Par MARILÈNE CHAUI*
Comment expliquer que l'homme, le seul naturellement fait pour vivre librement, se soumette à un joug que même les animaux n'accepteraient pas.
1.
Théétète a creusé la terre pour planter. Trouvé un trésor. Socrate est allé au marché pour acheter des légumes. Il a trouvé Callias, qui lui a payé une dette. Le navire se dirigeait vers Égine. A rencontré une tempête et a dérivé vers Athènes.
Ces exemples sont classiques dans l'histoire de la philosophie : ce sont ceux qu'offre Aristote lorsqu'il examine les notions de contingence et de hasard. La contingence et le hasard, explique le philosophe, ne sont pas des événements sans cause. Ce sont des événements produits par la rencontre de deux séries causales indépendantes. Ainsi, le premier nom de la contingence et du hasard est « rencontre et rencontre inattendue ». Ou, comme l'explique Aristote, la cause de l'événement est accidentelle, puisqu'elle produit un effet qui n'était pas prévu dans la causalité de chacune des séries, de telle sorte qu'une certaine fin se réalise sans qu'elle soit prévue par les agents ou sans qu'elle soit présente dans les moyens., car ceux-ci ne visaient pas une telle fin, mais une autre : Théétète allait planter et non chercher un trésor ; Socrate est allé acheter des légumes et ne pas recevoir de dette; le navire était à destination d'Égine, pas d'Athènes.
Pourquoi "rencontrer" ? Parce que l'événement n'est pas sans cause mais l'intersection de deux séries causales indépendantes. Pourquoi "inattendu" ? Parce que la marque de la contingence et du hasard est l'indétermination, puisque les deux causes qui l'ont produit pourraient ne pas avoir eu lieu (si Théétète avait eu de la fièvre, il n'aurait peut-être pas été planter ; si Socrate avait trouvé un ami, il n'aurait peut-être pas été à la marché ; si la cargaison n'était pas à bord, peut-être que le navire ne quitterait pas le port), mais aussi rien ne garantit que la fin sera accomplie, puisque le but de l'action décidée par l'agent n'a rien à voir avec la fin accomplie ( au lieu de fèves, Théétète a récolté un trésor ; au lieu de légumes, Socrate a obtenu le paiement de la dette, au lieu d'atteindre Égine, le navire a fini à Athènes). Parce qu'il s'agit d'une rencontre inattendue, la contingence est ce qui fait que quelque chose de « nouveau » se produit dans le monde, c'est-à-dire quelque chose que la causalité naturelle ne ferait pas se produire de manière régulière et prévisible.
A la différence du hasard et de la contingence, ce qui est nécessaire est ce qui arrive toujours et ne peut manquer d'arriver comme cela arrive ; de même que l'impossible est ce qui n'arrive jamais et ne peut jamais arriver – il faut que l'eau humidifie, que le feu chauffe, que l'huile alimente la flamme, que la pierre tombe ; il est impossible que ces effets ne se produisent pas et que l'eau brûle, que le feu humidifie, que l'été ne se produise pas entre le printemps et l'automne.
Lorsqu'un événement naturel est contraire à la loi de causalité nécessaire, on dit qu'il a été produit par une action ou une cause contraire à la nature de la chose, et cette cause contraire ou contre-nature est appelée violence. C'est par une action violente qu'une pierre montera, car c'est sa nature de descendre. Nécessaire et impossible renvoient donc à l'action régulière et normale des causes naturelles, tandis que la violence renvoie à l'intervention d'une cause non naturelle dans une causalité naturelle. Cette cause de la violence est la technologie, c'est-à-dire l'action humaine qui interfère avec le cours naturel des choses.
A distance du hasard et de la contingence et situé entre le nécessaire et l'impossible, se trouve le possible, c'est-à-dire ce qui, comme le contingent et le hasard, peut arriver ou non, mais qui, à la différence de la contingence et du hasard, résulte de la simple rencontre. , le possible est ce qui arrive s'il y a un agent qui a le pouvoir de le faire arriver. Ainsi, le possible est ce qu'un agent a le pouvoir de faire ou ne pas faire. Cet agent peut être la technique qui utilise des causes naturelles pour modifier ses résultats.
Mais cet agent peut aussi être le libre arbitre avec le pouvoir de choisir entre des alternatives contraires et de délibérer sur la direction, le déroulement et le but d'une action. Bien que le possible soit, comme le contingent, ce qui peut arriver ou non, dans le contingent l'événement a lieu indépendamment de la délibération de l'agent et du but que l'agent a donné à son action, alors que dans le possible l'événement résulte du choix délibéré faite par l'agent. , qui évalue les moyens et les fins de son action.
