Par GILBERTO LOPES
Considérations critiques sur le livre « Birth of Biopolitics »
Introduction
Fréquemment cité, présent en permanence dans les bibliographies de cours académiques, sans doute moins lus, Michel Foucault est encore présenté comme une pensée inspiratrice d'une postmodernité dont la mission serait de nous sauver de la catastrophe de la modernité.
« Son comportement était celui d'un radicalisme excentrique, tout comme ses œuvres étaient celles d'un structuraliste insoumis », dira, provocateur, José Guilherme Merquior dans son étude de Foucault, dans un chapitre précédé d'une épigraphe où Foucault lui-même affirme n'avoir jamais n'a été ni freudienne, ni marxiste, ni structuraliste.[I] Son travail serait encadré par la volonté de la philosophie moderne d'enquêter sur l'histoire de la raison autonome (qui a déjà troublé Kant dans sa fameuse question sur l'Illustration) et qui, depuis la « théorie critique » de Weber et Habermas, a été abordée comme un problème de rationalité sociale.[Ii]
Merquior analyse en détail l'œuvre complète de Foucault et la première qu'il indique, se référant à la Histoire de la folie (Perspective), est le traitement incorrect des données. Le problème commence – dit-il – « lorsque Foucault met en évidence le 'dialogue' médiéval et renaissant avec la folie, en contraste avec l'attitude de ségrégation qui prévaut à l'époque moderne ».
Une affirmation qui ne résiste pas à l'analyse des données.[Iii] Sa périodisation est erronée, sa "sinistre chronique" de la tyrannie médicale autoritaire "n'est en aucun cas étayée par des données réelles sur la thérapie à l'ère des asiles", etc., affirme Merquior.[Iv]
Arrêtons-nous ici sur ces références à l'étude documentée de Foucault par Merquior, traduite de l'anglais vers le portugais, le français, l'espagnol. Un guide probablement peu connu dans les milieux foucaldiens, mais qui me semble pertinent pour l'étude de l'œuvre du philosophe français.
Dans son texte « Gouvernement et véridiction », introduction à une édition récente d'une collection en langue espagnole de l'œuvre de Foucault intitulée L'Inquiétude pour la Verdad (Siglo XXI editores), Edgardo Castro souligne l'importance d'éditer les cours dictés par Foucault dans le Collège de France en 1979. « Les cours, pour l'exprimer en quelque sorte, n'avaient été diffusés qu'oralement dans les classes, où Foucault lisait ses notes », dit-il, avant de souligner l'impact qu'a eu leur publication.[V] Comme on le sait, dans ces cours une foule enthousiaste remplissait les classes pour l'écouter.
Il s'agit ici d'analyser le concept de libéralisme utilisé par Foucault dans ses cours cette année-là, édité dans le volume naissance de la biopolitique (WMF Martins Fontes) et d'explorer dans quelle mesure il défend une vision du monde qui soutient les politiques néolibérales les plus conservatrices.[Vi]
Comme on le sait, même si les conférences de 1979 étaient censées être consacrées à la biopolitique, Foucault n'a fait référence qu'à ce thème. Le thème était autre, comme expliqué dans la présentation initiale du cours. Les cours étaient consacrés presque exclusivement à l'étude du libéralisme, de « l'économie politique comme principe de limitation interne de la raison gouvernementale ». Un labyrinthe dont, comme nous le verrons, il n'a jamais pu sortir pendant les douze classes de cette période.
Considérations initiales
En premier lieu, il me semble nécessaire de tenir compte de l'avertissement de Foucault dans son résumé final sur le contenu du cours qui, comme nous l'avons déjà indiqué, s'est avéré très différent de ce qui était initialement annoncé, puisqu'il l'a entièrement consacré à ce n'aurait dû être qu'une introduction.
« Le thème choisi était 'la biopolitique'. J'entendais par là la façon dont, depuis le XVIIIe siècle, on tentait de rationaliser les problèmes posés dans la pratique gouvernementale par les phénomènes propres à un groupe d'êtres vivants organisés en population : santé, hygiène, natalité, longévité, courses…” [Vii]
Enfin, ces cours étaient entièrement consacrés à l'analyse du libéralisme que Foucault définit - parmi plusieurs autres définitions – comme un nouvel art de gouverner, développé à partir du XVIIIe siècle, une réflexion « sur la meilleure façon possible de gouverner ». En d'autres termes – a-t-il dit – c'est l'étude de la rationalisation de la pratique gouvernementale dans l'exercice de la souveraineté politique.[Viii]
Avant d'aborder le contenu du texte de Foucault, il me semble essentiel, tout d'abord, de discuter si ce qui y est proposé correspond aux idées qu'il défend ou s'il s'agit au contraire d'un exposé académique sur les différentes définitions du libéralisme, soit dans sa formule allemande (d'ordolibéralisme), soit dans sa formule américaine ; ainsi que plusieurs concepts utilisés dans le texte, tant de « libéralisme », que de « physiocratie », « mercantilisme », « marché » ou « salaire ».
Il est essentiel de clarifier cet aspect. Ce n'est pas la même chose de supposer que ce que Foucault propose dans ces cours n'est qu'un exposé académique de concepts qui définissent différentes formes de libéralisme, que de comprendre ce qui y est exposé dans le cadre de sa propre réflexion sur l'ordre social dans lequel nous vivons. , et qu'il propose comme « la meilleure façon de gouverner ».
