La politique profane de Daniel Bensaïd

Image : Jan van der Zee
whatsApp
Facebook
Twitter
Instagram
Telegram

Par JOSEP MARIA ANTENTAS*

La conception profane de l'histoire et de la politique culmine dans son œuvre avec la définition de l'engagement politique comme un « pari mélancolique ».

Daniel Bensaïd (1946-2010) était un nom clé de la scène politico-intellectuelle française des années 90 et de la première décennie de notre millénaire. Il fut l'un des fondateurs de Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR) en 1966 et la Ligue communiste (LC) en 1969 (rebaptisé Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) en 1973 après l'interdiction légale de LC). Dans sa jeunesse, il fut chef en mai 68 de la Mouvement du 22 Mars et il est resté fidèle à son engagement révolutionnaire jusqu'à la fin de sa vie. Malgré le fait que les dimensions théoriques et militantes se sont souvent croisées au cours de sa carrière, ce n'est que dans les deux dernières décennies de sa vie que Daniel Bensaïd est devenu un penseur mûr.

Dans cet article, je m'attacherai à un thème central qui traverse l'ensemble de son œuvre : la défense et la poursuite d'une politique profane, question liée au tournant messianique que subit son œuvre sous l'influence de Walter Benjamin.

raison messianique

La vocation intellectuelle de Daniel Bensaïd prend son envol lorsque les grands espoirs révolutionnaires s'évaporent. « Notre univers de pensée ne s'est pas épuisé. Cependant, il a été mis à l'épreuve. La crise était triple : la crise théorique du marxisme, la crise stratégique du projet révolutionnaire et la crise sociale du sujet de l'émancipation universelle », écrit-il dans ses mémoires [1]. Bensaïd a répondu à ces crises en essayant de proposer une reconstruction intellectuelle de la pensée politique et stratégique émancipatrice. Il ouvre sa période la plus productive avec une trilogie sur l'histoire et la mémoire composée par Moi, la Révolution (1989), Walter Benjamin, sentinelle messianique (1990) et Jeanne de guerre lasse (1991).

Le second tome fut le plus important et fut l'axe d'un tournant benjaminien inspiré d'une lecture politique de À propos du concept d'histoire. A la recherche d'un Benjamin politique, voire stratégique (ce qui fut pourtant excessivement forcé, comme l'observe Enzo Traverso [2], car Benjamin manque de réflexion stratégique), Daniel Bensaïd développe ce qu'il appellera « la raison messianique ». ”. S'appuyant également sur Charles Péguy et Auguste Blanqui, la raison messianique de Bensaïd reposait sur une conception de l'histoire comme processus ouvert, accordant une attention préférentielle à ses discontinuités et moments de rupture, et sur une conception non mécanique de la causalité.

Le messianisme politique est la voie que Daniel Bensaïd a trouvée pour donner un nouveau sens aux attentes révolutionnaires frustrées de sa jeunesse, dans un contexte où il y avait peu de raisons d'entretenir la flamme révolutionnaire. Il a ainsi maintenu un engagement révolutionnaire tenace, toujours attentif aux possibilités de la situation politique actuelle et aux surprises de l'histoire, mais d'une manière compatible avec la grande faiblesse de l'existant. La raison messianique de Daniel Bensaïd restait fermement convaincue que "l'histoire n'est pas finie et l'éternité n'est pas de ce monde" [3].

A la recherche d'une politique impie

Le messianisme politique bensaïdien utilise des références sécularisées issues de l'imaginaire religieux et se consacre à ce qu'il appelle la « politique profane » ⎼ sujet récurrent tout au long de son œuvre et qui constitue le fil conducteur de son dernier ouvrage important, Éloge de la politique profane [4]. Il utilise souvent l'adjectif dans un double sens : comme critique des politiques identitaires et du retour du sacré dans la sphère publique, et comme critique des visions téléologiques de l'histoire [5]. Le terme « profane » renvoie non seulement à la politique, mais à toute une constellation de concepts clés de sa pensée comme la révolution, le messianisme ou l'histoire.

L'utilisation du terme, surprenante à première vue, s'inspire de Marx lui-même, à commencer par sa célèbre déclaration dans le Manifeste communiste: « Tout ce qui est sacré est profané… et l'homme est enfin amené à affronter sobrement ses conditions réelles de vie et ses rapports avec l'humanité » [6]. Si le messianisme politique est le moyen de donner un nouveau sens à l'engagement révolutionnaire, le travail de Daniel Bensaïd sur la politique profane est la recherche de nouvelles voies stratégiques.

