Le langage de l'anti-politique

Image: ColeraAlegria
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Par Henri ACSELRAD*

Quelque chose de grave se produit lorsque les mots, au lieu d'être porteurs de la loi et de la communication de l'esprit, deviennent des vecteurs de terreur et de mensonge.

Un ministre de l'Education dialogue avec des sénateurs de la République. Des sénateurs le revendiquent : aggravées par la pandémie, les inégalités dans les conditions de préparation aux épreuves de l'Examen National du Lycée génèrent une situation d'injustice inquiétante. "L'Enem n'est pas fait pour faire la justice sociale", répond le ministre. Un tel mépris public des principes de justice exprime un changement continu dans la rhétorique politique. La forme ouverte du discours autoritaire est « décomplexée », si l'on reprend une expression forgée par l'extrême droite française. Rien ne sert d'une façade où s'affiche l'image de ce qui serait le bien commun, contrastant avec les coulisses, où les idées louches et les sombres transactions pourraient éventuellement se cacher. Des finalités inégalitaires, racistes, sexistes et homophobes sont assumées en public. Au-delà des nuances de vocabulaire, lors de la tristement célèbre réunion ministérielle du 22 avril 2020, après tout, la distance entre les propos discriminatoires assumés en public par les membres du gouvernement et ceux proférés dans les coulisses du pouvoir s'est avérée faible.

Quelle serait la nature de cette inflexion rhétorique, de cette exposition publique ouverte, par des représentants du pouvoir gouvernemental, de principes social-darwinistes aujourd'hui désapprouvés et jusque-là réservés aux coulisses de la politique ? Comment comprendre l'émergence exhibitionniste de discours inégalitaires dans des sociétés où l'inégalité est si prononcée ? La sociologie cherche à caractériser les formes de coexistence entre la sphère argumentative, où les acteurs politiques verbalisent leurs visions du monde, et la validité concrète d'inégalités qui, en principe, dans des conditions de liberté d'expression, seraient considérées comme inacceptables et vouées à être combattues. Un ensemble de mécanismes pratiques et discursifs peut cependant contribuer à assurer la permanence des inégalités. Certains auteurs évoquent la validité de ce qu'ils appellent les « modes de domination »[I]. Dans les régimes autoritaires, par exemple, il est possible d'identifier la combinaison de deux de ces mécanismes de domination : la terreur et l'idéologie. Dans le premier cas, ceux qui exercent une domination n'ont pas besoin de justifier leurs actes. Les opposants critiques sont réprimés et la possibilité de remettre en cause publiquement le pouvoir est rendue impossible : « ici, on ne se pose pas de questions », telle est la devise autoritaire. Dans l'expérience brésilienne, cette impossibilité de remettre en cause le régime d'exception de 1964-1985 était bien caractérisée par l'expression « rien à déclarer », méthodiquement répétée par un ministre de la Justice sous la dictature. Le silence de la critique et le consentement de la population seraient ainsi recherchés par l'exercice de la violence répressive et de la peur. Dans le second cas, celui du recours à l'idéologie, les justifications officielles existent, mais elles n'ont pas le droit d'être confrontées à la réalité. La pratique de la censure l'en empêche. Les justifications sont dégradées en de simples prétextes, des mots destinés à maintenir la distance entre le discours officiel et officieux. Le pouvoir impose l'ordre établi inégal et oppressif, alimentant un état de guerre contre un ennemi interne stratégiquement construit, ainsi que par des actes symboliques, des rituels, des cérémonies, des défilés, des décorations et des hymnes.[Ii].

Dans la période 1964-1985, on a vu, au Brésil, une combinaison de ces deux mécanismes de domination – par la terreur et par l'idéologie. Pour le pouvoir arbitraire, l'exercice de la violence et de la censure ne suffisait pas. Environ 1000 films de propagande ont été commandés pour être diffusés dans les cinémas à travers le pays, ainsi que des campagnes de masse stigmatisant le militantisme qui a défié la répression et contesté la légitimité du régime. Sept agences de publicité ont dominé les marchés publics de la période, s'occupant même de ce que la dictature appelait la «campagne des candidats à la présidence», un ensemble de documents destinés à louer le nom des militaires désignés par les forces au pouvoir pour continuer le régime d'exception, occupant le poste de président. Les efforts pour faire taire les critiques n'étaient cependant pas perçus comme capables d'assurer les conditions de subordination souhaitées par le pouvoir. Les agents de la dictature croyaient qu'il fallait affronter la résistance au régime non seulement à cause de la propagation de la terreur, des risques d'emprisonnement et de mort, car, même étouffée, la critique pouvait, aux yeux du pouvoir, être entendue, nécessitant des investissements dans la production d'images, slogans, jingles et autres instruments publicitaires destinés à obtenir l'assentiment de la population aux actes du régime. En même temps qu'il rétrécissait l'espace du débat public, le pouvoir favorisait une dégradation du sens des mots : la violation de la légalité démocratique se ferait au nom de démocratie; la censure était justifiée comme une exigence de protection de la liberté; la production culturelle a été restreinte sous prétexte de défendre des valeurs; La justice était rendue dans des tribunaux militaires d'exception qui entendaient incarner un supposé légalité.

