La musique suprême. musique et politique

Ceri Richards, Nature morte avec musique, 1933
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Par GIORGIO AGAMBEN*

Extrait du livre "Qu'est-ce que la philosophie? »

1.

La philosophie ne peut s'opérer aujourd'hui que comme réforme de la musique. Si nous appelons musique l'expérience de la Muse, c'est-à-dire celle de l'origine et de la place de la parole, alors dans une certaine société et à une certaine époque, la musique exprime et régit le rapport des hommes à l'événement de la parole. Cet événement actuel - c'est-à-dire l'archi-événement qui constitue l'homme en tant qu'être parlant - ne peut être dit dans le langage : il ne peut être évoqué et rappelé que musicalement ou musicalement. En Grèce, les muses ont exprimé cette articulation originale de l'événement de la parole, qui, lorsqu'il advient, est destiné et partagé sous neuf formes ou modalités, sans qu'il soit possible pour le locuteur de remonter au-delà. Cette impossibilité d'accéder à la place originelle de la parole est la musique. En lui s'exprime quelque chose qui ne peut être dit dans le langage. Comme on le voit immédiatement quand la musique est jouée ou écoutée, le chant célèbre ou déplore avant tout une impossibilité de dire, l'impossibilité – douloureuse ou joyeuse, hymnique ou élégiaque – d'accéder à l'événement de la parole qui constitue l'homme en tant qu'humain.

L'hymne aux Muses, qui apparaît comme un proème Théogonie d'Hésiode, montre que les poètes étaient conscients du problème qui place le début de la chanson dans un contexte musical. La double structure du proème, qui répète deux fois l'exorde (v. I : « Commençons par les Muses héliconiques » ; « Commençons par les Muses »), n'est pas due uniquement, comme Paul Friedländer le suggérait perspicacement, à la nécessité d'introduire l'épisode inédit de la rencontre du poète avec les Muses dans une structure d'hymne traditionnelle où cela n'était absolument pas prévu. Il y a, à cette répétition inattendue, une autre raison, plus significative, qui concerne la même prise de parole par le poète, ou, plus précisément, la position de l'instance énonciative dans un contexte où l'on ne sait pas si cette instance appartient au poète ou aux Muses. Décisifs sont les versets 22-25, dans lesquels, comme les savants n'ont pas manqué de le remarquer, le discours passe brusquement d'une narration à la troisième personne à une instance énonciative qui contient le levier de vitesses « eu » (d'abord à l'accusatif – με – puis, dans les lignes suivantes, au datif – μοι) :

"Ils (les Muses) une fois (ποτε) ont enseigné à Hésiode une belle chanson
comme il faisait paître le troupeau au pied du divin Hélicon :
ce discours tout d'abord (πρώπστα) à moi (με) s'adressait aux déesses […] »

Il s'agit, de toute évidence, d'insérer le soi du poète comme sujet de l'énonciation dans un contexte où le début du chant appartient sans conteste aux Muses, mais est prononcé par le poète : Moυσάων ἀρχώμεθα, « Commençons avec les Muses » – ou, mieux, si l'on tient compte de la forme médiane et inactive du verbe : « Par les Muses est le commencement, par les Muses nous initions et sommes initiés » ; les Muses, en effet, disent à l'unisson « ce qui fut, ce qui sera et ce qui fut » et le chant « coule doux et infatigable de leur bouche » (v. 38-40).

Le contraste entre l'origine musicale du mot et l'instance subjective d'énonciation est beaucoup plus fort, alors que dans le reste de l'hymne (et tout le poème, à l'exception de la reprise énonciative par le poète au v. 963-965 : « Hail to vous maintenant… ») raconte sous une forme narrative la naissance des muses de la Titaness Mnémosyne, qui passa neuf nuits consécutives avec Zeus, énumère leurs noms – qui, à ce stade, ne correspondaient pas encore à un genre littéraire précis (« Clio e Euterpe et Talia et Melpomene/ Terpsichore et Erato et Polymnia et Urania/ et Calliope, le plus illustre de tous ») – et décrit sa relation avec l'aedi (v. 94-97 : « Par les Muses en effet, et par le tir lointain d'Apollon / ce sont les aedos et les clavecinistes […]/ bienheureux qu'aiment les Muses/ un doux chant coule de sa bouche ».

L'origine du mot est musicalement – ​​c'est-à-dire musicalement – ​​déterminée et le sujet parlant – le poète – doit composer avec la problématique du tout début. Même si la Muse a perdu la signification cultuelle qu'elle avait dans le monde antique, le niveau de la poésie dépend encore aujourd'hui de la manière dont le poète parvient à mettre en musique la difficulté de prendre la parole - comment il parvient à faire sienne une parole qui ne lui appartient pas et à laquelle il se borne à prêter sa voix.

2.

