Par ROMARIQUE GODIN*
Commentaire sur l'un des livres de l'historienne Ellen Meiskins Wood
C'est la dernière ligne de défense du capitalisme, et souvent la plus puissante : ce régime socio-économique serait « naturel » et le seul vraiment adapté à la « nature humaine ». Elle permettrait, par la magie de la « main invisible » et selon la vieille fable de Mandeville sur les abeilles, de transformer l'égoïsme « naturel » de l'humanité en bienfaits pour celle-ci dans son ensemble. A cela s'ajoute la capacité du capitalisme à tout quantifier et donc à tout « rationaliser ». Dans les années 1950, la « main invisible » prend sa forme mathématique sous les traits des modèles d'équilibre général qui dominent encore aujourd'hui les sciences économiques. La mécanique capitaliste devient alors une équation. En d'autres termes, il atteint un niveau plus élevé de « naturalité ». Comme deux avec deux égalent quatre, le capitalisme serait l'essence de l'homme.
Les conséquences de ce point de vue sont immenses. Si le capitalisme est la réalisation profonde de l'essence humaine, comment penser alors à le dépasser ? C'est évidemment une cause perdue. Le réformisme socialiste qui, dans les premiers écrits d'Eduard Bernstein, était encore un moyen d'avancer vers le socialisme est progressivement devenu un moteur du capitalisme.
Et la chute des régimes « communistes » en 1989-1991 n'a fait que confirmer ce mouvement : ces régimes ont lutté en vain contre la « nature humaine », ce qui explique leur retour à la violence. Sa chute et la mondialisation du capitalisme représentaient alors la clôture de l'histoire humaine, au sens hégélien du terme, par la rationalisation du monde comme forme de réalisation de l'Esprit.
L'histoire devrait, bien sûr, traduire cette vision du monde. Le capitalisme étant naturel et rationnel, l'histoire de l'humanité se réduirait à un seul grand mouvement : la libération des obstacles permettant à un capitalisme sous-jacent de s'opérer. Ici, nous sommes encore dans l'idéalisme hégélien : toute société humaine a toujours eu en elle le capitalisme, mais les intérêts matériels de certains groupes ont tenté d'en bloquer la mise en œuvre. C'est lorsque ces obstacles ont finalement été levés, le dernier d'entre eux en 1989-1991, que l'homme a pu réaliser son destin rationnel à travers le capitalisme.
Un ouvrage de 2009 de l'historienne canadienne Ellen Meiksins Wood, récemment traduit en français et publié par Lux, L'origine du capitalisme, vient rompre avec ces belles certitudes. Et cela en fait un livre indispensable pour notre époque. Car la première partie de l'ouvrage est consacrée, avec succès, à déconstruire ce personnage 'Naturel' du développement humain vers le capitalisme. L'importante revue qu'elle entreprend des différentes théories sur l'origine du système capitaliste montre à quel point le débat est, depuis, interdit.
Convaincus de l'inéluctabilité du capitalisme, les historiens, dont la grande majorité des historiens marxistes, ont soumis l'histoire à cette lecture préalable. Une telle lecture reposait sur l'idée que le commerce était, bien sûr, d'essence capitaliste et ne dépendait que de la libération des restrictions de la société féodale pour le réaliser pleinement. Une fois cet état atteint, le capitalisme pourrait donner le meilleur de lui-même et s'imposer à une humanité qui le reconnaîtrait comme le fruit de sa propre nature. C'est le modèle de 'commercialisation' qui a dominé et domine encore la lecture historique du capitalisme. « Ces gens tenaient pour acquis que le capitalisme avait toujours existé, au moins sous une forme embryonnaire, depuis la nuit des temps, et qu'il serait la limite inhérente à la nature et à la raison humaine », résume Ellen Meiksins Wood (page 25).