C'est pourquoi, depuis Aristote, nous avons appris à distinguer le contingent du possible en disant que le premier n'est pas en notre pouvoir et que le second est exactement ce qui est en notre pouvoir. Enfin, bien que la technique et l'action libre fassent partie du possible, la différence entre elles est que l'effet de l'action technique est un objet autre que l'agent lui-même, quelque chose qui existe séparément de lui en tant que produit, tandis que dans l'action libre l'effet c'est l'action elle-même, c'est l'agent lui-même qui agit, de sorte que l'agent, l'action et l'effet de l'action ne peuvent être séparés. Ce n'est que dans ce second cas qu'on peut parler d'éthique et de politique, c'est-à-dire d'actions indiscernables et inséparables de l'agent lui-même.
Ainsi, si nous avons hérité d'Aristote l'idée du hasard comme rencontre, nous avons aussi hérité de lui l'idée de la liberté de la volonté comme action qui est en notre pouvoir. C'est pourquoi Aristote affirme que nous ne délibérons pas sur ce que nous n'avons pas le pouvoir de faire advenir, c'est-à-dire que nous ne délibérons pas sur le nécessaire, l'impossible et le contingent, mais seulement sur le possible. La tradition philosophique nous laisse donc en héritage la distinction entre ce qui n'est pas en notre pouvoir (le hasard, le nécessaire et l'impossible) et ce qui est en notre pouvoir (le possible).
Or, il n'y a de possible que lorsqu'il y a délibération et choix, et c'est pourquoi on ne peut proprement parler de possible que pour les actions humaines. Or, dans le cas de nos actions, le nécessaire et l'impossible ne se réfèrent pas seulement à ce qui échappe à notre pouvoir parce qu'ils sont ce qui doit toujours arriver ou ce qui ne peut jamais arriver - c'est-à-dire que ce qui est nécessaire est l'enchaînement immuable des séries causales et de séries d'effets, et l'impossible est l'absence de telles séries de causes et d'effets - mais ils se réfèrent toujours au temps. Le passé en tant que passé est nécessaire et donc pas en notre pouvoir, et le futur en tant que futur est contingent, c'est-à-dire qu'il peut ou non se passer de telle ou telle manière. La nécessité du passé s'oppose à la possibilité du présent, du fait de l'indétermination du futur.
Le possible s'articule au temps présent comme un choix qui déterminera le sens du futur qui, en lui-même, est contingent, c'est-à-dire qu'il peut être de telle ou telle manière, selon notre délibération, notre choix et notre action. Cela signifie cependant qu'une fois le choix fait entre deux alternatives opposées et l'action accomplie, ce qui était un futur contingent devient un passé nécessaire, de telle sorte que notre action détermine le cours du temps. C'est ce passage du contingent au nécessaire par le possible qui donne à l'action humaine un poids incalculable, à mesure qu'un possible librement réalisé devient une nécessité instituée.
L'agent éthique et politique se trouve donc coincé entre deux puissances extérieures qui le déterminent exactement en sens inverse : la nécessité l'oblige à suivre des lois (naturelles) et des règles (historiques) sur lesquelles rien ne peut ; la contingence l'oblige à prendre des directions contraires imprévisibles. Plus encore, dans le cas de l'éthique et de la politique, et donc de l'histoire, la nécessité a été produite par l'action libre de l'agent, qui a transformé un contingent en possibilité et, en réalisant cette possibilité, l'a transformée en nécessité. C'est pourquoi, décrivant l'agent éthique et politique vertueux, c'est-à-dire libre et responsable, Aristote affirmera que la vertu parfaite est la prudence et que l'homme parfaitement vertueux est le prudent, c'est-à-dire celui qui regarde en avant et en arrière, examine le passé et l'avenir, pèse les conséquences de l'action car celles-ci deviendront nécessaires et auront des effets sur lui et sur les autres. La personne prudente est celle qui affronte le plus grand problème posé par l'action libre, c'est-à-dire l'indétermination du temps présent, la nécessité du temps passé et la contingence du temps futur.