Le thème avait déjà été traité, entre autres, dans l'ouvrage coordonné par Daniel Zamora et publié en 2014 sous le titre Critiquer Foucault : Les années 1980 et la tentation néolibérale.[Ix]
Le thème du livre, dirait Zamora, est justement « de casser l'image trop consensuelle de Foucault comme quelqu'un qui s'opposait totalement au néolibéralisme dans les dernières années de sa vie ».[X] Moi-même – dirait Zamora – j'ai été émerveillé par l'indulgence que Foucault montre avec le néolibéralisme quand je me suis plongé dans les textes. Non seulement dans ses conférences à Collège de France, mais aussi dans de nombreux articles et interviews.
Le débat est servi. Zamora rappelle que Geoffroy de Lagasnerie, dans son livre La dernière leçon de Michel Foucault suggère qu'il essaie d'utiliser le néolibéralisme pour « réinventer » la gauche. Tâche certes difficile, voire impossible. Notre perspective, dit Zamora, est différente : Foucault adopte la vision néolibérale pour critiquer la gauche.
C'est - aussi à mon avis - la perspective suggérée dans les conférences du Collège de France que nous allons analyser.
Tout d'abord, un petit commentaire. Les foucaultistes qui ont lu cet article considèrent que je ne fais pas référence au reste de la production théorique de Foucault sur le sujet. En fait, il n'y a rien de plus important sur ce sujet que les conférences de 1978 et 79. Ils insistent sur le fait que Foucault est à l'origine d'un vaste champ d'études sur la gouvernementalité, la biopolitique et le pouvoir politique. Certes, il y a une vaste production de Foucault sur ces thèmes. Mais ce ne sont pas à eux que j'ai affaire.
Je me limite ici à l'idée du libéralisme comme théorie économique, telle que proposée dans sa conférence de 1979. Je n'analyse pas non plus la production des théoriciens libéraux des XVIIe, XVIIIe ou XIXe siècles. Tout cela m'éloignerait trop des objectifs plus modestes de ce travail, qui est d'analyser la vision néolibérale de Foucault développée en détail dans les conférences précitées. Concernant une vision du libéralisme, je peux suggérer la lecture de l'ouvrage extraordinaire d'Harold Laski, Libéralisme européen.[xi]
Enfin, avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais également évoquer une critique du style de cet ouvrage. Il y a ceux qui le jugent "agressif", "maladroit, "pas très académique". Il est frappant que les foucaldiens osent parler de style, sachant – comme ils devraient le savoir – ce fait très « maladroit » du philosophe français.
Entrons dans le vif du sujet. Revenons aux conférences Collège de France, objet de ces réflexions.
L'histoire commence par une enquête sur ce que Foucault appelle la « raison gouvernementale ». Tout tourne, en la matière, autour de l'idée du "comment ne pas trop gouverner", sur le souci libéral d'éviter ce qu'ils appellent "l'excès de gouvernement".[xii] Foucault parle, bien sûr, de l'idée libérale de gouvernement dont nous parlerons plus tard. Mais il ne le dit pas. C'est comme une formule qui surgit de nulle part au XVIIIe siècle, sans qu'on sache pourquoi, ni pour quoi, ni à quels intérêts elle répond.
Cela suggère qu'il s'agit de la forme de gouvernement libérale la plus « rationnelle » possible. Formule envisagée dans l'idée libérale selon laquelle l'activité de l'individu agissant « librement », recherchant son plus grand bénéfice, se traduit également par le plus grand bénéfice pour la société. Comme l'a dit Adam Smith, il suffit de laisser les gens à leur propre initiative pour que, en poursuivant leur propre intérêt, ils favorisent celui des autres.
Bien qu'une telle chose puisse se dire au XVIIIe siècle, nous sommes aujourd'hui bien conscients des conséquences de ce processus et de la concentration perverse et insoutenable des richesses à laquelle l'humanité a conduit. Bien plus intensément que Foucault, Max Lerner nous avertit que Smith était « un mercenaire inconscient au service de la classe capitaliste naissante en Europe ». Et il ajoute : – Il est également vrai que l'individualisme économique de Smith est maintenant utilisé pour opprimer, alors qu'autrefois il était utilisé pour libérer.[xiii]
Tout ce que Foucault nous suggère, en tout cas, c'est qu'émerge une « forme de calcul et de rationalité qui a permis l'autolimitation d'une raison gouvernementale comme une autorégulation de fait, générale, intrinsèque aux opérations mêmes du gouvernement ».[Xiv] (Général ? Intrinsèque ?) Cette forme de calcul est, selon Foucault, l'économie politique. Une économie politique qui « s'installe au sein de la raison gouvernementale ».[xv] C'est cette « économie politique » – en réalité, les intérêts économiques d'une bourgeoisie naissante (mais Foucault ne le dit pas) – qui imposera la nouvelle « raison gouvernementale ».
Pour illustrer son idée, il cite la réponse du marchand Le Gendre au ministre de Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert, lorsque ce dernier lui demande : – Que puis-je faire pour vos seigneuries ? Et Le Gendre lui répond – Faisons-le ! Voilà – dit Foucault, citant Le Gendre – « le principe essentiel que tout gouvernement doit respecter et suivre en matière économique ».[Xvi]
Que pense Foucault de ce système ? Partagez-vous l'idée que c'est le principe essentiel que tout gouvernement doit respecter? Les laisser faire ? On ne sait pas, il ne le dit pas si clairement. Ce manque de clarté – réitéré tout au long du texte – finit par se transformer en manque d'honnêteté intellectuelle.