Plutôt que de chercher la substance ou l'essence de la politique, Daniel Bensaïd appréhende la politique à travers son rapport à l'économie, à la structure sociale et aux institutions étatiques [7]. Il le définit comme « l'art stratégique de la conjoncture et du moment propice », formule inspirée de Françoise Proust, pour qui la politique est « l'art du présent et du revers » [8]. Plus précisément, il considère la politique profane comme un « art de fonder ou de transformer un monde, de produire un avenir libre des décrets implacables de l'oracle antique » [9]. Il l'oppose à toute sacralisation du politique et à toute subordination aux impératifs du marché. En d'autres termes, leur politique profane repose sur la « primauté non négociable des principes sur la tactique » [10] ; son rôle est, pour le dire en termes benjaminiens, d'éviter la catastrophe et de rendre possible le nécessaire.

Le point de départ de la réflexion de Daniel Bensaïd est le souci de la crise structurelle de la politique profane sous l'impact de la mondialisation du capital. D'une part, la marchandisation généralisée du monde et des rapports sociaux vise à en finir avec la politique au profit d'une administration technocratique pro-marché. D'autre part, elle engendre un mouvement de désécularisation, une recrudescence des crises identitaires et des guerres saintes.

Dans sa poursuite de la politique profane, il s'engage dans une démarche quadruple entrelacée : réaffirmer l'horizon révolutionnaire dans un contexte où l'imaginaire révolutionnaire s'est évanoui ; sauver le communisme du stalinisme ; ne pas abandonner la lutte politique au profit de l'activisme dans les mouvements sociaux ; et ne pas tomber dans un radicalisme esthétique ou philosophique politiquement stérile.

Révolution et communisme vont de pair dans sa tentative de les refondre dans un sens profane. Conçu comme une interruption messianique du continuum de l'histoire, pour Daniel Bensaïd la révolution « sans image ni majuscule reste nécessaire comme idée indéterminée de ce changement et boussole d'une volonté » [11]. La révolution, débarrassée de tout fétichisme et de toute sacralisation, opère comme « hypothèse stratégique et horizon régulateur » [12] du changement social. Daniel Bensaïd utilise également la notion d'« horizon réglementaire » pour désigner l'idée même de communisme, qu'il tente de sauver des jugements sommaires dont elle a été l'objet dans les années 1990 par des auteurs comme François Furet et Stéphane Courtois [13 ].

Il s'agit de distinguer le communisme du stalinisme et des expérimentations bureaucratiques qui en étaient la sinistre caricature : « Céder à l'identification du communisme à la dictature totalitaire stalinienne, ce serait capituler devant les vainqueurs provisoires, confondre la révolution avec la contre-révolution bureaucratique » , écrit-il dans le dernier de ses articles, « Forces of Communism » [14]. Renoncer à un horizon non capitaliste signifierait aussi, suivant la notion de rédemption de Benjamin, « commettre une injustice irréparable envers les vaincus, tous, anonymes ou non, qui ont vécu passionnément l'idée communiste » [15].

Dans la compréhension de Bensaïde de la révolution et du communisme, il n'y a pas de place pour un sujet mythifié de l'émancipation universelle. Il insiste sur la nécessité de « séculariser la conception des classes » [16] et s'interroge : « Le sujet, la classe ? Si tu veux, oui, mais alors un sujet turbulent, contradictoire, schizoïde » [17]. En effet, « il suffit de penser le devenir réel d'une pluralité de formes émergentes, d'acteurs et d'agencements sans grand sujet » [18]. Sa proposition stratégique est l'articulation d'un bloc pluriel de résistances et de mouvements dont la cause commune est le rejet de la marchandisation généralisée du monde.

Le troisième aspect de sa poursuite de la politique profane est la défense de la perspective politique, ponctuant les limites du simple militantisme de mouvement. Partisan du mouvement altermondialiste (ou altermondialiste) en plein essor en ce début de millénaire, Daniel Bensaïd constate pourtant en lui les limites des conceptions stratégiques les plus en vogue. A dialogué en privé avec Negri et Hardt et leurs livres Empire (2000) et multitude (2004), et avec John Holloway et ses Changer le monde sans prendre le pouvoir (2002) [19]. Pour Bensaïd, nombre des idées du mouvement altermondialiste représentaient une « illusion sociale », fondée sur la croyance en l'autosuffisance des mouvements sociaux, en la dissolution du politique dans le social et en une négligence de la question de pouvoir. Il a utilisé le terme d'illusion sociale comme une référence inversée à « l'illusion politique » que Marx critiquait chez les Jeunes hégéliens qui réduisaient l'émancipation humaine à l'émancipation civique [20].