C'est ce rapport essentiel au temps qui conduit finalement Aristote à distinguer le hasard dans la nature du hasard dans les actions humaines. Dans la nature, le hasard n'est que la rencontre accidentelle de séries causales indépendantes qui produisent une fin imprévue et un événement imprévu. Dans les actions humaines, cependant, le hasard est appelé chance ou chance, qui, explique Aristote « est une cause accidentelle de celui qui choisit normalement selon un choix réfléchi en vue d'une fin » et comme les causes venant de la fortune sont indéterminées « la fortune est impénétrable au calcul de l'homme ». Le possible est le champ où s'exercent notre volonté et notre liberté. La fortune est l'espace-temps de l'imprévisible dans lequel les choses nous arrivent sans que nous puissions avoir d'autre attitude que celle de réception de l'événement qui nous tombe dessus. L'éthique et la politique appartiennent ainsi au champ du possible, la nature à celui du nécessaire, et l'histoire, parce que le champ des innombrables causalités simultanées tend toujours à être vu comme le champ de la fortune, c'est-à-dire de la contingence, puisque celle-ci porte empreinte de tout ce qui est incontrôlable et impondérable dans le temps.
La tradition a consacré une image de la Fortune qui s'est cristallisée dans une iconographie très précise : elle est représentée par une belle jeune femme, les yeux bandés, qui tient un globe dans une main et une corne d'abondance dans l'autre ; elle porte une ceinture avec les signes du zodiaque autour de sa taille ; vient avec un manteau flottant au vent; il a des ailes aux pieds et marche sur la roue qu'il fait tourner avec ses pieds. Cette image nous offre la Fortune volage et inconstante, maîtresse du monde (le globe), maîtresse de notre destin (le zodiaque), dispensatrice de biens (la corne d'abondance), agitée comme l'orage (le manteau gonflé), inconstante (les ailes sur pieds), aveugle ou indifférent aux demandes des hommes (le bandeau) et juste (la roue qui élève le perdant et rétrograde le gagnant).
Cependant, il y a un aspect d'une grande pertinence dans cette image car c'est en elle que viendra s'inscrire la possibilité d'une action éthique et politique capable de vaincre la Fortune elle-même : les ailes aux pieds. Bien que ces ailes servent à indiquer que la Fortune est fugace, inconstante, capricieuse, volage et éphémère, ces mêmes ailes indiquent qu'elle agit parce qu'elle a le temps en sa faveur, qui court vite. Or, ce temps qui court vite n'est pas le temps de la nature, qui est répétitif et régulier ; ce n'est pas non plus le temps du destin ou de la providence divine, qui est un temps lent et long d'exécution d'un plan divin. Le temps rapide et éphémère, dont Fortune se sert, est le kairos: le moment opportun ou l'occasion opportune, c'est-à-dire ce moment insaisissable qu'il faut savoir saisir si l'on veut agir et si l'on veut battre la Fortune sur son propre terrain. O kairos c'est le temps de l'action adéquate, l'instant de l'initiative, où un agent vertueux prend sa vie en main contre le harcèlement, la séduction et les illusions de la Fortune.
Dans cette perspective, la Renaissance a défini la vertu par son opposition à la fortune, pensant un affrontement entre deux forces temporelles : elle prend la fortune comme force d'indétermination des situations et des événements, au point de départ et d'arrivée, et lui oppose la vertu comme le pouvoir de déterminer l'indéterminé, de délibérer et de choisir le possible. La fortune cesse d'être l'extériorité brute qui s'abat sur les hommes pour devenir l'indétermination et l'adversité qui exigent l'action forte des vertueux. C'est ainsi que Machiavel, Montaigne et Bacon résument la relation entre la vertu et la fortune, selon l'adage « l'homme est l'artisan de sa propre fortune ».
Il reste un dernier trait pour compléter notre tableau. La prudence était prisée comme la vertu capable de ne pas succomber à la fortune, car la personne prudente est celle qui a les yeux tournés vers le passé et l'avenir pour choisir ce qui est possible dans le présent. Cependant, parallèlement à l'appréciation de la prudence, Une autre vertu était également opposée au pouvoir de la fortune : « l'amitié ». Face à la fortune comme rencontre qui peut être bonne ou mauvaise, qui peut être bonne ou mauvaise fortune, la philosophie a thématisé l'amitié comme une bonne rencontre, c'est-à-dire cette relation entre des êtres libres et égaux dont les actions sont source de liberté pour les autres.
Pourquoi la fortune est-elle puissante ? Parce qu'elle peut devenir maîtresse des événements, saisissant le temps comme kairos. La fortune n'a aucun pouvoir sur le temps de la nature ou sur le temps du destin ou de la providence, mais elle a du pouvoir sur le temps de notre action. Mais que veut dire un temps qui n'est qu'un instant fugace, éphémère, où tout peut se jouer contre nous ou en notre faveur ? Ce rapport au temps comme indétermination est la marque de notre finitude. Nous ne sommes pas finis simplement parce que nous sommes mortels, nous sommes finis parce que nous savons que nous sommes mortels ; nous ne sommes pas finis simplement parce que notre pouvoir est beaucoup plus petit que les forces extérieures qui nous entourent, mais parce que nous savons que nous sommes plus petits qu'eux.
