Par TADEU VALADARES*
La transition hégémonique entre les États-Unis et la Chine n’est pas une simple situation géopolitique, mais le chapitre le plus récent d’un capitalisme historique vieux de 800 ans qui a atteint sa phase à deux volets : productif contre financier et guerrier.
« En marchant, tu fais le chemin / et quand tu regardes en arrière, / tu vois le chemin que tu ne reprendras plus jamais »
(Antonio Machado).
1.
Analyser la situation géopolitique exige de la dépasser. Cela exige une réflexion préalable sur ce qui la soutient, sur les fondements qui nous permettent d'accéder à une autre vision de la situation actuelle, différente de celle limitée au flux incessant des événements quotidiens. Éphémères par définition, les situations tendent à nous désorienter.
Mais, insérées dans un contexte plus large, elles donnent lieu à des interprétations qui, sans s'écarter de l'immédiat, permettent une meilleure compréhension. Ce contexte, qui tient compte des circonstances, mais privilégie la dimension structurelle et sa dynamique, constitue pour moi essentiellement le temps du long terme.
Dans cette perspective, nous pouvons alors concevoir ce quart de siècle comme l'étape la plus récente d'un long processus de genèse, d'affirmation et d'épuisement incomplet d'une nouveauté « par rapport à » l'histoire antérieure. Une nouveauté qui a commencé à émerger en Europe aux XIIe ou XIIIe siècles. Cette nouveauté – vieille de 800 ans, mais qui nous atteint et nous détermine en grande partie – est appelée « capitalisme historique » par les historiens qui travaillent sur le long terme. Malgré leurs débats internes, ils s'accordent généralement à dire que le profil du Nouveau Monde s'est précisé à partir des XVe et XVIe siècles.
J'avoue avoir pensé vous présenter brièvement la dynamique du capitalisme historique, qui se caractérise, à mon sens, par quatre grandes étapes : le capitalisme commercial, le capitalisme manufacturier, le capitalisme industriel et, plus récemment, le capitalisme à deux visages. J'ai abandonné ce projet, faute de temps pour ce genre d'exposé. J'ai choisi de me concentrer principalement sur la problématique actuelle du capitalisme à deux visages et sur la situation géopolitique actuelle.
Quand je parle de capitalisme à deux visages, j’ai en tête la coexistence conflictuelle de deux profils de capitalisme.
D'un côté, le productif, en quelque sorte héritier de la révolution industrielle. De l'autre, la variante apparue au siècle dernier, une sorte de « capitalisme diminué ».
Ce capitalisme diminué est celui financier et rusé qui vit des ruses de la finance, des taux d’intérêt et de change, des exonérations fiscales des États, des hauts et des bas du marché boursier, des cours des actions, des bons du Trésor,obligations" et bien plus encore qui peuple la forêt enchevêtrée de la finance, une jungle sauvage habitée par des taureaux, des ours et des malins.
Il s'agit d'un capitalisme qui a quelque chose de surréaliste. Un capitalisme qui, outre son propre pouvoir économique, politique, médiatique et idéologique, est intimement lié au complexe militaro-industriel.
Le capitalisme, donc, est d'une autre nature. Un mélange d'une économie improductive, axée sur les services et non sur la production de biens matériels, avec son revers, l'irrémédiablement belliqueux, la création et l'utilisation incessantes de moyens de destruction.
Depuis une cinquantaine d'années, partout où cette variante a prédominé, on a assisté à une dilution de ce qui restait de l'État-providence promis par Keynes et Roosevelt. Parallèlement, les historiens ont constaté, au cours de ce demi-siècle, l'expansion continue de l'État belliciste, le « État-providence ».état de guerre', la raison d'être du complexe militaro-industriel.
N'oublions pas que la théorie économique keynésienne a cherché à harmoniser ces deux dimensions. La crise d'épuisement de ce Janus, cette entité à deux visages, où le bien-être social au niveau national était renforcé par le recours à la guerre internationale, est visible encore aujourd'hui. En réalité, ce qui était New Deal a été dépassé par la financiarisation intégrale. Ce qui en était le levier archimédien – le capitalisme de guerre comme instrument pour surmonter la Grande Dépression – est devenu un secteur ou un département relativement autonome au sein de ce qu'Ernst Mandel a appelé le capitalisme tardif. La proposition qui, à la limite, promettait de sortir enfin des cycles de crises économiques menaçantes est devenue une sorte d'Arès, le dieu grec de la guerre.
2.