L'historien montre comment même ceux qui ont tenté d'échapper aux modèles « bourgeois » traditionnels ne peuvent échapper à cette logique de « commercialisation ». C'est notamment le cas de Karl Polanyi qui, malgré sa critique radicale de la marchandisation, n'échappe pas au schéma liant le développement commercial au progrès technique et à l'industrialisation. Il peut ainsi défendre l'idée qu'« une fois les liens féodaux fragilisés, avant qu'ils ne disparaissent, il n'y avait pas grand-chose pour empêcher les forces du marché de s'imposer ». En d'autres termes, ces forces du marché, bloquées par le féodalisme, étaient bien présentes à l'état latent. Cette petite erreur est aussi présente dans la grande polémique des marxistes des années 1950, qui opposait Paul Sweezy à Maurice Dobb.
Le premier à vraiment échapper à ce schéma de « commercialisation » aurait été l'historien américain Rober Brenner dans un célèbre article de 1976, "Structure de classe agraire et développement économique dans l'Europe préindustrielle". Brenner, qui est l'inspiratrice d'Ellen Meiksins Wood, voyait dans le capitalisme non pas un phénomène naturel, mais un phénomène historique, né dans l'Angleterre rurale aux XVe et XVIe siècles. Il rejette toute idée de capitalisme latent ou embryonnaire. Ce texte provoquera des levées de défenses au sein du milieu historien, d'où sortira une œuvre, Le débat du Brenner (Republié en 2009 aux éditions de l'Université de Cambridge), dans lequel, pour la première fois, la validité du modèle de « commercialisation » serait remise en cause.
Ellen Meiksins Wood s'inscrit clairement dans la continuité de Robert Brenner à partir de 1976. La séquence de l'ouvrage tente ainsi d'aller encore plus loin pour décrire la naissance du capitalisme comme un phénomène historique, né d'un contexte historique.
Pour sortir du biais de « commercialisation », l'historien rappelle quelques éléments clés. En premier lieu, il y a une différence radicale entre le commerce et son développement et le capitalisme, et donc entre la bourgeoisie des villes vivant du commerce et le capitalisme. Le capitalisme n'est pas simplement un système où le marché existe, c'est un système où le marché dicte sa loi à la société dans son ensemble. La concurrence est donc le moteur de toute société, l'obligeant à améliorer en permanence sa productivité afin de répondre aux prix fixés par le marché. Le marché induit ainsi un besoin de circulation du capital et oblige les forces sociales à s'adapter à ce besoin. Ellen Meiksins Wood estime que la force sociale dominante est donc économique : c'est le marché et ses impératifs qui décident de l'allocation des surplus de production.
Et c'est là la plus grande différence par rapport aux sociétés précapitalistes, dans lesquelles les surplus de production deviennent l'objet de mesures politiques, "extra-économique" comme disait Marx : impôts divers, droits seigneuriaux, conflits armés. Dans ces sociétés, d'ailleurs, l'utilisation des excédents est différente. Ils servent soit à maintenir les revenus commerciaux à un niveau constant, soit à assurer une consommation de luxe. Il n'est donc pas nécessaire d'investir massivement dans l'augmentation de la productivité du travail.
L'historien canadien montre ici même la différence remarquable qui existe entre les exemples classiques de « capitalisme avorté » que sont les villes italiennes de la Renaissance ou les Provinces-Unies (Pays-Bas) du XVIIe siècle et la société capitaliste en formation en Angleterre. Dans les deux cas, le commerce a développé la richesse d'une grande classe urbaine. Mais si « le marché a joué un rôle dans son développement, il semble aussi évident que ce marché offrait des opportunités plus qu'il n'imposait ses impératifs ». Et Ellen Meiksins Wood d'ajouter : « De toute façon, le marché n'a pas produit le besoin constant et typiquement capitaliste de maximiser les profits en développant les forces productives ».
Les bourgeois florentins ont profité des opportunités liées au savoir-faire de leurs artisans, tandis que ceux des Pays-Bas ont profité de leur domination des routes commerciales. Parfois, ils ont « investi », par la guerre ou la diplomatie, pour conserver ces avantages, mais une fois les bonnes affaires disparues et les marchés asséchés, leur richesse s'est estompée. Cet échec n'était pas la conséquence d'obstacles entravant le développement du capitalisme, mais était dû précisément au caractère non capitaliste de ces évolutions économiques.