Une lecture attentive de son texte, de ce qu'il dit et de ce qu'il cache, conduit nécessairement à la conclusion que Foucault non seulement expose les principaux concepts libéraux, selon les différents auteurs traités, mais nous offre sa propre vision d'un ordre social libéral qui , impose selon lui une raison gouvernementale qui nous conduit à l'âge de la rationalité. Une époque caractérisée par le fait que "tout un secteur de l'activité gouvernementale passera à un nouveau régime de vérité".[xvii] C'est le royaume du libéralisme.
Pour arriver à cette conclusion, nous nous appuyons d'abord sur une considération générale. En près de 400 pages de son texte, Foucault développe une analyse détaillée de la société libérale, incluant plusieurs formulations théoriques sur le libéralisme, sans critiquer ces formulations, même les plus extrêmes. Au contraire, il développe souvent plusieurs de ces considérations. Il ajoute ses propres commentaires (rarement critiques) afin de donner force et variété aux arguments sur lesquels repose cette vision de la société.
Je cite un exemple, qui me semble bien illustrer ce que je veux dire : « Une autre thèse que je voudrais proposer est la suivante (en somme, c'est la réciproque de ce que je viens de dire) : ce dont il est question aujourd'hui dans notre la réalité n'est pas à la fois la croissance de l'État et la raison d'État mais plutôt, et bien plus, sa diminution ».[xviii]
Qui propose ? Foucault ? Les auteurs cités : Hayek, Wilhelm Röpke (économiste prestigieux, l'un des fondateurs de la très conservatrice société Mont Pelerin) ? [xix] Les ordolibéraux allemands que vous citez si souvent dans vos cours ? Ça ne dit pas. Et il ajoute : « Je m'empresse d'ajouter qu'en disant cela, j'essaie de ne pas porter de jugements de valeur. Quand je parle de gouvernementalité libérale, je ne veux pas, par l'usage même du terme « libéral », sacraliser ou valoriser d'emblée ce type de gouvernementalité. Je ne veux pas non plus dire qu'il n'est pas légitime, si vous voulez, de haïr l'État » (p. 225).
Valoriser « depuis le début », dit Foucault. Peut-on en déduire que vous avez l'intention de le faire à la fin ? En fait, il me semble qu'il cautionne cette « gouvernementalité libérale » (quoi qu'il en soit dans sa conception particulièrement imprécise et confuse), et qu'il le fasse depuis le début, comme le révèle le texte.
Ajoutons encore un exemple : la proposition de Foucault de « repenser les problèmes de l'économie du tiers monde », où il propose : « à partir du problème du capital humain, on peut repenser les problèmes de l'économie du tiers monde. Et comme vous le savez maintenant, il s'agit de penser l'absence de décollage de l'économie du tiers-monde non pas tant en termes de blocage des mécanismes économiques, mais en termes d'investissement insuffisant dans le capital humain.[xx]
Qui propose le nouveau modèle de Foucault pour le « décollage de l'économie du tiers-monde » ? Il me semble évident que oui. Mais que veut-il dire lorsqu'il propose de réfléchir au « non-décollage de l'économie du tiers-monde » ? Décollage avorté non plus en raison du « blocage des mécanismes économiques », mais en raison d'un investissement insuffisant dans le capital humain ? Est-ce que tout cela veut dire quelque chose ? Celà a-t-il un sens?
Cela explique aussi le sentiment de vide que nous laisse le texte de Foucault. C'est le style utilisé qui crée cette ambiguïté et génère la discussion que nous essayons maintenant d'éclairer. Il est impossible de ne pas penser qu'il s'agit d'un style soigneusement utilisé pour éviter une séparation nette entre ses opinions et celles des auteurs cités et pour justifier le manque de précision dans les concepts. Et aussi d'éviter tout traitement précis de n'importe quel thème, se cachant derrière ce langage « ludique ».
Nous avons un autre exemple de cette ambiguïté dans la discussion sur la nature des salaires (un concept sur lequel nous reviendrons plus tard), ou sur la génétique humaine. Mais le style est présent tout au long du texte, comme le montre une lecture (même la plus superficielle).
Considérations conceptuelles
Avant d'analyser ses propositions sur le libéralisme, il est nécessaire de revoir certains concepts utilisés par Foucault, afin que nous puissions aborder ces propositions avec de plus grandes bases. Nous évoquerons ici quelques concepts sur lesquels Foucault développe son analyse.
Le premier, en raison de son importance fondamentale dans le texte, est celui du « libéralisme ». Après sa leçon d'introduction du 10 janvier (1979), Foucault consacre la seconde leçon, une semaine plus tard, « au libéralisme et à l'implantation d'un nouvel art de gouverner au XVIIIe siècle » ; aux spécificités de l'art libéral de gouverner.[Xxi]
Auparavant, Foucault définissait le libéralisme comme un nouveau type de rationalité de cet art de gouverner ; comme un « nouveau type de calcul lié au fait de dire et devoir dire au gouvernement : j'accepte tout cela, je le veux, je le projette, je calcule qu'il ne faut pas y toucher ». Eh bien, dit Foucault, « je crois que, grosso modo, c'est ce qu'on appelle le 'libéralisme' ».[xxii]
C'est une première approche de la conception du libéralisme qui va bientôt s'étoffer. C'est ce qu'il appelle « un nouvel art de gouverner ». Mais si nous nous attendions à une meilleure définition qui contribuerait à enrichir l'idée, nous serions frustrés.