A notre finitude, la philosophie a toujours opposé l'image du dieu éternel et parfaitement heureux, autosuffisant, autarcique, autonome, pleinement libre. Comment les hommes pouvaient-ils avoir une vie qui ressemblait à l'éternité, à la liberté, à l'autonomie et au bonheur divin ? Deux sont les modes de vie humains, pense Aristote, dans lesquels l'homme ressemble au divin : la vie politique, dans laquelle la communauté agit ensemble pour la vie bonne et heureuse de l'ensemble et donc de la politesse parfaite est la polis autonome et libre qui assure un maximum de survie, de sécurité, de justice et de liberté à chacun de ses membres. La communauté politique est donc la bonne réunion des hommes libres et l'une des manières d'imiter l'autosuffisance et l'autonomie du divin.
Cependant, quelle que soit la qualité de la communauté politique, elle est toujours soumise à l'action des communautés étrangères ennemies et, surtout, soumise à l'action des ennemis internes - la guerre externe et la guerre civile indiquent que la fortune maintient également son règne à l'intérieur. de la communauté politique. polis. Il existe cependant une forme supérieure de bonne rencontre, de victoire contre la fortune et d'imitation de la divinité, l'amitié - une relation entre libres et égaux tissée dans le bien vouloir et le bien faire où les amis se suppléent réciproquement aux limites des autres. et forment une société libre qui imite l'autosuffisance du divin et atténue les effets dramatiques de la finitude.
Contrairement à la communauté politique, l'amitié ne succombe pas au pouvoir de la fortune, mais, au contraire, elle seule a la force d'empêcher que la différence de possessions, de renommée, de gloire et d'honneurs ne divise les amis, car ce qui appartient à chacun, c'est leur chacun et c'est chacun qui agit pour que chacun soit ce qu'il est et ait ce qu'il a. Si, par la politique, nous nous humanisons, par l'amitié, nous nous divinisons. C'est pourquoi, non Discours sur la servitude volontaire, Etienne de La Boétie affirme que l'amitié est une chose sainte.
2.
O Discours sur la servitude volontaire on pourrait le lire dans la clé de la tradition dont nous avons esquissé plus haut le cadre. Cependant, il y a quelque chose dans le texte de La Boétie qui nous empêche de rester dans cette tonalité. Et ce quelque chose devient lisible si on fait un détour par une autre tradition.
A un instant donné de Discours, précisément au moment de formuler l'idée d'une mauvaise rencontre qui aurait dénaturé l'homme, lui faisant perdre le souvenir de sa liberté naturelle originelle, La Boétie lève une hypothèse : qu'un « tout nouveau peuple naîtrait, ni habitué à la sujétion ni attirée par la liberté » et à qui on demandait si elle voulait vivre en servante ou vivre libre : « avec quelles lois seriez-vous d'accord ? » demande La Boétie. L'hypothèse est évidente : La Boétie renvoie à l'image des habitants du Nouveau Monde, traditionnellement présentés par les voyageurs comme des hommes sans loi, sans foi et sans roi.
Or, cette image était devenue centrale dans les disputes européennes sur le droit des conquérants. Les questions les plus débattues par les théoriciens de l'époque concernent le droit naturel, le droit des gens, le droit civil, que les Indiens soient ou non des esclaves naturels, que l'existence de royaumes, comme ceux du Mexique, indique la nécessité d'inclure les Indiens dans le droit des gens et le droit civil. En d'autres termes, les discussions du XVIe siècle sont de nature juridique et oscillent entre l'affirmation et la négation de la loi naturelle, du droit des peuples et du droit civil des Indiens, et entre l'affirmation et la négation de l'esclavage naturel des indigènes. personnes.
La particularité du texte de La Boétie est d'abord de ne pas poser la question du « sauvage », c'est-à-dire d'un autre qui serait le même que nous Européens dans une phase primitive d'évolution, ni d'un autre imaginé comme « bon sauvage », ni le sauvage comme figure déjà constituée de la politique et du droit civil. Autrement dit, La Boétie n'introduit pas une question juridique, ni une image du « tout nouveau peuple » comme étape de constitution de l'identité humaine, c'est-à-dire européenne.
La Boétie parle de gens peu habitués à la sujétion ni attirés par la liberté. C'est-à-dire des gens qui n'ont pas institué d'État, des gens qui ne connaissent même pas le nom de la liberté, mais qui, face à un choix et à une délibération entre deux contraires possibles, à savoir se servir ou servir un seigneur, choisiraient de « servir raisonner » plutôt que « servir un homme ».
