce qu'est réellement l'action politique. Toute action politique réelle connaît l'importance de comprendre le passé comme un champ de bataille. Elle comprend que le passé est quelque chose qui ne disparaît jamais complètement. La définition la plus correcte serait : le passé n'est pas ce qui passe. Le passé est ce qui se répète, ce qui se transfigure de multiples manières, ce qui revient à plusieurs reprises. Le passé est ce qui fait parler les PDG, en 2021, comme les esclavagistes du XIXe siècle, ce qui fait parler les transgenres en difficulté actuelle comme des esclaves qui ont lutté des siècles passés.

Notre temps est épais. Dans des couches de cette épaisseur, les morts et les vivants, les spectres, les seuils et la chair coexistent. Seule une notion pointilliste et erronée de l'instant peut réduire le présent au « maintenant ». Le « maintenant » n'est qu'une forme politiquement intéressée de bloquer le présent. Car qui se bat pour la libération du passé, se bat pour la modification de l'horizon des possibles du présent et du futur.

Il serait utile de s'en souvenir au Brésil, c'est-à-dire dans ce pays qui se spécialise dans la tentative de ne pas parler de son passé en raison d'une certaine croyance magique selon laquelle si nous n'en parlons pas, le passé s'en ira et ne reviendra jamais dos. Les apôtres de l'oubli devraient se rappeler que c'est ainsi que nous avons créé le pays de la compulsion de répétition continuelle. Un pays qui s'est habitué à voir des soldats agir comme s'ils l'étaient en 1964, où une politique catastrophique d'amnistie a permis aux forces armées de préserver les responsables de crimes contre l'humanité jusqu'à ce qu'ils reviennent menacer la société. L'oubli est une forme de gouvernement. La tentative d'exil des sujets dans le présent pur est leur arme la plus puissante. Il faudrait partir de là si on voulait vraiment comprendre ce qu'est le Brésil.

Cela dit, il n'est pas surprenant de voir certains critiquer l'une des actions politiques les plus importantes de ces derniers mois, à savoir l'incendie de la statue du pionnier Borba Gato, à São Paulo. Quiconque pense qu'il ne s'agit que d'un acte «symbolique» devrait réfléchir davantage à ce qu'il entend par symboles et à la façon dont ce sont souvent eux qui conduisent les combats les plus décisifs et les transformations les plus impressionnantes. A sa chute, la Bastille n'était plus qu'un symbole. Mais c'est la chute du symbole, c'est un acte symbolique par excellence, qui a ouvert toute une époque historique. Le changement de la structure symbolique est un changement des conditions de possibilité de toute une époque historique. Ceux qui font profession de « réalisme politique », de « matérialisme », cachent peut-être une certaine crainte que les structures symboliques fondamentales descendent dans les rues et soient brûlées.

Car une statue n'est pas seulement un document historique. C'est avant tout un dispositif festif. En tant que célébration, elle naturalise les dynamiques sociales, dit-elle : « c'était ainsi et cela aurait dû être ». Une bandeirante avec un trébuchet à la main et regardant droit devant, c'est la célébration de la « clairière » de « nos bois ». Cette ouverture n'est pas l'ouverture de quoi que ce soit, mais un simple effacement d'une violence réelle et symbolique qui n'a pas pris fin à ce jour. Car on pourrait commencer par se demander : contre qui cette arme est-elle pointée ? Contre un « envahisseur étranger » ? Contre un tyran qui cherchait à imposer son joug au peuple ? Ou contre ces populations soumises à l'esclavage, à l'extermination et au vol ?

Une bandeirante était un chasseur d'hommes et de femmes, c'est-à-dire l'incarnation la plus brutale d'une forme de pouvoir souverain liée à la protection de quelques-uns et à la prédation du plus grand nombre. Une bandeirante est avant tout un prédateur. Le célébrer, c'est affirmer un « développement » qui s'opère nécessairement dans un pays composé d'une crème de rentiers installés dans des gated communities et d'une grande masse encore chassée aujourd'hui, qui disparaissent sans laisser de traces.

Détruire de telles statues, renommer des autoroutes, cesser de célébrer des personnages historiques qui ne représentent que la violence brutale de la colonisation contre les Amérindiens et les Noirs asservis est le premier geste vers la construction d'un pays qui n'acceptera plus d'être un espace géré par un État prédateur qui, lorsqu'il aura non le trébuchet à la main, il y a le caveirão dans la favela, il y a le feu dans la forêt, il y a la milice. Tant que ces statues seront commémorées, tant que nos rues porteront leur nom, ce pays n'existera jamais.

Celui qui joue la pleureuse d'une statue finit par devenir complice de cette perpétuation. Seul son renversement interrompt cette fois. Cette action est avant tout de la légitime défense. Lorsque la dictature militaire a créé l'appareil le plus ignoble des crimes contre l'humanité, un dispositif de torture et de meurtre d'État financé avec l'argent du monde des affaires de São Paulo, ce n'est pas par hasard qu'il s'appelait Opération Bandeirante. Oui, l'histoire est implacable.

Comme je l'ai dit au début, le passé est ce qui ne cesse de revenir. Borba Gato était là, dans les chambres de torture du DOI-Codi, incarné, par exemple, en Henning Albert Boilesen : homme d'affaires danois, président d'Ultragaz et fondateur du CIEE, qui se délectait à inventer des machines à torturer (les Boilesen pianola) et à assister à la torture et au meurtre . Alors quand les statues commencent à tomber, c'est parce qu'on est sur la bonne voie.

*Vladimir Safatlé Il est professeur de philosophie à l'USP. Auteur, entre autres livres, de Manières de transformer les mondes – Lacan, politique et émancipation (Authentique).

 

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