Que dit Foucault sur le sujet ? Il dit que "ce nouvel art de gouverner se caractérise essentiellement par l'introduction de mécanismes internes, nombreux, complexes, mais dont la fonction -sous cet aspect, si vous voulez, une différence est marquée par rapport à la raison d'Etat- ne consiste pas tant à assurer un accroissement de la force, de la richesse et de la puissance de l'État, [la] croissance indéfinie de l'État, qu'à limiter de l'intérieur l'exercice du pouvoir de gouverner[xxiii] (…) c'est la raison du plus petit État dans et comme principe organisateur de la raison d'État elle-même, ou : la raison du plus petit gouvernement comme principe d'organisation de la raison d'État ».[xxiv] Enfin, [L]e problème de la frugalité gouvernementale est le problème du libéralisme.[xxv]
Le libéralisme consisterait alors à « limiter l'exercice du pouvoir de gouverner de l'intérieur ». Ou serait-ce « la raison du plus petit gouvernement comme principe d'organisation de l'Etat ». Ou encore : « le problème de la frugalité gouvernementale ».[xxvi] En sera-t-il ainsi ?
Avant de chercher une réponse, arrêtons-nous pour analyser la proposition de Foucault. Il nous parle d'un nouvel art de gouverner inspiré du libéralisme dont l'essence se caractérise par l'introduction de mécanismes internes, nombreux, complexes… Qu'est-ce que cela veut dire ? Foucault l'explique : il ne s'agit plus de garantir la croissance indéfinie de l'État…
Complexes, nombreux, mécanismes internes… ? Croissance indéfinie de l'Etat ? Limiter l'exercice du pouvoir de gouverner de l'intérieur ?
Il n'y a aucun moyen de comprendre ni cette définition ni cette explication. Rien de tout cela n'a de sens, et ce niveau d'abstraction, dépourvu d'analyse ou de support historique, ne peut contribuer à expliquer aucun phénomène social.
On se retrouve – encore une fois – avec la sensation inévitable de l'apologie d'un mouvement qui a représenté, à ses origines, l'émergence d'une nouvelle classe – la bourgeoisie – et qui, 200 ans plus tard, a transformé cette domination en tensions renouvelées, non plus orienté vers une révolution, mais vers une concentration rapide et inimaginable des richesses (et du pouvoir), que Foucault tente d'expliquer comme la « frugalité du gouvernement ». Il vaut la peine de rappeler la définition de Lerner : l'individualisme économique de Smith est maintenant utilisé pour opprimer, alors qu'autrefois il était utilisé pour libérer ».[xxvii] Foucault, à quoi ça sert ?
Regardons le concept d'un peu plus près. Pour cela, nous proposons de recourir au texte de l'Anglais Harold Laski, Libéralisme européen.[xxviii] Laski parle du libéralisme dans le troisième chapitre de son livre, sur le Siècle des Lumières. Cela nous rappelle que l'Angleterre de la restauration s'orientait déjà vers un laissez-faire libéral, une tendance qui s'est accélérée au XVIIIe siècle, lorsqu'elle est devenue un mouvement. [xxix]
Analysant le débat de l'époque sur le rôle de l'État, reproduisant les arguments libéraux, Laski rappelle qu'une nouvelle société peine à naître : « La fonction de l'État était de créer des conditions de sécurité pour les propriétaires. Les particuliers peuvent s'occuper du reste.[xxx] C'est l'âge de la raison et les philosophes utilisent l'arme de la critique rationnelle pour défendre leur liberté ; L'intervention de l'État est un mal ».[xxxi]
Il revient sur le thème plus tard. Il rappelle que « la grande source de la philosophie politique anglaise est Edmund Burke » (1729-1797), un contemporain d'Adam Smith (1723-1790), pour qui « les principales fonctions de la justice sont la protection de la propriété ».[xxxii] Citant Burke, Laski expose la théorie de ce libéral anglais selon laquelle « L'Etat doit se limiter à ce qui correspond à l'Etat ». Bien que Burke « ne nie pas la nécessité d'aider ceux qui ne peuvent 'réclamer quoi que ce soit selon les règles et les principes de la justice' », il garantit que, pour lui, rien de tout cela n'a à voir avec l'État. Dans cette affaire – dira Burke – « le magistrat n'a absolument rien à faire ; son intervention est une violation des biens dont la protection est sa mission ».[xxxiii]
Le droit de propriété de gouverner était la « prémisse majeure » de toute sa pensée ; il n'appartient pas à l'État de subvenir aux besoins du peuple, et il ne peut rien faire non plus pour remédier au sort des classes laborieuses.[xxxiv] En d'autres termes, la sauvegarde de la propriété. C'est la mission de cet État issu de la pensée libérale !