Ces « personnes entièrement nouvelles » ne connaissent pas le nom de liberté précisément parce qu'elles vivent librement ; ce sont des gens rationnels et c'est cette rationalité qui les fait choisir, sans hésitation, de servir la raison, c'est-à-dire eux-mêmes, et non de servir un homme, c'est-à-dire un maître. En d'autres termes, La Boétie ne se demande pas si ces personnes se disputeraient des formes de domination légitimes et illégitimes, mais affirme que ces personnes refuseraient toute forme de domination. Ainsi, l'image du XVIe siècle des sauvages comme peuple sans loi, sans foi et sans roi prend un tout nouveau sens : ce ne sont pas des gens qui ne savent pas avoir de lois, une foi et un roi, mais des gens qui a choisi de ne pas les avoir parce qu'il a choisi la liberté.
Les "toutes nouvelles personnes", comme nous l'avons dit, sont introduites à un moment précis de la Discours, quand La Boétie demande comment le malheur a eu lieu, c'est-à-dire comment expliquer que l'homme, le seul naturellement fait pour vivre librement, soit celui qui se soumet à un joug que même les animaux n'accepteraient pas sans le combattre et sans lui être imposé. Cette interrogation est liée à une autre, qui est au centre de la Parole: L'interrogation de La Boétie ne porte pas sur la différence entre pouvoirs légitimes et illégitimes ni sur la recherche de la cause de la tyrannie, mais tourne sur l'énigme de la séparation des pouvoirs. Comment est-il possible que les hommes aient institué un pouvoir séparé de la société et qui, grâce à cette séparation, puisse les dominer comme une force étrange et transcendante ?
que l'interrogatoire de Discours il ne s'agit pas de la cause de la tyrannie mais de l'origine du pouvoir séparé de la société, la preuve en est que La Boétie affirme qu'il y a trois types de tyrans - par élection, par conquête et par hérédité - mais que, bien que les voies de Arriver au pouvoir, c'est "toujours la même façon de régner". C'est-à-dire que le tyran n'est pas celui qui exerce un pouvoir excessif et illégitime, mais simplement celui qui exerce le pouvoir lorsque les hommes ont choisi ou accepté un pouvoir qui se situe en dehors et au-dessus de la société et que quelqu'un l'exerce parce qu'il a choisi de l'exercer. .
Pourquoi n'y a-t-il pas de différence dans les manières de régner ? Car l'élu se comporte en conquérant et le conquérant, comme s'il avait été élu, et tous deux travaillent à assurer l'hérédité du pouvoir, qui lui donnera des traits de naturalité, comme s'il avait toujours existé, par la Nature. La question de La Boétie est donc : comment est né un pouvoir transcendant à la société ? Et la première réponse est que, si on demandait au « tout nouveau peuple » s'il voudrait servir un maître, il répondrait « non » et ne permettrait pas la naissance d'un tel pouvoir.
Ainsi, le "tout nouveau peuple" apparaît dans le Discours démontrer qu'il n'y a ni nécessité naturelle ni nécessité de destin dans l'émergence de l'État comme pouvoir séparé de la société, c'est-à-dire comme domination d'un seigneur ou de plusieurs seigneurs sur le reste de la société. Si ce n'est ni la nécessité de la nature ni la nécessité du destin qu'un tel pouvoir a été institué, quelle est l'origine et la cause de son institution ? Si ce n'est pas une nécessité, cela doit être contingent ou volontaire. Puisque, dans les actions humaines, le contingent est ce qui arrive par hasard tandis que ce qui arrive par la volonté est fait par la liberté, il vaut la peine de se demander si le pouvoir séparé, c'est-à-dire l'État, est né du malheur, et non de l'action humaine délibérée du hommes, ou s'il est né de la liberté de la volonté humaine. Est-il né par fortune et malheur ou par libre arbitre ?
3.
O Discours de servitude volontaire, comme son titre l'indique, traite d'une énigme : comment les hommes, êtres naturellement libres, ont-ils utilisé la liberté pour la détruire ? Comment une servitude volontaire est-elle possible ? En effet, écrit La Boétie, la servitude volontaire est quelque chose que la nature, ministre rationnel de Dieu et bon maître de toutes choses, a refusé de faire. Plus que ça. La servitude volontaire est quelque chose que le langage lui-même refuse de nommer, puisque cette expression est un oxymore, puisque libre arbitre et servitude sont des contraires et des contraires : toute volonté est libre et il n'y a que des serviteurs par la contrainte ou contre leur gré, ce que même les animaux donnent preuve. L'énigme est donc double : comment des hommes libres ont-ils librement voulu servir, et comment la servitude peut-elle être volontaire ?