Rappelons que 1914 fut l'année où éclata la « der des ders ». En réalité, la Première Guerre mondiale et la crise de vingt ans qui suivit servirent de prélude au plus grand et au plus destructeur de tous les conflits militaires. Ironiquement ou par ruse, la Première Guerre mondiale marqua le début d'une période d'opportunité qui, bien saisie par les États-Unis, conduisit la République impériale, trente ans plus tard, au statut de puissance presque totalement hégémonique.
Pour moi, la situation géopolitique internationale qui nous préoccupe tant peut être bien comprise si l'on considère l'ensemble de la trajectoire du capitalisme historique au cours du bref XXe siècle d'Eric Hobsbawn. Mais à partir de 1947, la dynamique géopolitique générale a été imposée par la Guerre froide jusqu'à la chute du Mur et la dissolution de l'Union soviétique.
Il convient également de noter qu'en 1944 (Bretton Woods) et 1945 (San Francisco), un nouvel ordre international fut créé par les puissances victorieuses, sous la direction des États-Unis. Cet ordre se substitua à celui établi en 1919, institutionnalisé par la Société des Nations. Par ailleurs, il ne faut jamais oublier que 1945 fut l'année tragique des bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki par la république impériale, un crime et un cauchemar dont l'ombre nous hante encore aujourd'hui.
J'ai affirmé que la période de la Guerre froide était celle d'une hégémonie américaine incomplète. Je précise : cette hégémonie incomplète était due à la puissance de l'Union soviétique, à son action militaire décisive dans la défaite du nazisme et à l'attrait idéologique du marxisme-léninisme à l'époque.
3.
Maintenant que le cadre est posé, dressons le tableau. L'ordre de Bretton Woods et de San Francisco est un arrangement qui disparaît lentement depuis un demi-siècle, malgré, voire à cause, de l'unilatéralisme pleinement exercé pendant une décennie seulement, de 1991 à 2001.
Ce démantèlement sera-t-il partiel ou total ? La réponse à cette question ne sera pas donnée avant quelques années, mais certainement dans les décennies à venir.
Depuis le début du siècle, la scène géopolitique est marquée par un double phénomène : d’une part, la poursuite du déclin relatif prolongé des États-Unis. D’autre part, le caractère spectaculaire de l’essor de la Chine. Dans ce contraste, finalement bipolaire, les plus puissants jouent le jeu difficile de l’hégémonie transitoire. Le temps présent et ce qui se profile à l’horizon laissent présager l’émergence d’un autre « monde ».Hégémon« et d'un autre ordre international. Mais ce n'est qu'une indication. La partie ne fait que commencer et se joue dans un contexte de divergences et de conflits qui s'aggravent et menacent d'atteindre des extrêmes désastreux. Son issue est totalement incertaine.
D'une manière quelque peu optimiste, on s'attend à ce que le transfert de pouvoir d'un «primus inter pares« D'autre part, bien que marqué par des affrontements de faible, voire moyenne intensité, il ne glissera pas vers un scénario marqué par des conflits armés majeurs. Selon une autre interprétation, le conflit pourrait dégénérer en une gigantesque conflagration entre le pays actuellement militairement le plus puissant et la République populaire de Chine, seule grande puissance, en fait une superpuissance, capable d'assumer un rôle central au sein d'un autre ordre possible. »
Certes, l'issue idéale de cette impasse serait un transfert de pouvoir pacifique et civilisé. Cette solution panglossienne me semble un pari analytique généreux qui, en soi, réaffirme la distance hégélienne entre les désirs du cœur et le cours réel du monde.
L'éventail des possibilités inclut nécessairement le pire des scénarios, car le «Hégémon' et le 'contre-hégémon« Toutes les conditions nucléaires sont réunies pour, dans une situation critique perçue comme une menace existentielle, opter pour une ascension irrationnelle vers l'extrême. Dans ce cas, l'humanité entière serait en danger. Autrement dit, le cauchemar nucléaire qui nous accompagne depuis 1945 pourrait se transformer en catastrophe absolue. »
Il existe donc de nombreuses incertitudes.
Mais au milieu de tout cela, que percevons-nous aujourd'hui avec une clarté raisonnable ? Ma réponse : la république impériale traverse la crise interne et externe la plus grave de son histoire. Plus grave que celle surmontée par la guerre civile. Plus grave que celle révélée par l'effondrement économique de 1929, la Grande Dépression qui a abouti à la soi-disant « révolution de la New Deal".