Le quatrième aspect de la quête profane de Daniel Bensaïd est son débat avec ces auteurs qui, face au déclin soudain de la politique profane, sont tombés dans ce qu'il considérait comme des tentations d'évasion. Face aux difficultés de penser un autre type de politique, pour Daniel Bensaïd, de nombreux auteurs qui partageaient avec lui une perspective anticapitaliste s'étaient cloîtrés dans des refuges esthétiques, philosophiques ou éthiques. C'est par exemple le reproche qu'il adresse à Alain Badiou, qu'il accuse d'être tenté de « renoncer à la politique au lieu d'en assumer les contradictions » [21], en se réfugiant dans une radicalité philosophique éloignée de toute politique concrète.

Pour Daniel Bensaïd, il y a chez Alain Badiou une fétichisation de l'événement qui se décontextualise politiquement et historiquement. L'événement révolutionnaire apparaît comme une sorte de miracle, détaché de la politique et de l'histoire ⎼ à l'exact opposé de la lecture stratégique de l'histoire et de la politique qui est au cœur de sa propre pensée.

le pari de la mélancolie

La menace de disparition de la politique profane n'implique cependant pas la théorisation de son inexorable déclin aux mains de la domination capitaliste absolue. Daniel Bensaïd insiste sur la nécessité et la possibilité de « briser le cercle vicieux du capital et le fétichisme absolu de la marchandise » [22]. La proposition de Bensaïde pour trouver une issue est claire : « travailler la contradiction » [23] ⎼ chercher les fissures qui semblent parfois inexistantes, en regardant les possibilités encore à venir.

La conception profane de l'histoire et de la politique culmine dans son travail avec la définition de l'engagement politique comme un « pari mélancolique ». Dans Le Pari mélancolique (1997), il renoue avec l'interprétation marxiste faite par Lucien Goldmann, dans les années 60, du pari de Pascal sur l'existence de Dieu, auquel Daniel Bensaïd ajoute l'adjectif « mélancolique », en raison de l'écart entre « le nécessaire et le possible ». [24].

Une fois évanouies l'urgence et l'attente révolutionnaires de sa jeunesse, Daniel Bensaïd et ses compagnons de voyage ont dû apprendre la « nécessaire lenteur révolutionnaire » et « l'art de l'attente », une attente pourtant active et persévérante [25]. Si dans sa jeunesse Daniel Bensaïd avait évoqué le sentiment d'imminence de la révolution avec la phrase « l'histoire nous mord dans la nuque », le mûr Bensaïd prend pour sienne leitmotiv l'expression « une lente impatience » [26], de George Steiner, en l'utilisant comme titre de son autobiographie publiée en 2004. Sur le plan politique et théorique, le cheminement entre les deux formulations représente le passage d'un gauchisme juvénile volontariste et subjectiviste marqué par une certaine lecture de Lukács (et illustrée dans son mémoire de maîtrise de 1968, sous la direction d'Henri Lefebvre, intitulé La notion révolutionnaire de crise avec Lénine) [27] à un messianisme politique et à une politique profane au cachet benjaminien.

Le pari mélancolique de Daniel Bensaïd devient alors le moyen de combiner l'incertitude inhérente à son engagement révolutionnaire profane et ses convictions inébranlables. Théoricien et praticien de la politique profane, Bensaïd conclut son Éloge de la politique profane en sentinelle messianique, si l'on en revient à l'image graphique qu'il utilise pour désigner Benjamin qui scrute avec attention, ferveur et patience les « fissures de la domination d'où peut surgir une possibilité intempestive » [28].

*Josep Maria Antenas Professeur de sociologie à l'Universitat Autònoma de Barcelona.

Traduction: Pierre Barbosa.

Publicado em Bulletin d'études françaises, v. 42, non. 160, 2021.

notes


1. Daniel Bensaid, Une lentille d'impatience (Paris : Stock, 2004), p. 278 ; voir aussi Darren Roso, « Confronting the Triple Crisis of the Radical Left », Matérialisme historique, 26(1) (2018), 37–67.

