Par ANSELME JAPPE*
Le problème se situe peut-être à un niveau beaucoup plus profond, dans l'asymétrie des relations entre la police et les non-policiers
Chaque jour, on parle de violences policières. Peu de questions ont autant suscité d'émotions partout. Je pourrais rappeler ce que j'écrivais dans mon article de 2009 "La violence, mais pour quoi" : « la première image de la violence, dès qu'on arrive à la gare ou à l'aéroport en France, c'est la police. Je n'ai jamais vu autant de policiers en France que maintenant, surtout à Paris […] Et quels policiers ! : un air de brutalité et d'arrogance qui défie toute comparaison. A la moindre objection – par exemple, lors de contrôles d'identité et de fouilles de bagages avant de monter dans le train, du jamais vu –, nous nous sentons au bord de l'arrestation, de l'agression et de l'accusation de 'résistance aux forces de l'ordre' », et que nous réagissons avec indignation lorsque nous apprenons des crimes policiers à travers les médias. Il y a des moments où vous préférez, avec le recul, en avoir trop fait. Pas le cas ici.
Souvent, les mots « violence policière » et « racisme » sont prononcés ensemble. Avec raison. L'expérience quotidienne et les statistiques montrent que les migrants, ou issus d'une famille migrante, en particulier les Africains, ont raison de craindre la police, même s'ils n'ont « rien fait de mal ». En septembre 2020, le ministre de l'Intérieur Castaner a reconnu, quoique du bout des lèvres, l'existence d'un "problème de racisme" dans la police et annoncé des mesures pour lutter contre ce problème. Il est déchu du ministère quelques jours plus tard, face à l'indignation policière. Au même moment, une grande manifestation à Paris protestait contre les violences racistes attribuées aux "forces de l'ordre". La question est revenue avec force très récemment – au mauvais moment pour le gouvernement – avec le « passage à tabac » de Michel Zecler, un homme noir.
La violence commise par la police se limite-t-elle pour autant à une question de racisme ? Il y a des doutes. S'il n'est pas vrai que "tout le monde déteste la police" (En réalité, une partie de la population l'adore et ne s'en lasse pas, et les programmes des partis de droite et d'extrême droite se réduisent essentiellement à la promesse de renforcer la police et de lui laisser toute liberté d'action), il semble certain que « la police déteste tout le monde ». Les gilets jaunes attaqués dans les manifestations étaient, après tout, incontestablement gaulois.
La police française est-elle profondément raciste ? Un policier a déclaré, Le Monde, qu'elle n'est rien de plus que d'autres milieux professionnels dans lesquels il avait déjà travaillé. C'est peut-être même vrai, car le racisme est partout. Cependant, un agent d'assurance a généralement beaucoup moins d'occasions d'exprimer son racisme par la violence physique qu'un policier et devrait se limiter à faire des "blagues" idiotes.
Les enquêtes montrent que dans la plupart des pays européens, la police vote pour les partis d'extrême droite dans des proportions bien plus importantes que les autres électeurs. Nous sommes également conscients des nombreux contacts, passés ou présents, entre les milieux policiers et les groupes fascistes (voire terroristes).
Cependant, si le problème du maintien de l'ordre se limitait à ces faits « extrêmes », il pourrait peut-être être résolu par une meilleure sélection et une meilleure formation et en expulsant les « brebis galeuses » de l'entreprise. Les âmes pures pourraient croire qu'avec une formation policière plus longue, allant de huit à douze mois, tout serait différent. Ou encore, qu'il suffirait qu'un entraîneur dise qu'il ne faut pas frapper une personne noire de la périphérie sans raison pour qu'elle arrête de le faire...
Accroître la « diversité » de l'entreprise est également proposé comme solution. Pourtant, les policiers nigérians sont souvent encore moins polis avec leurs concitoyens que leurs homologues français ! Et dans ce cas, il ne peut même pas être question de racisme...
Le problème peut alors se situer à un niveau beaucoup plus profond : l'asymétrie des rapports entre policiers et non-policiers. L'explication est simple : prendre quelqu'un, l'armer jusqu'aux dents, le mettre dans une corporation où les collègues se défendent toujours sans polémiquer, le laisser appeler des renforts au moindre signe de trouble, décider que ne pas lui obéir immédiatement constitue un crime de « résister aux forces de l'ordre » ou « ne pas tenir compte d'un agent public » – même s'il s'agit simplement de répondre sur un autre ton que « respectueux ».
Veiller à ce que pratiquement tout traitement infligé au citoyen par le policier soit pris en charge par ses collègues, et plus tard par ses supérieurs ; que les dénonciations faites en camaraderie ou manifestement falsifiées sont monnaie courante, alors que la victime est accusée et condamnée, même contre toute preuve. Prévoir même – dans la très faible probabilité que le policier fasse l'objet d'une enquête, alors qu'il existe des images indéniables – qu'il soit jugé d'abord par ses propres collègues (les « gendarmes ») et presque toujours acquitté.
En fin de compte, même dans la plus faible probabilité que son affaire soit portée devant les tribunaux, il sera soit acquitté, soit condamné à une petite peine, et retournera rapidement au travail. Veiller également à ce qu'en cas de condamnation, même légère, il reçoive une solidarité inconditionnelle de ses collègues et que les syndicats de police – ils sont en effet « en train de se radicaliser » – organisent des manifestations dans les rues (sans autorisation préalable), dont une partie les forces politiques en font un martyr et récoltent de l'argent pour sa défense. Alors comment s'étonner que de nombreux policiers ne résistent pas à la tentation de commettre des méfaits en toute impunité ?