Cette crise se déroule depuis les trois dernières décennies du siècle dernier. Elle a pris une telle ampleur que l'ordre international créé en 1944-1945 n'est plus en mesure d'y faire face.Hégémon« Déclin. » Le second mandat de Donald Trump est le signe le plus brutal et le plus manifeste d'un double épuisement : celui de l'ordre établi après la Seconde Guerre mondiale et celui de son principal architecte. L'ordre ancien périt lentement, en zigzag et avec des hauts et des bas. Donald Trump reflète la désorientation, le trouble et l'arrogance impériale face au sphinx incarné par le capitalisme historique dans sa phase actuelle.
Pourtant, je crois qu'il est impossible que le déclin américain prenne fin en quelques années seulement. D'un autre côté, cinq mois après le début de son second mandat, Donald Trump est déjà devenu l'incarnation la plus complète de tout ce qui a longtemps rongé l'expérience libérale-démocrate-oligarchique inaugurée en 1776.
4.
Si l'on compare le projet révolutionnaire qui fascinait tant Tocqueville et Marx à la réalité impériale du XXIe siècle, on constate un renforcement du caractère oligarchique. En revanche, on observe l'affaiblissement accéléré du versant libéral-démocrate des Lumières américaines. Autrement dit, bien que fortement ébranlée, la proposition d'organisation de la société et de l'État, approuvée par les soi-disant Pères fondateurs, conserve une certaine validité.
Il titube sous la démarche chancelante de l'ivrogne, mais reste debout grâce aux efforts du funambule de service. Dans cet équilibre précaire, les mythes fondateurs s'affaiblissent et commencent à fonctionner de manière précaire comme le ciment de la société. À tel point que les extrêmes de l'arc idéologique continuent de recourir à la même référence fondamentale fragile.
Mais le réseau de valeurs mythiques est soumis à des interprétations de plus en plus opposées et mutuellement exclusives. À mon avis, cet ensemble de signes alarmants montre que, quel que soit le gouvernement, républicain ou démocrate, l'affaiblissement de l'empire ne montre aucun signe d'inversion. Le processus a probablement déjà atteint, ou est sur le point d'atteindre, le point de non-retour.
En contraste évident avec le déclin manifeste des États-Unis, nous avons assisté à l’essor extraordinaire de la République populaire de Chine au cours de la période historique relativement courte allant de Deng Hsiao Ping à Xi Jinping.
En bref : pour moi, une fois le maoïsme liquidé et dès l’arrivée de Deng à la tête du pays, la Chine a choisi de développer une forme de capitalisme d’État sous le commandement du parti unique, des forces armées et de la haute bureaucratie, tant traditionnelle que celle qui dirige les méga-entreprises d’État. Cette variante s’est avérée capable d’établir et de maintenir un taux remarquable d’accumulation du capital. Et, du moins jusqu’à présent, elle a évité l’hégémonie interne des grandes entreprises chinoises et de la fraction du monde des affaires « transnational » établie en République populaire.
Mais la triade chinoise – Parti, forces armées et haute bureaucratie – est allée bien plus loin. Dans une optique quelque peu confucéenne, elle a renforcé ses extraordinaires performances économiques en les combinant à des stratégies visant la cohésion nationale, le progrès social et l'harmonie idéologique de tous les prétendus intérêts nationaux.
Au milieu de tant de succès, je voudrais souligner un fait qui, à mon avis, confirme le caractère capitaliste d'État de cette expérience réussie : en République populaire, le scandale a également été naturalisé, loué et valorisé comme une source d'inspiration salutaire. En 2025, on comptait 516 milliardaires en Chine. Aux États-Unis, on en comptait 902. Je suis certain que cet écart sera comblé à court terme.
De ce qui précède, nous pouvons conclure que le déclin indéniable des États-Unis et l'essor rapide de la Chine constituent le phénomène géopolitique central du siècle. La concurrence, la rivalité, l'animosité et l'inimitié entre les deux superpuissances sont appelées à s'intensifier, indépendamment de qui occupe le Bureau ovale de la Maison-Blanche ou de Pékin, à la tête du Parti, de l'État, de l'armée et du gouvernement.
Les États-Unis, la Chine et nous tous dépendons de la manière dont cette opposition sera gérée, mais personne ne peut présumer que les relations sino-américaines seront guidées par un degré suffisant de rationalité. De plus, comme nous le savons, les transitions pacifiques d'hégémonie survenues sous le capitalisme historique n'existent pas réellement. Le seul cas, très imparfait, est peut-être celui de l'effondrement de l'Union soviétique. En général,Hégémon« à son tour, il fait tout, y compris ou surtout militairement, pour maintenir sa position solaire dans le système.
5.