Comprendre l'origine du capitalisme pour le dépasser
La thèse défendue par l'ouvrage est que le capitalisme n'est pas né dans les sociétés mercantiles et urbaines comme le vise la vision traditionnelle, mais dans l'Angleterre rurale de l'ère Tudor. L'Angleterre a connu un développement unique pendant la période féodale. Contrairement à la France par exemple, le pays s'unifie politiquement très rapidement, avant même la conquête normande de 1066, avec une noblesse associée au pouvoir central et non recentrée sur ses pouvoirs locaux. La Magna Carta de 1215 et le pouvoir croissant du Parlement ont représenté cette division du pouvoir au niveau central. On est loin du cas français, où le pouvoir noble est longtemps resté décentralisé, même sous l'absolutisme.
L'aristocratie anglaise perd ainsi progressivement les moyens extra-économiques de collecte des surplus agricoles qui resteront en place en France jusqu'au 4 août 1789 (les fameux « privilèges »). Mais, en compensation, l'État anglais a donné à la noblesse deux éléments clés : de fortes garanties de leurs droits de propriété foncière et un marché national intégré. Alors qu'en France les petits fermiers possédaient leurs terres et payaient des impôts à leur seigneur, en Angleterre les nobles louaient leurs terres aux fermiers et soumettaient ces contrats à un marché national pour augmenter encore leur valeur. Ainsi, « un système de fermages concurrentiels est mis en place dans lequel les seigneurs, chaque fois que possible, louent leurs terres au plus offrant », système qui, naturellement, prend le pas sur les droits coutumiers résiduels. Depuis lors, les agriculteurs, afin de conserver leurs terres, ont dû être aussi compétitifs que possible, augmentant ainsi leur productivité. La logique capitaliste est née.
Le mouvement des « enclos », qui a réduit les terres gérées en commun, a ainsi rencontré sa première impulsion décisive déjà à l'époque Tudor. Mais, contrairement à ce que pensaient Polanyi et Marx, c'était déjà une conséquence, pas une cause du capitalisme. Rapidement, l'agriculture anglaise put nourrir l'immense métropole londonienne, où se réfugièrent les classes rurales persécutées par ce même mouvement. Ces masses ont alors été contraintes d'acheter sur le marché des biens de première nécessité à bas prix. Cette logique aurait alors pu buter sur la faiblesse naturelle de l'emploi et du pouvoir d'achat des paysans anglais soumis à cette progression de la productivité agricole. Cependant, cet état de fait a encore favorisé le développement de marchés fondés sur la consommation de masse à bas prix, donc sur la croissance de la productivité. Rapidement, le capitalisme anglais s'industrialise à travers l'industrie textile, destinée à répondre à un tel marché. En tout cas, « ce ne sont pas les possibilités offertes par le marché, mais ses impératifs qui conduisent les petits producteurs à l'accumulation ».
« Ce fut le premier système économique de l'histoire dans lequel les contraintes économiques du marché auraient pour effet d'augmenter de force les forces de production plutôt que de les ralentir ou de les empêcher », explique Ellen Meiksins Wood. Là où la chute de la demande commerciale entraîne le déclin des Provinces-Unies, les ressources limitées du prolétariat anglais favorisent les investissements industriels.. « Lorsque le capitalisme industriel a vu le jour, la dépendance au marché s'est insinuée profondément dans toutes les couches de l'ordre social. Mais, pour y arriver, il faudrait que la dépendance au marché soit un phénomène bien mis en œuvre », résume l'historienne.
Le capitalisme s'est donc développé en un lieu précis et à un moment précis. Et elle s'est développée non pas comme une force naturelle, mais comme le fruit de « relations de propriété privée », de relations « médiatisées par le marché ». L'auteur passe rapidement en revue la lutte des classes qui constitue l'arrière-plan de cette évolution, mais cela n'empêche pas ce livre, qui, par ailleurs, présente des réflexions tout aussi stimulantes sur le colonialisme et l'État, d'être essentiel à la réflexion actuelle.