Le Costaricain Vicente Sáenz avait déjà évoqué le sujet. Dans ton Choses et hommes d'Europe[xxxv] souligné le fait que le monde était dans un moment de réajustement de toutes ses valeurs. Ce réajustement devait commencer par comprendre qu'il n'était plus possible de continuer à parler de liberté comme le faisaient les « fétiches libéraux qui nous ont gouvernés » : « Parce que le libéralisme classique, dans son aspect économique, qui est fondamental, laisse les mains des puissants libre, aux propriétaires des moyens de production et d'échange, pour qu'ils continuent à asphyxier et à jeter les masses dépossédées les unes contre les autres »...[xxxvi]
Le libéralisme est, en réalité, la théorie de la défense de la propriété. Mais pas n'importe quelle propriété : la propriété bourgeoise qui émerge alors et commence à se consolider au XVIIIe siècle face à un ordre politique qui s'effondre. Et qui, par conséquent, a également commencé à être formulé avec plus de précision sur le plan théorique.
Avec Burke, on est très loin de la proposition de Foucault de « limiter l'exercice du pouvoir de gouverner de l'intérieur ». En réalité, rien de tout cela n'a rien à voir avec la définition par Foucault des caractéristiques fondamentales du libéralisme, répétée ici : « J'ai essayé, alors, de mettre en évidence trois caractéristiques : véridiction du marché, limitation dans le calcul du profit de l'État et, maintenant, la position de l'Europe en tant que région de développement économique illimité par rapport à un marché mondial. C'est ce que j'ai appelé le libéralisme ». [xxxvii]
C'est une différence fondamentale d'affirmer que le problème du libéralisme « est la frugalité du gouvernement », sans expliquer qu'il s'agit en réalité de défendre la propriété d'une bourgeoisie naissante qui s'apprêtait à contrôler l'État et qui ne voulait pas ingérence dans le gouvernement, il a tenu compte de ses droits. Rien de tout cela ne voit Foucault.
En tout cas, il nous avait déjà prévenus au début de ses cours qu'il allait laisser de côté l'analyse historique. Et aussi les « universaux », des concepts tels que souverain, souveraineté, peuple, états, sujets, société civile.[xxxviii] Naturellement, il n'en a mis de côté que quelques-uns, pour sauver ceux qui, finalement, lui ont servi à étayer sa thèse sur le libéralisme. À notre avis, c'est l'une des principales faiblesses de son analyse.
Ce n'est qu'en occultant la nature de cet État « frugal » que Foucault pourra développer plus tard ses propositions sur un ordre libéral et sur le rôle de la société civile dans cet ordre. La notion de bourgeoisie disparue, de classe sociale intéressée à défendre sa forme de propriété, Foucault et les libéraux ont transformé la défense de ces intérêts, de cette forme de propriété, en défense de la « liberté ». Il opte alors pour le libéralisme, qu'il développera plus tard dans le style ambigu auquel nous avons déjà fait référence.
Avant de poursuivre, passons en revue quelques autres concepts utilisés par Foucault. À propos du mercantilisme, il déclare : « D'autre part, j'ai essayé de vous montrer que cette spécificité plurielle de l'État s'incarnait dans une série de manières précises de gouverner et, en même temps, dans des institutions qui leur étaient corrélatives. D'abord, sur le plan économique, il y avait le mercantilisme, c'est-à-dire une forme de gouvernement. Le mercantilisme n'est pas une doctrine économique, il est beaucoup plus et très différent d'une doctrine économique ».[xxxix]
Encore une fois, revenons à Laski pour une version plus précise du mercantilisme : "nous appelons la période entre la Réforme et la Révolution française l'époque du mercantilisme".[XL] Un processus décrit en détail par Smith lorsqu'il explique comment le commerce des villes a contribué au progrès des districts ruraux.[xli]
Contrairement à Foucault, Laski souligne que les doctrines mercantilistes « sont le résultat des efforts confus et contradictoires de certains hommes pour persuader leurs gouvernements de soutenir un intérêt plutôt qu'un autre ».[xlii] Plus claire, me semble-t-il, que l'affirmation de Foucault – non étayée en réalité, à mon avis, comme l'indique Laski – selon laquelle le mercantilisme « est une forme de gouvernement ».
La bourgeoisie naissante – dit Laski – s'adapte à ses intérêts, d'abord la religion (avec la Réforme), puis la culture (avec la Renaissance) ; et enfin, l'État. Mais il nous met en garde : cette bourgeoisie « ne recherche pas la liberté comme une fin universelle, mais plutôt comme un moyen de jouir des richesses qui surgissent devant elle ».[xliii] Le bourgeois ne se prépare à l'assaut final de l'État « que lorsque le nouvel ordre de choses aura solidement établi ses fondements » ; pour lui cet État est une « simple agence de police ».[xliv]
Quelque chose de similaire se produit avec le concept de physiocrates. Le but des physiocrates était de transformer la société sans révolution ; l'idée de liberté en était le fondement. Mais, encore une fois, quelle liberté ? : « Que chacun s'occupe de lui-même, car il sait mieux qu'aucun gouvernement ce qui est le mieux pour sa convenance. Comme le disait Turgot, c'était l'âge de la science, "la liberté étant accordée, on peut supposer que d'une manière naturelle le progrès moral et intellectuel suivra le progrès scientifique".[xlv]
Foucault a dit autre chose : Ils (les physiocrates) sont arrivés à la conclusion que le pouvoir politique « doit être un pouvoir sans limites extérieures, sans contrepoids extérieurs ».[xlvi] La simplicité de Foucault contraste encore avec la richesse de l'histoire économique.