2. Enzo Traverso, mélancolie de gauche (Paris : La Découverte, 2016), chap. 5.

3. Daniel Bensaid, Le Souire du spectre (Paris : Michalon, 2000), p. 230.

4. Daniel Bensaid, Éloge de la politique profane (Paris : Albin Michel, 2008).

5. Antoine Artous, « Daniel Bensaïd ou la politique comme art stratégique », contretemps, 7 (2010), 82–92. [Note du traducteur : il existe une version portugaise, publiée par le Blog Marxismo Revolucionário Internacional – MRI : ]

6.Karl Marx, Manifeste du Parti communiste, 1848, disponible sur : [consulté le 06.01.2020].

7. Daniel Bensaid, Éloge de la résistance à l'air du temps (Paris : Textuel, 1999).

8. Daniel Bensaid, penser à agir (Paris : Lignes, 2008), p. 271 ; Françoise Proust, De la Résistance (Paris : Le Cerf, 1997).

9. Bensaïd, Éloge de la politique profane, P 347.

10. Daniel Bensaid, Walter Benjamin, sentinelle messianique (Paris : Les Prairies ordinaires, 2010 [1990]), p. 241.

11. Daniel Bensaid, Le Pari mélancolique (Paris : Fayard, 1997), p. 290.

12. Ibid.

13. François Furet, Le Passé d'une illusion: Essai sur l'idée communiste au XXe siècle (Paris : Calmann-Lévy, 1995) ; Stéphane Courtois, Le Livre noir du communisme : Crimes, terreur, répression (Paris : Robert Laffont, 1997).

14. Daniel Bensaïd, "Puissances du communisme", contretemps (2014), disponible sur : [consulté le 06.01.2020]. [Note du traducteur : il existe une version portugaise, publiée par Blog da Boitempo : ]

15. Ibid.

16. Daniel Bensaid, La Discordance de temps (Paris : Éditions de la Passion, 1995), p. 263.

17. Daniel Bensaid, Marx l'intempestif (Paris : Fayard, 1995), p. 303. [NDLR : il existe une version portugaise, publiée par Civilização Brasileira en 1999].

18. Daniel Bensaid, Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la cartandise (Paris : Lignes, 2011), p. 86.

19. Michael Hardt et Antonio Negri, Empire (Cambridge, MA : Harvard University Press, 2000) ; Michel Hardt et Antonio Negri, Multitude : guerre et démocratie à l'ère de l'empire (Harmondsworth : Pingouin, 2004) ; John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir (Londres : Pluto Press, 2002).

20. Bensaïd, penser à agir, pp. 163-64.

21. Bensaïd, Éloge de la politique profane,P. 351. Voir aussi Daniel Bensaïd, Résistances (Paris : Fayard, 2001).

22. Bensaïd, Éloge de la politique profane, p. 356 et 357.

23. Bensaïd, Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la cartandise, P 42.

24. Lucien Goldman, Recherches dialectiques (Paris : Gallimard, 1967) ; Bensaïd, Une lentille d'impatience,P. 454. Pour une analyse détaillée de cette question, voir Josep María Antentas, « Daniel Bensaïd, Melancholic Strategist », Matérialisme historique, 24(4) (2016), 51–106.

25. Bensaïd, Une lentille d'impatience, p. 30 et 31.

26. Georges Steiner, épreuves (Paris : Gallimard, 1993).

27. Daniel Bensaid, La notion révolutionnaire de crise avec Lénine, 1968, disponible en ligne sur : [consulté le 06.01.2020]. Pour une analyse détaillée, voir Patrick King, « Crisis and Strategy : On Daniel Bensaïd's 'The Notion of the Revolutionary Crisis in Lenin' », Magazine Viewpoint (2014), [consulté le 2014/09/04].

28. Bensaïd, Éloge de la politique profane, P 357.

Le site A Terra é Redonda existe grâce à nos lecteurs et sympathisants.
Aidez-nous à faire perdurer cette idée.
Cliquez ici et découvrez comment

Voir tous les articles de

10 LES PLUS LUS AU COURS DES 7 DERNIERS JOURS

Voir tous les articles de

CHERCHER

Recherche

SUJETS

NOUVELLES PUBLICATIONS

Inscrivez-vous à notre newsletter !
Recevoir un résumé des articles

directement à votre email!