Par BENTO PRADO JR.
Commentaire du livre de Jean Starobinski
« Un jour, j'étudiais ma leçon seule dans la pièce à côté de la cuisine. La bonne avait fait sécher les peignes de Miss Abby. Lambercier. Quand elle est venue les chercher, il y en avait une, avec toutes ses dents cassées d'un côté. Qui est responsable de cette catastrophe ? Seulement j'étais entré dans la chambre… » (Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions).
Le beau livre de Jean Starobinski a marqué un tournant fondamental dans la lecture et l'interprétation de l'œuvre de Rousseau. Mais surtout, après avoir révolutionné, depuis plusieurs décennies maintenant, ce chapitre crucial de l'histoire de la philosophie, le livre de Starobinski est pleinement d'actualité – aucun texte sur Rousseau depuis lors ne peut prétendre à la comparaison avec ce livre précocement classique et toujours contemporain.
L'originalité de Starobinski consiste à lire, dans l'œuvre de Rousseau, non seulement l'exposé d'une théorie, mais aussi l'expression d'un certain rythme de vie, le destin exceptionnel d'une conscience singulière. Ce que vise le livre, c'est la répétition de quelques thèmes clés, qui manifestent la vérité à la fois des écrits et de celle de Jean-Jacques : c'est le cas des thèmes centraux (ou images) de la transparence et de l'obstacle. Sous les concepts construits par le philosophe, dans le « labyrinthe marécageux » du récit autobiographique, dans les récits de fiction, on retrouve la permanence obsessionnelle (presque hypnotique) de certaines images qui montrent à la fois la forme d'une œuvre et le style d'une existence.
Mais quelle est la force herméneutique de ces images de transparence et d'obstacle ? Comment les images de la visibilité parfaite et le voile qu'elle recouvre peuvent-ils nous instruire sur l'essence de la pensée philosophique et politique de Rousseau ? Dès le début, le récit autobiographique des « Confessions » entraîne le lecteur vers des catégories particulièrement surdéterminées. Des catégories qui semblent surgir spontanément du souvenir de l'existence, ainsi que de l'effort de compréhension de soi et d'autojustification.
Je fais référence à l'épisode enfantin, chez Bossey, du peigne cassé, qui brise l'image paradisiaque de Rousseau et le précipite dans le monde infernal de l'invisibilité et de la culpabilité. Un tel épisode n'est rien d'autre qu'un petit épisode de la vie d'un enfant, mais il prend vite une charge symbolique qui le dépasse et finit par imprégner et qualifier l'existence de Jean-Jacques dans son intégralité. Cet événement marque la fin de « la sérénité de ma vie d'enfant » et le premier élan qui définira un destin incomparable.
L'enfance se définit comme l'espace du jeu innocent, dans la nature transparente, sous le regard bienveillant des dieux : l'enfant glisse sur les apparences, « grattant à peine le sol », («grille légèrement la terre”), surface plane qui ne cache aucun arrière-plan inconnu ; – et le bonheur de ce jeu "superficiel" est confirmé par les yeux des dieux qui ne semblent viser aucun au-delà secret au-delà de celui immédiatement visible. C'est cette totale visibilité ou publicité qui trouve sa fin et sa négation dans l'épisode du peigne cassé. A ce moment et pour la première fois, l'enfant découvre, dans la plus grande impuissance, qu'il y a l'invisible, puisque son innocence n'est pas perceptible au regard supposé omniscient des dieux, qui, pour cette raison même, cessent subitement d'exister. ou abandonner le monde visible.