Encore Laski : « les physiocrates, on le sait, ont été les protagonistes du despotisme éclairé ». Elle offrait, disait Dupont de Nemours, « un corps de doctrine défini et complet, établissant clairement les droits naturels de l'homme, l'ordre naturel de la société et les lois naturelles les plus avantageuses à l'homme groupé en société ».[xlvii] « Elle est née de l'idée que le mercantilisme conduisait à la ruine d'un système que l'on pouvait faire prospérer sans difficulté ».[xlviii] Leur échec (celui des physiocrates) – conclut Laski – « était dû à leur incapacité à voir ce qu'Adam Smith et Turgot avaient déjà perçu : le féodalisme devenait le capitalisme, et la théorie économique, par conséquent, ne pouvait pas limiter votre attention à la terre »,[xlix] comme le voulaient les physiocrates.
Cette critique de l'usage des concepts par Foucault pourrait s'étendre à pratiquement tous ceux qu'il utilise dans ses cours, comme la simplification du concept de « travail » chez Marx, lorsqu'il déclare : « Marx fait du travail l'élément principal, un des éléments essentiels de votre analyse. Mais que faites-vous lorsque vous analysez le travail ? Montre que le travailleur vend quoi ? Pas votre travail, mais votre main-d'œuvre.[l]
Il suffit de lire le premier chapitre du La capitale Ce commentaire sur le concept de travail chez Marx aurait évité Foucault et, peut-être, évité une simplification si extrême qu'elle ne peut être qualifiée que de falsification.[li] Ou encore le concept de « biopolitique », si cher à Foucault. Bien que le sujet ait été traité plus longuement dans d'autres textes, notamment dans les cours de l'année précédente de la même Collège de France, Foucault le mentionne dans celui-ci : « Je pensais donner un cours de biopolitique cette année. Je vais essayer de vous montrer que tous les problèmes que j'essaie d'identifier actuellement ont pour noyau central, bien sûr, ce quelque chose qu'on appelle la population ».[lii]
Autrement dit, selon Foucault, les problèmes qu'il essaie d'identifier ont pour noyau central ce que nous appelons la population ! Qu'est-ce que ça veut dire? Celà a-t-il un sens? Existe-t-il un problème humain qui ne soit pas centré sur la population ?
Mais ne nous arrêtons pas là. Terminons ce chapitre par une référence à l'ordolibéralisme, auquel il prête tant d'attention dans son analyse du libéralisme. Le traitement donné au thème n'échappe pas à la forme que, après ce cheminement, nous ne pouvons que qualifier de frivole, comme nous le verrons.
Commençons par une longue citation de Foucault, parlant de « l'institution économique » qui donne naissance à l'État, ou le nourrit : « Cette institution économique, la liberté économique que cette institution, dès l'origine, a pour mission d'assurer ». et maintenir, produit quelque chose de plus réel, de plus concret, de plus immédiat même que la légitimation légale. Elle produit un consensus permanent, un consensus permanent de tous ceux qui peuvent apparaître comme agents dans ou au sein de ces processus économiques. Agents en qualité d'investisseurs, agents en qualité de travailleurs, agents en qualité d'employeurs, agents en qualité de syndicats. Tous ces partenaires économiques, dans la mesure où ils acceptent le jeu économique de la liberté, produisent un consensus politique ».[liii]
Comme par magie, travailleurs, investisseurs, employeurs, syndicats, deviennent tous des « agents ». Dans la liste, ils vont tous de pair. Sa spécificité dans la société capitaliste disparaît – sans parler de l'utilisation de concepts tels que « investisseurs » et « employeurs » – dont la différence, dans ce cas, semble difficile à percevoir. Comme dans le tango « Cambalache », « mezclao con Stravisky va Don Bosco y La Mignon, Don Chicho y Napoleón, Carnera y San Martín ».[liv] Tous « partenaires » d'une économie qui produit un consensus politique. Cela résout tous les conflits sociaux qui découlent des conflits d'intérêts entre hommes d'affaires et ouvriers, ce que les théoriciens libéraux avaient déjà souligné précisément au XVIIIe siècle !
Le problème que, selon Foucault, les ordolibéraux allemands (les libéraux d'après-guerre) entendaient résoudre était le suivant : « Comme vous vous en souvenez peut-être, j'ai essayé de vous montrer quel était le problème posé au XVIIIe siècle par la question du marché. Ce problème résidait en fait dans le suivant : comment était-il possible au sein d'un Etat donné, et dont la légitimité ne pouvait certainement pas être remise en cause – du moins de ce point de vue –, de faire place à une liberté de marché historiquement mais aussi juridiquement une nouveauté, dans la mesure où, dans l'État policier tel qu'il fonctionnait au XVIIIe siècle, la liberté ne se définissait que comme l'affranchissement des privilèges, la liberté réservée, la liberté liée à un statut, un métier, une concession de pouvoir, etc. ? La liberté du marché comme liberté de laisser faire, comment cela serait-il alors possible dans un État policier ?