Pensons à l'époque où le Royaume-Uni était la puissance hégémonique, face à l'Allemagne, au Japon et aux États-Unis, de puissants concurrents. Ce n'est qu'avec la Seconde Guerre mondiale que la république impériale s'est imposée, même si elle a dû faire face, de 1947 à 1989, à l'URSS et au camp socialiste bureaucratique. Elle l'a affronté bien plus sur les plans militaire et idéologique que sur les plans économique et scientifique et technologique.
En revanche, la Chine est un rival totalement différent. En fait, l'empire américain n'a jamais été confronté à un tel défi. La République populaire est déjà capable d'affronter le «Hégémon« En déclin dans tous les registres du pouvoir, notamment militaire, économique, commercial, financier et scientifique et technologique. »
Dans ce contexte, une transition vers l'hégémonie, négociée rationnellement, est-elle historiquement viable ? Il est impossible de répondre avec certitude à cette question, mais l'histoire militaire alarmante des États-Unis ne suscite guère d'espoir, surtout si l'on considère qu'en plus d'être la première puissance militaire, l'empire dispose d'un réseau de plus de 800 bases réparties sur toute la planète.
C'est ce dispositif qui rend unique sa capacité à projeter sa puissance militaire partout où elle le souhaite. De plus, la superpuissance impérialiste bénéficie de la servitude volontaire de vassaux et d'alliés subordonnés explicites aux quatre coins du monde. Mais surtout, elle les détient là où elle compte le plus : en Europe, au Moyen-Orient et en Asie de l'Est, dans les deux mers de Chine, orientale et méridionale, dans l'océan Indien et en Océanie. Cela porte un nom : l'Occident élargi.
Pour couronner le tout, les États-Unis tentent depuis 2011 de se tourner vers la Chine. Autrement dit, ils souhaitent réduire considérablement leurs engagements militaires auprès de l'OTAN Europe afin de se concentrer sur l'essentiel : contenir et repousser la Chine, tant dans son environnement que dans le soi-disant reste du monde. Dans ce contexte, les chances d'une transition pacifique tendent à être nulles. En revanche, les risques de mortalité massive en cas de guerre ouverte entre les grandes puissances nucléaires sont bien plus importants que l'opinion publique ne le pense. Nous vivons entre Charybde et Scylla.
Je suis désolé de vous présenter un tableau aussi dérangeant, mais les perspectives sont effectivement sombres. Sombres lorsqu'on les considère sur le long terme. Sombres lorsque l'analyse entremêle les structures et les dynamiques du long terme avec le temps court où les conjonctures fluctuent et se succèdent. Même à la lueur des bougies, il devient évident que le capitalisme historique, dans sa phase actuelle, multiplie les crises de toutes sortes. À tel point que le terme de polycrise, inventé par Edgard Morin et Anne Kern vers la fin du siècle dernier, est depuis longtemps entré dans le dictionnaire. Je vais exploiter cette notion pour résumer la polycrise actuelle.
Nous sommes toujours surpris par les crises économiques profondes et récurrentes, certaines mondiales. Toutes pointent, au moins en tendance, vers ce que les spécialistes de l'économie politique critique appellent une crise complète, une crise définitive, insurmontable dans le box d'acier wébérien, devenu le plus dynamique de tous les modes de production.
La crise environnementale, quant à elle, s'intensifie. De nombreux signes indiquent qu'elle pourrait devenir irréversible d'ici quelques décennies. Cela a conduit les chercheurs à affirmer que nous sommes entrés dans l'ère géologique de l'Anthropocène. Ou, selon d'autres, plus critiques encore, du Capitalocène.
D'autre part, des crises géopolitiques émergent constamment, ou du moins restent latentes, dans différentes régions, zones ou territoires, notamment dans la « zone critique » qui s'étend de l'Arctique et de la Baltique à la mer Noire, en passant par Kaliningrad, l'Ukraine, la Biélorussie, la Russie et la Moldavie. Sans oublier la région des Balkans, toujours sous tension. Il est de plus en plus probable que la guerre ou l'opération militaire spéciale en Ukraine finisse par s'étendre à toute l'Europe. Il suffit de lire les déclarations belliqueuses quasi quotidiennes des dirigeants de l'OTAN et de l'Union européenne, du Royaume-Uni, de la France et de l'Allemagne.
Il suffit de se renseigner sur les nouveaux armements européens. Il suffit d'observer les réactions de la Fédération de Russie. On assiste alors à une sorte de mini-Guerre froide qui, en principe, mais seulement en principe, se limiterait à l'Europe et à la Russie. Le récent sommet de l'OTAN à La Haye illustre une fois de plus avec force cette étrange tendance occidentale au harakiri.