La Muse chante, donne le chant à l'homme, car elle symbolise l'impossibilité pour l'être parlant de s'approprier pleinement la langue dans laquelle il a fait sa demeure vitale. Cette étrangeté marque la distance qui sépare le coin humain de celui des autres êtres vivants. Il y a la musique, l'homme ne se limite pas à parler et, au contraire, éprouve le besoin de chanter, parce que le langage n'est pas sa voix, parce qu'il vit dans le langage sans pouvoir en faire sa voix. En chantant, l'homme célèbre et commémore la voix qu'il n'a plus et qui, comme le mythe des cigales en Phèdre, il ne pourrait retrouver que s'il cessait d'être un homme pour devenir un animal ("Quand les Muses naquirent et que le chant s'éleva, certains hommes furent saisis d'un tel plaisir qu'en chantant ils ne prirent plus la peine de manger et de boire et moururent de ces hommes est née la lignée des cigales […] », 259b-c).

Pour cette raison, la musique correspond nécessairement, avant même les paroles, à des tonalités émotionnelles : équilibrées, courageuses et fermes dans le mode dorique, plaintives et languissantes dans les modes ionien et lydien (Rép. 398e - 399a). Et il est particulier que même dans le chef-d'œuvre de la philosophie du XXe siècle, l'être et le temps, l'ouverture originelle de l'homme au monde ne se fait pas par la connaissance et le langage rationnels, mais surtout dans une Humeur, sur un ton émotionnel que le terme lui-même renvoie à la sphère acoustique (Stimme est la voix). La Muse – la musique – marque la rupture entre l'homme et son langage, entre la voix et le logos. L'ouverture primaire au monde n'est pas logique, elle est musicale.

א D'où l'obstination avec laquelle Platon et Aristote, mais aussi des théoriciens de la musique comme Daman et les législateurs eux-mêmes, affirment la nécessité de ne pas séparer musique et paroles. "Ce qui dans la chanson est le langage", affirme Socrate dans République (398d), « ne diffère en rien de la langue méconnue (μὴ ᾀδομένου λόγου) et doit se conformer aux mêmes modèles » ; et peu après il énonce fermement le théorème selon lequel « l'harmonie et le rythme doivent suivre la parole (ἀκολουθεν τ λόγοῳ) » (ibidem). La même formulation, « ce qui dans la chanson est langage », implique cependant qu'il y a en elle quelque chose d'irréductible aux mots, tout comme l'insistance à sanctionner son inséparabilité révèle la conscience que la musique est éminemment séparable. Précisément parce que la musique marque l'étrangeté de la place originelle du mot, on comprend parfaitement qu'elle puisse tendre à exaspérer sa propre autonomie par rapport au langage ; et pourtant, pour les mêmes raisons, la crainte que le lien qui les maintenait ensemble ne soit pas complètement rompu est tout aussi compréhensible.

Entre la fin du Ve siècle et les premières décennies du IVe siècle en Grèce, il y a eu en effet une véritable révolution des styles musicaux, liée aux noms de Melanipedes, Cynesias, Phrynis et surtout Timothée de Milet. La fracture entre le système linguistique et le système musical devient progressivement irrémédiable, jusqu'à ce qu'au IIIe siècle la musique finisse par prédominer de manière décisive sur la parole. Mais, déjà dans les drames d'Euripide, un observateur attentif comme Aristophane pouvait s'en apercevoir, en faisant une parodie sur les grenouilles, que le rapport de subordination de la mélodie à son support métrique dans le couplet était déjà subverti. Dans la parodie d'Aristophane, la multiplication des notes par rapport aux syllabes s'exprime icastiquement en transformant le verbe εἱλίσσω (revenir) en εἱειειειλίσσω. En tout cas, malgré la résistance tenace des philosophes, dans ses travaux sur la musique Aristoxène, qui était aussi un disciple d'Aristote et critiquait les changements introduits par la nouvelle musique, n'utilise plus l'unité phonématique du pied métrique comme base du chant , mais une unité purement musicale, qu'il appelle « première fois » (χρόνος πρτος) et indépendante de la syllabe.

Si, sur le plan de l'histoire de la musique, les critiques des philosophes (qui se répéteront aussi bien des siècles plus tard dans la redécouverte de la monodie classique par la Camerata Fiorentina et Vincenzo Galilei et dans la prescription péremptoire de Carlos Borromeo : « cantum ita temperari, ut verba intelligerentur ») ne pouvait que paraître excessivement conservateur, ce qui nous intéresse ici, ce sont plutôt les raisons profondes de leur opposition, dont eux-mêmes n'ont pas toujours eu conscience. Si la musique, comme cela semble se produire aujourd'hui, rompt son rapport nécessaire avec la parole, cela signifie, d'une part, qu'elle perd la conscience de sa nature musicale (c'est-à-dire de se situer à la place originelle de la parole) et, d'autre part, que le parlant oublie que son être, toujours déjà disposé musicalement, a à voir constitutivement avec l'impossibilité d'accéder à la place musicale de la parole. homo canens e homo locens ils se divisent les chemins et perdent le souvenir de la relation qui les liait à la Muse.

[...]

*Giorgio Agamben dirige le Collège international de philosophie à Paris. Auteur, entre autres livres, de Le pouvoir de la pensée : essais et conférences (authentique).

Référence


Giorgio Agamben. Qu'est-ce que la philosophie ? Traduction: Andrea Santurbano et Patricia Peterle. São Paulo, Boitempo, 2022, 204 pages (https://amzn.to/3qup6NI).


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