C'est pour répondre à cette question et déchiffrer cette double énigme que La Boétie commence par proposer le malheur ou une mauvaise rencontre comme réponse. C'est par chance que les hommes se sont dénaturés, c'est-à-dire qu'ils ont perdu leur liberté naturelle et ont choisi d'avoir des maîtres, s'habituant à les servir. L'amour de la liberté disparu et la « volonté obstinée de servir » enracinée, l'homme a perdu son droit naturel, c'est-à-dire qu'il a désappris à être libre et a oublié que, par nature, il n'obéit qu'à la raison et n'est le serviteur de personne.
Pourquoi la chance ? Pourquoi pour mauvaise rencontre et malheur ? Car, écrit La Boétie, par nature nous sommes tous libres, égaux et compagnons avec le don de la parole et de la pensée pour nous reconnaître et pour que, en déclarant nos pensées et nos sentiments, nous puissions créer une communion d'idées et d'affections. Par conséquent, "il ne peut tomber dans l'esprit de personne que la nature ait placé quelqu'un en servitude". Par conséquent, si nous sommes serviteurs, nous ne le sommes pas par nature, mais par l'opération de la fortune. Mais quel malheur était-ce, quelle mauvaise rencontre était-ce qui nous dénaturait à tel point que nous ne nous souvenions plus que nous étions jadis égaux et libres ?
La réponse est cherchée à l'origine de la tyrannie : le malheur, cette contingence incontrôlable, advient au moment où les hommes élisent un seigneur, qui deviendra tyran, ou au moment où ils sont vaincus par les armes d'un tyran. Dans le premier cas, ils étaient imprudents ; dans le second, vaincu par la force. Or, même si les voies d'accès au pouvoir d'un tyran sont différentes, nous savons déjà que la manière de gouverner est identique et, si tel est le cas, il ne suffit pas de rapporter la cause de la tyrannie à la fortune, car même si il monte au pouvoir dans un moment de malheur, le tyran y reste par le consentement volontaire du tyrannisé. Si la fortune peut expliquer l'avènement de la tyrannie, c'est-à-dire que le pouvoir est séparé de la société, elle ne peut expliquer sa conservation, et nous revenons à notre énigme initiale : comment la servitude volontaire est-elle possible ?
O Discours puis cherchez une nouvelle réponse. Si par nature les hommes sont libres et ne servent qu'eux-mêmes, au service de la raison, la servitude ne s'explique que par la coercition ou l'illusion. Par coercition : les hommes sont contraints, contre leur gré, de servir le plus fort. Par illusion : les hommes sont trompés par les paroles et les gestes d'un autre, qui leur promet biens et liberté, les asservissant en les trompant. Là encore, cependant, la réponse n'est pas satisfaisante, car, comme précédemment, la coercition et l'illusion peuvent expliquer pourquoi le tyran monte au pouvoir, c'est-à-dire pourquoi le pouvoir se sépare de la société, mais elles ne peuvent pas expliquer pourquoi il le reste.
Maintenant, cependant, La Boétie semble avoir trouvé la bonne réponse : la tyrannie est préservée par la force de la coutume. C'est une seconde nature et les humains, d'abord forcés ou d'abord trompés, s'habituent à servir et à élever leurs enfants en les nourrissant du lait de la servitude ; pour cette raison, ceux qui sont nés sous la tyrannie ne la perçoivent pas comme une servitude et servent volontairement, car ils ignorent la liberté. La coutume est donc ce qui nous apprend à servir.
Maintenant, qu'y a-t-il de mal dans cet argument qui semble si cohérent ? Assumer que la coutume peut être plus forte que la nature et l'effacer. La preuve que cela est faux réside dans le grand nombre d'exemples historiques de peuples et d'individus qui ont lutté pour recouvrer leur liberté perdue. Ainsi, le pouvoir séparé, même s'il est institué par la fortune et conservé par la coutume, ne trouve pas sa véritable origine dans la fortune et la coutume. Il faut, une fois de plus, expliquer d'où vient le pouvoir séparé puise la force de se conserver et d'où vient le désir de servir. Il faut savoir pourquoi et comment les hommes agissent envers leur propre servitude.