Les relations asymétriques conduisent facilement à des abus, surtout s'ils ne sont pas sanctionnés. Une situation d'impunité comme celle-ci réveille certainement chez beaucoup de personnes leur sadisme latent, ou du moins un désir plus ou moins fort d'omnipotence. On peut même supposer que le sadisme et le désir de pouvoir constituent une motivation puissante, consciente ou inconsciente, pour rejoindre les forces de l'ordre. Il n'est pas nécessaire que tous les policiers soient des tyrans sadiques : s'ils sont nombreux et s'ils agissent en toute impunité (même avec l'approbation de leurs supérieurs), ils donnent le ton aux autres.
Une asymétrie inscrite jusque dans le marbre des lois : l'agression contre un policier (ou certaines autres catégories d'agents publics) est punie, selon la loi, plus sévèrement que celle d'un être humain « normal ». On revient ainsi aux lois de l'antiquité, comme le Code d'Hammourabi, de 1750 av. J.-C., qui punit la violence contre le maître et contre l'esclave d'une manière très différente... Il est écrit dans les tribunaux que tous », mais clairement les flics sont un peu plus égaux que tout le monde, comme les cochons dans la fable d'Orwell.
En voici les conséquences : une attitude non servile envers la police est vécue comme une provocation, aux conséquences incalculables. Il faut traiter les agents comme des êtres supérieurs. Des personnes ont été tuées par la police après une simple dispute verbale, comme le livreur Cédric Chouviat. On peut dire "laisse-moi tranquille, idiot" à tout le monde. Même quand on le dit au patron, on court tout au plus le risque d'être renvoyé. Dans le cas de la police, cependant, vous risquez votre vie (le seul autre environnement dans lequel cela se produit est dans les gangs !), ou, à tout le moins, d'être battu et accusé de « mépris ».
Prenons trois exemples banals, sans violence, mais qui montrent le terrain sur lequel surgit la violence :
(a) Une jeune femme d'un pays européen arrive à l'aéroport de Paris, où elle habite. Sans raison compréhensible, elle est longuement détenue par la police des frontières et interrogée. Lorsqu'elle est enfin relâchée, elle marmonne à travers ses dents "Quelles bêtises!". "Qu'est-ce que vous avez dit? Revenir!". Nouveaux contrôles, nouvelles intimidations – sanction immédiate des crimes de haute trahison (témoignage personnel).
b) Un policier à la retraite se rend au poste de police pour déposer une plainte pour quelque raison que ce soit. Après avoir attendu longtemps, il commence à se plaindre. Le ton monte et ses anciens collègues adoptent une posture menaçante. Finalement, il échappe de justesse à l'arrestation (lettre à un journal local).
(c) La police militaire, lors d'un contrôle de routine, arrête une voiture. Le chauffeur se présente comme un agent de la police civile. En raison de la rivalité entre les entreprises, la police militaire examine attentivement la voiture jusqu'à ce qu'elle trouve une raison pour une contravention. Le policier civil, très énervé, part avec des crissements de pneus. Il est alors de nouveau interpellé par la police militaire, qui lui inflige une nouvelle amende pour « conduite dangereuse » (témoignage dans des médias en ligne).
Oui, la police déteste tout le monde. Tout le monde a le droit de détester les autres êtres humains. Pourtant, quand on vous donne des armes, des complices et la garantie "d'être couvert", vous avez un problème...
Dans aucun autre pays européen aujourd'hui, le gouvernement ne montre autant qu'il est sous les ordres de sa propre police. Pourquoi ? Peut-être que ce gouvernement a le sentiment que si la police arrête de le protéger ne serait-ce qu'une semaine, il tombera à l'eau...
PS Evidemment, on peut s'interroger sur les qualités individuelles deles policiers. Indubitablement, il y a ceux qui risquent leur vie pour sauver un enfant. On peut, en revanche, rejeter toute la faute sur un gouvernement spécifique et convainquez-vous qu'un autre gouvernement donnerait des ordres très différents à sa branche armée. Cependant, l'essentiel résider ailleurs: ce sont toutes des situations où les êtres humains peuvent faire à peu près ce qu'ils veulent a autre car son rôle institutionnel. esset est le résultat profondément troublant deo "Expérience de emprisonnement de Stanford", à partir de 1971, qu'est-ce que c'est thème d'un film récent : le simple fait que arrêt un pouvoir presque absolu sur les autres peut, même sans incitation spécifique, transformer les individus (dont personne ne se douterait, pas même eux-mêmes) dans tortionnaires sadiques. Cela ferait partie de la "nature humaine" ou serait la conséquence de se vivre dans une société oppressive? Glace une grande question pour les nuits mis en quarantaine!
*Anselme Jappé est professeur à l'Académie des Beaux-Arts de Sassari, en Italie, et auteur, entre autres livres, de Crédit à mort : La décomposition du capitalisme et ses critiques (Hèdre).
Traduction: Ilan Lapyda
Initialement publié sur le site Médiapart.
notes
[1] Reprise dans le livre crédit de décès (Hèdre).
[2] Je me suis aussi demandé à l'époque : « Pourquoi y a-t-il si peu d'initiatives en faveur des « libertés civiles » ? Il y a de grandes manifestations en faveur du 'pouvoir d'achat' ou contre la suppression des emplois dans l'enseignement, mais jamais contre les caméras de surveillance, et encore moins contre le passeport biométrique ou la carte de transport métro parisien (qui permet de suivre la trace de chacun) proie')". Au moins dans ce cas, on peut dire : « Le pays s'est réveillé ! ».
[3] "Tout le monde déteste la police", en français. C'est un slogan courant lors des manifestations en France [NT].
[4] "Paroles de policiers : 'Les gens ne savent pas ce que c'est de se faire cracher dessus et caillasser'", Le Monde, 15 mai 12