Après la fin du régime autoritaire, de nouvelles manières de réduire les possibilités d'exercice de la politique ont commencé à apparaître. Le néolibéralisme a cherché à imposer une pensée unique dite « post-démocratique » : l'hégémonie de l'orthodoxie libérale était installée au sein de l'État et les systèmes électoraux étaient liés aux avantages offerts par les grandes entreprises. La politique a cessé de désigner le domaine de l'action légitime pour organiser la vie collective, s'associant davantage à la fonction de gestion des conditions d'exercice d'un pouvoir qui lui est supérieur, le pouvoir financier. En lieu et place de l'anti-politique répressive exercée sous le régime d'exception, à partir des années 1990, les mécanismes d'une politique anti-marché sont entrés en jeu. Dans le contexte de la « gouvernance » néolibérale, ce que Bourdieu appelait des « politiques de dépolitisation » est devenu effectif.[Iii], des actions qui cherchent à détruire l'idée de la politique comme moyen d'exercer l'intelligence collective dans la quête pour surmonter les inégalités. La sphère de la délibération, dans le cadre du système politique formel, se voyait de plus en plus absorbée par un pragmatisme qui, au nom de la « gouvernabilité », favorisait la privatisation de l'État aux mains de cartels d'affaires, d'organisations religieuses ou oligarchiques. Il reste peu de politique lorsque l'ordre des choses est présenté comme inéluctable. Comment est-il possible de faire de la politique avec des mots qui entendent tout dire et son contraire à la fois, lorsqu'il s'agit de définir quel type de société convient le mieux à ses membres et comment y arriver ?

Avec l'arrivée au pouvoir, en 2019, d'un gouvernement libéral-autoritaire, nous sommes confrontés à de nouveaux types d'attaques contre les possibilités d'exercer la politique. Les forces anti-démocratiques prennent le pouvoir dans un régime formellement démocratique. La violence des discours discriminatoires génère des tensions au sein de ce qui a été entendu jusqu'ici comme l'espace public, où se construisent les points de vue sur le monde et se configurent les conditions de débats libres et ouverts. Parmi les conditions de survenance de ce débat, il est supposé, d'une part, la présentation d'arguments justifiant les actes et, d'autre part, l'apport d'éléments factuels attestant de la loyauté de ces actes.

Ce n'est pas ce qui s'est passé avec l'autoritarisme libéral brésilien. Nous sommes face à un type d'autoritarisme qui, d'une part, dit brutalement ce qu'il pense, ne cachant pas des finalités discriminatoires auparavant injustifiables, et d'autre part, avec sa franchise brutale, ignore ou masque la réalité dans laquelle il cherche à soutenir la violence et l'abjection de votre discours. La volonté de combattre des valeurs qui se rapprochent et ressemblent à l'humain est énoncée, créant des néologismes maladroits afin d'incarner le mépris de l'autre. Les partisans de la solidarité, disent-ils, sont des « victimes » ; ceux qui cultivent des valeurs d'égalité sont porteurs d'une pathologie - la "pauvreté". Le discours autoritaire projette l'indignité sur tout ce qui a été compris jusqu'ici comme étant humain, objet de solidarité, motif d'empathie, aspiration à la justice. Mais, en même temps, il cache les signes, les faits, les preuves scientifiques et les témoignages d'expérience qui pourraient entraver le projet de diminuer les pauvres, les noirs et les peuples autochtones, de détruire les opposants et de concentrer les ressources entre les mains des puissants. Le discours social-darwiniste assume donc la prétention à la supériorité de certains, se dispensant toutefois de recourir à tout principe de justification de leurs actes. Ses porte-parole laissent entendre que, pour fonder leurs actions, il suffit de falsifier les informations, de masquer les données, de disqualifier les preuves et de systématiser la désinformation. Il semble donc y avoir une relation intime entre l'impudence d'une prédication inégale et le mépris des faits. Et c'est ce faux paradoxe, ce lien logique entre la franchise autoritaire et la falsification de la réalité qu'il nous importe de comprendre.