La force du tyran, explique La Boétie, n'est pas là où on imagine la trouver : dans les forteresses qui l'entourent et dans les armes qui le protègent. Au contraire, s'il a besoin de forteresses et d'armes, s'il craint la rue et le palais, c'est qu'il se sent menacé et a besoin de montrer des signes de force. Physiquement, un tyran est un homme comme un autre – il a deux yeux, deux mains, une bouche, deux pieds, deux oreilles ; moralement, c'est un lâche, preuve de cet être dans l'étalage des signes de force. Si oui, d'où vient son pouvoir, si grand que personne ne songe à mettre fin à la tyrannie ? Elle vient de l'élargissement colossal de son corps physique à travers son corps politique, pourvu de mille yeux et de mille oreilles pour espionner, de mille mains pour piller et étrangler, de mille pieds pour écraser et piétiner.
Le corps physique du tyran n'est pas seulement agrandi par le corps politique comme le corps d'un colosse, son âme ou ses mœurs sont aussi agrandies par le corps politique, qui lui donne les lois, lui permet de distribuer faveurs et privilèges et de séduire les imprudents afin que ils vivent à l'aise autour de vous pour vous satisfaire à tout moment et à tout prix. La question qu'il faut se poser est : qui vous donne ce corps politique gigantesque, séduisant et malveillant ? La réponse est immédiate : c'est nous, "peuples insensés", qui lui donnons nos yeux et nos oreilles, nos mains et nos pieds, notre bouche, nos biens et nos enfants, nos âmes, notre honneur, notre sang et nos vies à nourrir. lui et augmenter la puissance avec laquelle il nous détruit.
Mais s'il en est ainsi, et si, par malheur, un tyran a pris le pouvoir et, par coutume, y reste, comment peut-il être renversé et la liberté reconquise ? La Boétie répond : il ne faut pas le combattre, il suffit de ne pas lui donner ce qu'il nous demande : si nous ne lui donnons pas nos corps et nos âmes, il tombera. Il suffit de ne pas vouloir le servir, et l'État tombera.
Mais si la réponse est si claire, l'énigme de la servitude volontaire est encore plus grande, car s'il est facile de renverser la tyrannie, il faut se demander pourquoi nous servons volontairement ce qui nous détruit. La réponse de La Boétie est terrible : on consent à servir parce qu'on ne veut pas de liberté. Nous consentons à servir parce que nous nous attendons à être servis. Nous servons le tyran parce que nous sommes des tyrans : chacun sert le pouvoir séparé parce qu'il veut être servi par les autres au-dessous de lui ; chacun donne ses biens et sa vie au pouvoir parce qu'il veut s'emparer des biens et de la vie de ceux qui lui sont inférieurs. La servitude est volontaire parce qu'il y a désir de servir, il y a désir de servir parce qu'il y a désir de pouvoir, et il y a désir de pouvoir parce que la tyrannie habite chacun de nous et institue une société tyrannique. Avoir un tyran signifie qu'il y a une société tyrannique. C'est elle, et elle seule, qui donne le pouvoir au tyran et le retient là où il l'a placé pour faire du mal. C'est la division sociale qui institue l'Etat comme pouvoir séparé. Voici le malheur.
4.
Pour prouver que le désir de liberté est naturel et que, pour les hommes, agir selon leur nature, c'est agir pour la liberté, La Boétie affronte les « nombreux » (peuples insensés et nations aveugles) qui servent « un seul » et le « certains » qui n'ont pas cessé de désirer la liberté parce qu'ils ne veulent pas servir. Ces « certains » sont, en premier lieu, ceux qui sont « capables de voir plus loin » et de « regarder en arrière » : ce sont les prudents, ceux qui savent qu'une fois la liberté perdue, « tous les maux disparaîtront ». à travers". Parce que ces « quelques » sont prudents, ils ne se laissent pas dominer par la fortune, par les conditions adverses du présent, mais cherchent à lire le cours du temps et à agir pour déterminer l'indéterminé, car ils savent que l'action présente devenir un passé nécessaire qui déclenchera les effets nécessaires pour l'avenir.
Si les prudents sont ceux qui ne se laissent pas séduire par la fortune, par les bienfaits présents qui deviendront le mal à venir, les amis sont ceux qui ne se laissent pas tromper par le plus grand risque, ce risque qui est le malheur originel parce que c'est cette action volontaire et libre dans la vie qui sera semée le germe du pouvoir séparé ou de la tyrannie. De quel risque s'agit-il ?