La réponse, pour Foucault, était la théorie de l'ordolibéralisme, la théorie qui a émergé dans l'école de Fribourg, qu'il traite abondamment. Il s'agissait « d'asseoir la légitimité d'un Etat sur la base d'un espace de liberté pour les partenaires économiques ».[lv]
Le vrai problème – ajoute-t-il – « n'était pas entre le capitalisme et le socialisme ; c'était ce qui existait entre une politique libérale et toute autre forme d'interventionnisme économique ».[lvi] Il faut – affirmait-il – proposer la liberté du marché comme principe organisateur de l'Etat. Un État sous la surveillance du marché, pas le marché sous la surveillance de l'État.
L'ordolibéralisme et l'école de Fribourg sont à la base des fondements théoriques de la création de l'économie sociale de marché dans la période d'après-guerre. Ses caractéristiques sont analysées dans un ouvrage de Viktor Vanberg.[lvii] La préoccupation commune des fondateurs de l'École, dit Vanberg, "était les fondements d'une économie et d'une société libres".[lviii] Sa préoccupation fondamentale était l'ordre des marchés, l'établissement d'une concurrence sans privilèges pour personne, la définition de l'économie de marché dans l'ordre constitutionnel, une pensée qu'il avait chez l'économiste Walter Euken (1891-1950) et chez les juristes Franz Böhm et Hans Grobmann-Doerth ses principaux défenseurs. L'école de Fribourg proposait un libéralisme procédural « strictement axé sur les règles ». Il s'agissait de créer les conditions dans lesquelles la « main invisible » d'Adam Smith pouvait agir, d'établir les « fondements constitutionnels d'une économie et d'une société libres ».[lix]
Le débat avec d'autres visions libérales de la société, comme le souligne Vanberg, s'est centré sur le caractère supposé « éthique » des normes qui instituaient le fonctionnement du marché sans privilèges, qu'une autre vision du libéralisme considérait comme n'étant pas une condition inhérente à la marché.
Un autre dilemme était de savoir si les règles établies par les groupes économiques eux-mêmes étaient suffisantes pour garantir cette concurrence. De là découle une réflexion sur les monopoles, etc.
Lors de la réunion de 1949 de la Mount Pelerin Society en Suisse, une organisation très influente à ce jour parmi les secteurs les plus conservateurs et les plus riches du monde, Euken et Ludwig von Mises ont discuté des concepts du libéralisme. Un débat s'éleva sur la manière appropriée de traiter, selon une conception libérale, le problème du monopole et le rôle que le gouvernement et la loi devraient jouer pour le résoudre. Un problème que l'histoire s'est résolue à résoudre, portant le pouvoir de ce que nous appelons aujourd'hui les sociétés transnationales à des extrêmes inimaginables.
Foucault parle de monopole et en arrive à la conclusion prosaïque que « si le monopole peut avoir un effet perturbateur, c'est parce qu'il agit sur les prix ».
Je voudrais suggérer quelque chose de différent. Cet effet perturbateur n'est pas le résultat d'une action sur les prix, mais sur la propriété, dont le processus de concentration, comme nous l'avons déjà indiqué, a atteint des extrêmes inimaginables.
Dans notre critère, on voit bien, en tout cas, le maniement simpliste que Foucault fait des concepts sur lesquels il structure plus tard sa proposition sur l'ordre libéral de la société actuelle.
Et aussi sa défense d'une vision libérale de l'économie et de la société qui laisse inévitablement le sentiment que c'est le seul jeu possible dans le scénario actuel, comme le suggèrent Linz et Stepan dans leur Problèmes de transition et de consolidation démocratiques.[lx] Une proposition que, selon moi, l'évolution politique et économique ultérieure rend indispensable de revoir.
Considérations fondamentales : le libéralisme dans le texte de Foucault
Ainsi, nous entrons dans le dernier volet de l'analyse du texte de Foucault, précisément sur sa vision de l'ordre politique libéral. Il s'agit de mettre en évidence quelques conclusions sur cet ordre, sur son mode de fonctionnement. D'abord une certaine vision « harmonieuse » de ce fonctionnement qui ne coïncide pas avec la réalité, alors même que, dans sa première leçon, Foucault annonçait vouloir partir de « la pratique telle qu'elle se présente ».[lxi]
Une première idée avancée par les libéraux est qu'en satisfaisant les intérêts individuels, les intérêts communs étaient également satisfaits. L'essence de l'ordre libéral, dirait Mercier de la Rivière, cité par Laski, « c'est que l'intérêt particulier ne doit jamais admettre d'être séparé de l'intérêt commun »,[lxii] une idée qui prévaut à ce jour. C'est peut-être justement la difficulté croissante à le rendre crédible, face à la contradiction de plus en plus évidente entre l'énorme accumulation de richesses et les disparités sociales, une des clés du débat politique actuel.