L'expérience enfantine est le terreau et l'humus de la pensée : le thème trivial de la différence entre l'essence et l'apparence se nourrit, chez Rousseau, d'une expérience vivante qui ne s'effacera jamais. Et le schéma de cette expérience servira de modèle à la réflexion théorique : c'est ce voile qui s'infiltre entre les âmes (et qui empêche aussi l'accès à la Nature, qui commence à paraître « déserte et sombre…, recouverte d'un voile qui cachait les beautés », c'est ce même voile qui sera invoqué au niveau de la théorie, pour rendre compte du passage de la bonhomie à la perversité essentielle de la vie sociale. Jean Starobinski insiste sur l'isomorphisme entre cette dialectique de l'être et du paraître (dans la découverte infantile de l'injustice et de la violence, ou dans la découverte tragique de l'impuissance persuasive de la conscience innocente) et la dialectique développée dans l'anthropologie politique de Rousseau, du premier au la deuxième Discours: "Les termes dont Rousseau se sert pour décrire les conséquences de l'incident du peigne cassé", dit Starobinski, "ressemblent étrangement aux mots avec lesquels, dans le premier Discours, il décrit le "cortage des vices" qui éclate au moment où celui-là n'ose plus être ce que l'on est ».
Puisque l'innocence devient un secret, toute l'existence devient secrète : pour ceux qui ont été accusés à tort, il n'y a d'autre recours que de se cacher. Si seules les apparences ont du poids, il faut créer l'apparence nécessaire, en échappant au champ de la présence immédiate. Si l'œil « du spectateur » est devenu aveugle aux évidences du cœur innocent, la nature elle-même devient invisible à tout œil ; et, le monde entièrement superficiel et visible du paradis est remplacé par l'univers des profondeurs (où la surface de la terre n'est plus "grattée", mais où l'on essaie de lui arracher les entrailles), où tout est caché, médiat et lointain . Le parallélisme évident entre textes autobiographiques et textes politiques n'est finalement devenu évident qu'après le livre de Starobinski : Rousseau utilise, pour décrire sa découverte enfantine de l'injustice, le même langage qu'il utilise, dans des textes théoriques, pour écrire la naissance de l'injustice dans l'histoire du espèce humaine.
La coïncidence des images et du langage ne renvoie pas simplement à un parallélisme entre les manières de décrire le destin personnel et le destin de l'humanité, mais aussi au cœur même de l'œuvre, ou au lieu secret où s'articulent ces deux genres d'écritures. L'interprétation doit dépasser la surface de l'œuvre vers le silence qui la précède et dont elle tire son sens le plus profond. Car l'expérience de la rupture est aussi l'expérience qui explique le projet d'écriture lui-même : pour Rousseau, explique Starobinski, l'écriture ne devient nécessaire qu'avec l'expérience de l'impossibilité de la communication immédiate.
S'il est vrai qu'un voile couvre l'évidence d'un cœur innocent, il faut fuir, se cacher sous le masque de l'Auteur : l'écriture est la mesure qui, supprimant l'immédiat, rend possible un retour futur à l'immédiateté. L'œuvre n'est donc rien d'autre qu'une médiation éphémère entre deux silences, l'expression provisoire de la solitude de celui qui, ayant perdu le paradis, n'a jamais totalement renoncé au retour. Et si, finalement, Rousseau se retrouve condamné à la solitude, s'il est à jamais emmuré dans les limites de son Œuvre, ce ne sera pas par sa décision, mais par le « travail » du voile et de l'obstacle qui a fini par être jeté entre lui et l'humanité. .
N'est-ce pas en des termes similaires que Proust définit la trajectoire d'Elstir ? On y retrouvera aussi le même itinéraire parcouru par Rousseau (tel qu'on peut le reconstituer, grâce à Starobinski), du premier projet d'écriture pour retrouver la présence immédiate sous le regard bienveillant des « dieux », jusqu'à la solitude et le calme définitifs. des « Rêveries » : la solitude provisoire découvre la valeur absolue de la solitude et finit par devenir indifférente à l'Autre, « comme s'il avait atterri sur une planète étrangère ».
*Bento Prado Jr. (1937-2007) a été professeur de philosophie à l'Université fédérale de São Carlos. Auteur, entre autres livres, de quelques essais (Paix et Terre).
Initialement publié dans le journal Folha de S. Paul, carnet Lettres, le 11 janvier 1992.
Référence
Jean Starobinski. La transparence et l'obstacle. Traduction : Maria Lúcia Machado. São Paulo, Companhia das Letras, 428 pages.