L'amitié – écrit La Boétie – est une chose sainte, un nom sacré. Elle n'existe que là où il y a égalité, liberté et justice, cultivées entre ceux qui s'unissent pour le bien naturel et pour le bien à faire réciproquement. Il n'y a pas de place là-dedans pour la complicité et le mal. La fortune gagne parce qu'elle n'est pas trompée par de faux biens, parce que chaque ami est un vrai bien pour l'autre. Mais si c'est ça l'amitié, alors le plus grand risque est que, par amitié, les amis élèvent l'un des leurs et le placent au-dessus des autres. S'ils le font, ils instituent l'inégalité, jettent l'un des leurs hors et au-delà des limites de l'amitié, le séparent de la bonne compagnie, l'isolent et le servent, s'imaginant ainsi le dédommager de l'isolement et du manque d'amour que lui apporte sa nouvelle condition. . .
Or, que ce risque est réel, il suffit de le prouver si l'on se souvient que le nom grec nous tyranniser cela ne signifie pas celui qui exerce le pouvoir par l'usage de la force, mais celui qui est plus excellent que les autres dans tout ce qu'il fait. ET nous tyranniser les meilleurs, les plus braves, les plus sages, les plus clairvoyants, les plus habiles. C'est précisément à cause de ses qualités exceptionnelles que les amis l'élèvent au-dessus d'eux et l'isolent, et, de l'admiration, passent à la servitude.
En reprenant les deux vertus avec lesquelles la tradition avait imaginé vaincre la fortune, l'adversité et le malheur, La Boétie produit un effet de connaissance étonnante : l'origine de la servitude volontaire réside dans trois causes qui devraient la rendre impossible, à savoir le libre arbitre, la prudence et l'amitié. . Libre arbitre, si les humains choisissent d'avoir un maître. Prudence, si en délibérant, en calculant entre deux maux, ils choisissent le moindre mal au lieu de pas de mal. L'amitié, si les amis élèvent les meilleurs d'entre eux, les séparant du cercle des égaux parce que c'est nous tyranniser. Ainsi, ce sont précisément les conditions de vertu, de liberté et de bonheur qui peuvent être la cause de la servitude volontaire : c'est ce que La Boétie appelle « le malheur »..
Pour faire la lumière sur ce malheur, le Discours présente "toutes les nouvelles personnes". Cependant, après l'allusion au peuple nouveau, La Boétie fait curieusement allusion à un autre peuple, "le peuple d'Israël" dont l'histoire provoque l'indignation de l'auteur, puisque "sans aucune contrainte et aucune précision il s'est donné un tyran", c'est-à-dire un roi, contrairement à l'ordre laissé par Moïse. Le texte est clair : si c'était sans contrainte ni précision et si les humains ne servaient que forcés ou trompés, il est évident que les Hébreux se sont trompés et que leur situation est exactement la même que celle des Grecs, évoquée à l'ouverture du livre. Discours, quand, selon Homère, ils acceptent la parole d'Ulysse : « à avoir plusieurs seigneurs je ne sais rien de bon / celui-là est le seigneur, celui-là est le roi ». Tant dans le cas des Hébreux que dans celui des Grecs, ces peuples et ces nations n'ont cessé de subir « les maux qui s'enchaînent ».
Pourquoi le contrepoint entre le peuple hébreu et le peuple grec, d'une part, et tout le nouveau peuple, d'autre part ? La Boétie regarde le moment de l'origine du pouvoir séparé, représenté par les Grecs et les Hébreux, en opposition aux nouveaux peuples qui entravent cette institution. Situé entre deux temporalités, le Discours il ne se situe pas entre deux temps empiriques, mais dans une différence ontologique : le temps après la liberté et le temps de la liberté.
Cependant, parce qu'il se situe dans la temporalité, le Discours il sait qu'il se situe dans le contingent, dans le possible et dans le risque permanent d'une mauvaise rencontre ou d'un malheur. C'est pourquoi le « tout nouveau peuple » apparaît dans son argumentation pour exprimer quelque chose d'apparemment contradictoire : d'une part, représenter l'humanité en tant que telle, l'universalité originelle du genre humain, et, d'autre part, conduire à la reconnaissance que cette universalité ou humanité, bien que rationnelle et libre, a disparu. Dans cette perspective, les sauvages du Nouveau Monde sont ceux qui ne veulent pas la servitude volontaire, qui refusent la séparation entre communauté et pouvoir et, par conséquent, figurent dans l'universalité humaine et la mémoire (ontologique) de l'origine perdue. Ils ne sont pas l'Autre : ils sont l'humain dans les hommes.
* Marilena Chaui Professeur émérite à la Faculté de Philosophie, Lettres et Sciences humaines de l'USP. Auteur, entre autres livres, de contre la servitude volontaire (Authentique).
Initialement publié le Journal des critiques, le 30/01/2013.