La franchise de ceux qui défendent l'inégalité permettrait, en principe, de mettre les finalités qu'ils défendent à l'épreuve de valeurs de justice et d'éléments factuels. Cependant, pour défendre leurs actions, ils ne recourent pas à des idées ou des principes de justice, ni à des réalités empiriques partageables. Ils s'appuient sur des récits qui se passent à la fois de cohérence interne et de correspondance avec toute connaissance ou expérience établie. Ce n'est pas un hasard si la science, domaine par excellence du doute, de la logique et de la preuve empirique, est l'objet de mépris et de déni. Il y a aussi une forte hostilité envers les intellectuels, une méfiance envers tout ce qui concerne le domaine de l'intellect, l'esprit critique et créatif, la spéculation philosophique et la recherche sans finalités pratiques pouvant être définies dans l'immédiat.[Iv]. Les sujets qui soulèvent publiquement des questions embarrassantes, confrontent les orthodoxies et les dogmes sont stigmatisés. Ceux qui ne peuvent pas être facilement cooptés par les gouvernements ou les entreprises et qui cherchent à signaler des problèmes qui sont systématiquement oubliés ou balayés sous le tapis sont méprisés. Ceux qui croient que chacun a le droit d'attendre des normes de traitement décentes de la part des pouvoirs en place sont accusés. Elle embarrasse ceux qui cherchent à démasquer les stéréotypes et les clichés tout faits, contestent les images et récits officiels, les demi-vérités, les catégories réductrices, les idées reçues et les justifications – ou prétextes – des actions par lesquelles les puissants cherchent à limiter la liberté de pensée afin de accepter que fais-tu[V].

Avec le libéral-autoritarisme, l'usage des mots est implosé de l'intérieur, subordonné qu'il est à la logique de la violence, expression la plus complète de l'autoritarisme. Un monde singulier se configure, sans principes de justification des actes ; un (sous)monde sans justice incrusté dans un autre monde, où la parole se veut un moyen de construction et de contestation des principes de justice et de construction d'une culture des droits, où le pouvoir peut être contesté, l'inégalité critiquée, la diversité respectée. La culture est ce qui nous apprend à discerner, nous aide à donner un sens au monde, à comprendre le passé pour construire un avenir. La culture est l'apprentissage du jugement par le langage, rappelle la philologue Barbara Cassin[Vi]. Ce n'est pas un hasard si les institutions culturelles font aujourd'hui l'objet d'attaques. La connaissance très publique exprimée dans le recensement, sur la carte et dans les musées, qui permet de cultiver une certaine raison et civilité dans l'action et la politique gouvernementales, est disqualifiée. La connaissance de la population – exprimée dans le recensement, soumise à des restrictions sur l'étendue des informations obtenues par l'IBGE – est sous-évaluée. Les connaissances sur le territoire et son patrimoine environnemental exprimées sur les cartes de l'INPE sont vidées, ainsi que les connaissances sur la culture elle-même, condensées dans la figure des musées et autres institutions culturelles sous contrainte. Parallèlement à l'attaque contre la science, l'éducation et la culture, s'instaure une sorte de Tapisserie de Pénélope, qui cherche à atteindre, au grand jour, l'ensemble des droits civils, politiques et sociaux, en faveur d'un droit de propriété au-dessus de tout et de tous. .

Quelque chose de grave se produit lorsque les mots, au lieu d'être porteurs de la loi et de la communication de l'esprit, deviennent des vecteurs de terreur et de mensonge, écrivait Georges Steiner[Vii]. En faisant fi de tout principe de justification acceptable, un monde sans culture s'institue ; par la négation de tout fondement attestable, un monde sans science. Injustice dans le but, contrevérité dans le fondement. Comme ce qui est dit ne tient pas, il reste que ce « mode de domination social-darwiniste » particulier repose sur de fausses données. Sans recourir à la censure, qui empêchait la contestation factuelle de finalités injustifiables pendant la dictature, il reste au libéralisme autoritaire à imploser le sens des mots et à fausser la réalité.

* Henri Acselrad Professeur à l'Institut de recherche et d'aménagement urbain et régional de l'Université fédérale de Rio de Janeiro

Notes:

[I] Luc Boltanski, « Sociologie de la critique, institutions et nouveau mode de domination managériale », Sociologia & Antropologia, vol. 3, non. 6, juillet-décembre 2013, p. 441-463.

[Ii] Luc Boltanski, op. cit. P 448

[Iii] Bourdieu, Pierre, Contre-feux 2, Raison d'agir, Paris, 2001.

[Iv]  Richard Hofstadter, Anti-intellectualisme dans la vie américaine, Alfred Knopf, New York, 1963.

[V] C. Wright Mills, « Le rôle social de l'intellectuel », Politics, vol. 1er avril 1944

[Vi] Barbara Cassin, Des mots, pour quoi faire ? https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/des-mots-pour-quoi-faire

[Vii] George Steiner, Langage et silence – Essais sur la crise du mot, Cia. das Letras, SP, 1988, p. 139-140.

 

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