Le tournant des États-Unis vers la Chine – apparemment l'objectif principal de la politique étrangère de l'administration erratique de Donald Trump – accroîtra encore le risque de conflit militaire en Extrême-Orient. La péninsule coréenne et Taïwan sont des foyers permanents de risques militaires élevés. Sans parler des nombreuses guerres internes et internationales, généralement passées inaperçues, qui font partie intégrante de la vie quotidienne dans une grande partie de l'Afrique et de l'Asie.
6.
Pensons avant tout au plus grand crime de tous : le génocide incessant à Gaza, combiné au mécanisme extrêmement violent d’expulsion de la population palestinienne vivant dans les autres territoires occupés, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Dans son martyre quotidien, Gaza est la dénonciation sanglante du deux poids, deux mesures qui guide l’Occident élargi. Gaza, aujourd’hui symbole le plus marquant de la sauvagerie étatique et sociale d’Israël, de l’apartheid, du colonialisme sioniste, de l’irrémédiable.
Rappelons-nous également ce qui s'est passé et se passe encore en Libye, en Syrie, en Irak, au Liban et en Afghanistan. Pensons au récent affrontement militaire entre le Pakistan et l'Inde, qui a menacé de dégénérer en conflit nucléaire. Pensons à la guerre d'agression israélo-américaine contre l'Iran, désormais interrompue par un cessez-le-feu fragile. Gardons à l'esprit qu'Israël n'a jamais respecté longtemps un cessez-le-feu convenu. Si elle devait reprendre, ou quand elle reprendrait, l'expédition militaire contre l'Iran serait vouée à engendrer des catastrophes énormes, imprévisibles et, par conséquent, incalculables.
L'Amérique latine, à mon avis, ne traverse pas actuellement ce type de situation, mais le scénario pourrait changer brusquement s'il y a des interventions américaines plus lourdes en Amérique centrale et dans les Caraïbes, une région dans laquelle
Cuba, le Nicaragua et même le Panama sont des cibles évidentes. En Amérique du Sud, le Venezuela est depuis longtemps victime de la résistance à l'impérialisme américain. Dans un autre contexte, la frontière entre les États-Unis et le Mexique est l'un de ces points critiques.
J'avoue être parfois envahi par le sentiment que nous sommes plus de huit milliards d'acteurs sur le théâtre du monde moderne et postmoderne, un monde où se joue la tragédie dont le premier acte, prémoderne, fut l'émergence du capitalisme historique. Héritier de ce long cours d'événements, le XXIe siècle nous alerte, dans nos annales quotidiennes, sur le fait que nous vivons au bord du gouffre. L'horloge créée par le Bulletin des Scientifiques Atomiques indique que nous sommes à 89 secondes du terrible minuit que les physiciens appellent le « Jugement Dernier ». Depuis sa création, ses aiguilles n'ont jamais été aussi proches de l'heure de la catastrophe totale.
Face à tant de risques évidents et si peu de perspectives encourageantes, il devient essentiel, à contre-courant de ces tendances régressives et apocalyptiques, de faire ce que chacun de nous peut. Face à nous, face à nous, la barbarie se révèle dans la multiplicité qui est son visage apparent. Une multiplicité qui fonctionne comme un voile ou un masque pour cacher son unité abyssale.
Dans l'immédiat, et en pensant au Brésil, je voudrais souligner avec force le danger du néofascisme ou du néoautoritarisme, qui n'a toujours pas de nom académique précis. Son ombre hideuse – je n'en dirai pas plus – nous atteint tous, Brésiliens. C'est notre pire cauchemar. Tant à court terme du cycle électoral que, plus inquiétant encore, bien au-delà.
Je sais que nous essayons tous, chacun à notre manière, d'enrayer le tsunami qui progresse ici, là, en tous lieux. Mais je crois – c'est mon point de vue personnel, probablement non transférable – qu'une issue structurellement transformatrice, fidèle à l'esprit du poème d'Antonio Machado, celle de tracer le chemin en marchant, exige, implique et requiert, au moins comme espoir sans optimisme, le dépassement de ce qui a émergé il y a huit siècles : le monde du capitalisme historique.
Je me demande si ce n’est pas simplement un souhait de ma part, et je conclus mon discours en vous laissant avec cette question, qui s’insère également dans deux temps historiques : le strictement circonstanciel et le long terme.
Tadeu Valadarès c'est un ambassadeur à la retraite.
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