A l'heure où le néolibéralisme, mode de gestion du capitalisme mondialisé, peine à répondre aux défis de notre temps, cette étude est précieuse. Il offre un contenu profondément révolutionnaire. Car, si le capitalisme est un phénomène historique, il peut très bien être surmonté, comme tout phénomène historique. Ce n'est pas le seul horizon possible, même s'il l'est, comme le souligne Branko Milanovic dans son dernier livre, Le Capitalisme, sans rival, le seul système socio-économique persistant. S'il n'est pas « naturel », il n'est pas immortel, ou du moins il n'est pas destiné à conduire l'humanité à sa disparition.
En remettant le capitalisme à sa juste place, c'est-à-dire en réaffirmant son caractère historique, Ellen Meiksins Wood remplit trois rôles essentiels. Premièrement, elle permet un retour aux fondements de la critique du capitalisme. Le philosophe allemand antistalinien Karl Korsch estimait, dans son ouvrage Karl Marx, publié en 1938, que « le premier des principes fondamentaux de la nouvelle science révolutionnaire de la société est le principe de la spécification historique de tous les rapports sociaux ». L'apport de Marx est donc de renvoyer les catégories « bourgeoises » (entendues ici au sens de « capitalistes ») à leur réalité historique « bourgeoise ». Ces catégories étant effectivement historiques et n'englobant pas l'essence de l'homme, elles sont donc modifiables par l'histoire humaine. Dès lors, la critique peut envisager son dépassement. La lutte de Marx contre la dialectique idéaliste hégélienne et celle contre le caractère absolu de l'économie politique capitaliste vont de pair et se rejoignent ici, dans l'œuvre de l'historien canadien.
Dès que l'horizon s'ouvre et que les arguments de taverne du type « tous les temps » ou « nature humaine » sont écartés, l'œuvre d'Ellen Meiksins Wood ouvre une autre perspective. Le capitalisme est une question de relations de propriété. La question de la propriété est donc centrale pour la surmonter. A cet égard, cette recherche semble conforter la réflexion portée par Thomas Piketty ou Benoît Borrits sur la nécessité d'engager le débat en termes de propriété. Tout combat qui ne traite pas directement de cette question semble voué à l'échec ou, plus encore, à la reproduction de la logique capitaliste. Comme le montrent les travaux de l'historien canadien, cela ne signifie pas, sans aucun doute, la disparition du commerce, de l'échange et du progrès technique. Toutes ces notions, contrairement à ce que certains tentent d'imposer, ne sont pas un privilège du capitalisme et existent dans des sociétés non capitalistes.
Or – nous arrivons à la troisième leçon de l'ouvrage – la logique capitaliste ne saurait relever le défi écologique. Le capitalisme, et c'est la clé de son succès et de son expansion, a une logique continue de fuite en avant. Ce n'est pas un régime de stagnation, mais de croissance permanente. Ce besoin de progression infinie (qui se traduit bien dans vos mathématiques récentes) est désormais confronté à la fin du monde physique. L'enthousiasme du capitalisme agraire, se répandant dans l'ensemble de la société anglaise, puis dans le reste du monde, pose aujourd'hui un problème écologique grave et urgent. La fable du « capitalisme sobre » ne se confronte pas à l'histoire de ce système lui-même.
Il y a donc urgence à créer un nouveau rapport social pour organiser la survie de l'humanité. Sans doute, le capitalisme a beaucoup apporté à l'humanité, et il ne s'agit pas de remettre en cause son intérêt historique (que Marx reconnaissait déjà), mais il n'est rien de plus qu'un moment historique. Comme d'autres avant lui, ce régime a fait son temps. Et le livre d'Ellen Meiksins Wood nous aide à le comprendre.
*Romaric Godin est un journaliste spécialisé en macroéconomie.
Traduction: Daniel Pavan
Initialement publié le portail mediapart.
Référence
Ellen Meiksin Wood. L'origine du capitalisme. Une étude approfondie. Paris, Lux, 2020, 249 pages.