Par JUAREZ GUIMARES
Une personne soumise à une inégalité structurelle qui la rend dépendante, un serviteur ou même un esclave ne peut être libre.
Em L'essor de la Chicago School of Economics et la naissance du néolibéralisme, Hob van Horn et Philip Mirowski, documentent le rôle prépondérant de Friedrich Hayek dans la formation de la principale matrice néolibérale américaine. Et ils citent une remarque intéressante de l'ambassadeur britannique aux États-Unis en mars 1945 : "Wall Street considère Friedrich Hayek comme la mine d'or la plus riche jamais découverte et ils vendent leurs points de vue partout." La citation est valable pour l'intuition que les financiers trouvaient alors et, de plus en plus, une nouvelle raison libérale agressivement formulée pour attaquer tous ceux qui se sont battus pour la justice et les réformes sociales. Et pour légitimer ostensiblement la concentration des richesses, des profits et des revenus.
Depuis John Stuart Mill au XIXe siècle, les inégalités sociales générées et multipliées par le marché capitaliste avaient fait l'objet de problématisations et de critiques. Une théorie de la justice, de John Rawls, de 1972, peut-être l'ouvrage le plus influent de l'intelligence libérale de la dernière moitié du XXe siècle, doit aujourd'hui être vu comme le dernier cri d'un libéralisme qui se voulait, selon ses propres termes, égalitaire. Parce que l'argument néolibéral radical contre la justice sociale était clairement et de plus en plus dominant dans les démocraties occidentales et dans la division croissante du capitalisme entre le centre et les périphéries.
Em Analyse de la critique hayekienne de la justice sociale, thèse soutenue en 2019 à l'Université de Louvain, Simon Lefebvre systématise les principaux arguments qui soutiendraient ce concept de liberté inégale. Pour ce nouvel argument, même la proposition libérale d'une « égalisation des chances » des individus sur le marché serait contestée.
Le premier argument de Friedrich Hayek contre la justice sociale concerne l'ordre du langage et la possibilité de la connaissance. Parler au nom de la « justice sociale » serait un abus de langage car il existe différentes notions à ce sujet. Le sens ne pouvant être établi que par l'action individuelle, il ne convient pas de parler d'intérêt général, de volonté générale et encore moins de justice sociale.
Cet abus de langage cherchait à légitimer des interventions étatiques arbitraires visant à la justice distributive sur les règles du marché en vigueur. Friedrich Hayek formule ici une raison strictement commutative : chacun devrait recevoir ce qu'il a donné en retour, selon les règles du marché. Il serait injuste de se prononcer contre les résultats obtenus dans le cadre de ces règles.
Même le mérite, difficile à s'accorder dans une société pluraliste, ne doit pas servir de fondement à une idée résiduelle de justice sociale. Hayek utilise ici une métaphore du football : une équipe a mieux joué que l'autre, mais à la fin, pour une raison quelconque ou par chance, une autre a été victorieuse. Selon les règles du jeu, ce résultat éventuel est juste.
Mais le dernier argument de Friedrich Hayek est moral. L'appel à la justice sociale viendrait du ressentiment ou de l'envie, il révélerait une « morale du faible ». Celui qui gagne, selon les règles du marché, est celui qui mérite le crédit.
Par ce nouveau langage du libéralisme dominant, les milliardaires sont les gagnants. Il n'y a pas de place pour la culpabilité, la honte ou la modestie dans l'affichage de votre triomphe. Et ils doivent, sans parcimonie, étaler publiquement leurs trophées de luxe et de richesse, même dans une société de pauvres.
cinq lignes d'attaque
Cette attaque frontale contre la notion très civilisatrice de justice sociale légitimerait cinq changements fondamentaux qui sont à la base de la croissance exponentielle des inégalités sociales, racistes et patriarcales dans les sociétés dans lesquelles nous vivons.
Le premier d'entre eux est dans l'ordre fiscal lui-même : la culture de la fiscalité progressive s'est déplacée vers la course concurrentielle aux exonérations fiscales favorables aux capitalistes. La taxe elle-même a commencé à être exécrée, donnant un large trafic à la fuite des capitaux vers les soi-disant « paradis fiscaux ».
Le second a été le bouleversement des budgets de l'Etat social par la mise en place de nouveaux paramètres légaux voire constitutionnels pour une compression permanente de ses dépenses. On ne peut pas parler à proprement parler de recherche d'équilibre budgétaire, mais d'une financiarisation du budget, de sa fonctionnalité pour le paiement des dettes financières.
La troisième ligne d'attaque était contre les syndicats et la notion même d'emploi formel et de droits du travail. La culture néolibérale constituait toute une science, toute une stratégie de « guerre de saturation » dans le monde du travail.
Le quatrième axe d'affrontement néolibéral, en général très méconnu, mais aux effets dévastateurs, visait à déconstruire les théories dites du développement des pays au passé colonial voire semi-colonial. Une nouvelle culture du colonialisme s'est ainsi formée de la fin du XXe siècle au XXIe siècle.
Enfin, cette nouvelle raison d'inégalité a façonné une nouvelle tradition d'être plus libre dans un monde de plus en plus inégal. La notion de concurrence au centre s'est substituée à l'idée de solidarité qui soutenait des politiques recherchant plus de justice sociale.
La "mine d'or" de Friedrich Hayek, après tout, s'est avérée plus profonde et plus riche précisément parce qu'elle a inspiré une nouvelle ère de la raison de l'inégalité.
égale liberté
Em Rousseau et Marx : la liberté égalitaire (1982), Galvano Della Volpe a cherché à répondre au défi de penser, dans la tradition socialiste, la question du rapport entre liberté et égalité. Il a cherché une voie différente des lieux communs d'un certain marxisme qui, face à l'apologie libérale de la liberté, s'est unilatéralement positionné en défense de l'égalité. Interrogé sur l'inégalité croissante dans les sociétés contemporaines, un néolibéral répondrait qu'il est en faveur de la liberté et que l'inégalité est un résultat inévitable de la concurrence au sein des règles du marché.
La lutte pour l'hégémonie des socialistes contre l'ordre néolibéral consiste essentiellement à démontrer que l'inégalité structurelle de classe, de sexe ou de racisme entrave la liberté. Une personne soumise à une inégalité structurelle qui la rend dépendante, un serviteur ou même un esclave ne peut être libre.
*Juárez Guimarães est professeur de science politique à l'UFMG. Auteur, entre autres livres, de Démocratie et marxisme : critique de la raison libérale (Chaman).
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