À cet égard, Foucault sauve une autre proposition, commentant la position des physiocrates et de Smith : « …le jeu légitime de la concurrence naturelle, c'est-à-dire de la concurrence à l'état libre, ne peut aboutir qu'à un double bénéfice. L'oscillation du prix autour de la valeur, cette oscillation qui, comme je vous l'ai montré la dernière fois, selon les physiocrates, selon Adam Smith, était garantie par la liberté du marché, met enfin en branle un mécanisme d'enrichissement mutuel. Profit maximum pour le vendeur, dépense minimum pour les acheteurs ».[lxiii]
Concurrence naturelle ? La concurrence à l'état libre ? Sans une analyse du fonctionnement des marchés, une telle déclaration n'est rien de plus que l'expression de désirs que la réalité ne confirme pas. Encore une fois, qu'il s'agisse de l'opinion de Foucault ou de la simple exposition des théories des autres, il n'y a pas de commentaire critique. Au contraire, il complète la réflexion en ajoutant : « Nous entrons dans une ère d'historicité économique qui sera régie par l'enrichissement, sinon indéfiniment, du moins réciproquement dû au jeu même de la concurrence ».[lxiv]
Et il ajoute : « L'analyse du marché prouve, en somme, qu'à la surface de la planète la multiplication des profits sera le produit de la synthèse spontanée de l'égoïsme ».[lxv] Nous sommes, encore une fois, au cœur des arguments libéraux du XVIIIe siècle. Revenons à Laski, à une vision très différente du libéralisme : « Il nous est facile de voir ses imperfections à un siècle et demi d'ici. En effet, sa conception de la citoyenneté est plus limitée qu'on ne pourrait le penser, puisque ses postulats supposent que l'objet individuel de préoccupation est une personne occupant une position dans le pays. La liberté contractuelle dont il fait l'éloge ne tient pas compte de l'égalité dans la force du contrat. Cette fusion de l'intérêt personnel avec le bien social ignore complètement le point de départ des hommes, le prix qu'ils doivent payer pour occuper les couches inférieures ».[lxvi]
La promesse que tout le monde profiterait des avantages de la nouvelle société manque en réalité de support. On dit à tout le monde que s'ils deviennent des hommes de position, ils peuvent partager les bénéfices de l'État. Mais, prévient Laski, ceux qui le promettent manquent « … d'acuité imaginative pour se rendre compte que les relations de classe qu'ils ont créées rendent cette aventure impossible. Ses enclos arrachent le paysan à la terre ; ses règles de propriété commerciale ne laissent à l'ouvrier industriel rien d'autre à vendre que son travail. Ayant fait de l'inégalité un article implicite de sa foi, elle invite alors la liberté à ceux à qui elle refuse les moyens d'y parvenir ».[lxvii]
Naturellement, ce n'est pas ce que voit Foucault, incapable de le faire dès le départ grâce à sa proposition méthodologique : laisser de côté l'analyse historique, les « universaux », partir de la pratique « telle qu'elle se présente ». Comme le rappelle Luce Giard dans son texte sur l'École de Francfort en se référant à une phrase de Max Horkheimer : « plus une œuvre est grande, plus elle s'enracine dans une situation historique concrète ».[lxviii] Une phrase qui aurait également servi Foucault.
Le résultat de sa vision est la proposition que nous entrons dans une nouvelle ère, « régie par un enrichissement, sinon indéfini, du moins réciproque grâce au jeu même de la concurrence ». Logique? Pouvons-nous soutenir que ce n'est pas sa proposition, sa vision du monde, mais simplement un résumé de la vision de Smith sur les libéraux ? Je ne le considère pas ainsi, comme je l'ai répété tout au long de ce travail. Certes, disent les libéraux. Mais, encore une fois, Foucault parle-t-il aussi ? Des commentaires pour orienter la discussion, pour désamorcer la confusion ? Il est inutile d'attendre plus longtemps.
Tout au plus dit-il, au vu de l'évidence que le XIXe siècle fut une terrible période de guerres, c'est qu'il n'entend « en aucune façon dire que toute autre forme de réflexion disparaît à cause de cela ».[lxix] Mais il n'en suggère pas d'autre.
Une autre idée que Foucault discute est de savoir comment adapter l'État à cette économie de marché. « Pour être plus précis, disons que le problème posé par l'apparition simultanée et corrélative de la problématique du marché, du mécanisme des prix, de la homo æconomicus, est le suivant : l'art de gouverner doit s'exercer dans un espace de souveraineté - et cela est dit par le droit lui-même, de l'Etat -, mais l'inconvénient, le malheur ou le problème est que l'espace de souveraineté s'avère être habité et peuplé de sujets économiques ».[lxx]
Face à ce défi, pour que la « gouvernabilité » puisse préserver la « totalité de son espace souverain », un nouveau domaine de référence s'impose. Ce domaine est la « société civile ».[lxxi] Une société civile qui, « formellement », sera, dans la conception de Foucault, « un vecteur du lien économique ».[lxxii] En tout cas, il s'avère être une société harmonieuse. Pas de classes sociales, pas de conflits de classes, une « société civile qui, en quelque sorte, joue spontanément le rôle d'un contrat social ».[lxxiii]
Enfin, une dernière réflexion, dérivée de la précédente, fondée sur cette harmonie sociale de la conception libérale que Foucault expose avec tant de détails dans ses cours au Collège de France en 1979 : son idée du salaire. Qu'est-ce qu'un salaire ?, demande-t-il. C'est simplement un « revenu », répond-il. Et qu'est-ce qu'une rente, selon Foucault ? "Un revenu est simplement le produit ou le revenu d'un capital", c'est le "revenu d'un capital".[lxxiv]
L'étape suivante consiste bien entendu à analyser quel est ce « capital » dont le travailleur tire ce « revenu ». Et c'est ce que fait Foucault lorsqu'il dit que l'ouvrier est « un entrepreneur de lui-même » ![lxxv] Ainsi compris, le salaire n'est alors rien d'autre que « le revenu correspondant à une certaine quantité de capital », à un « capital humain » qu'est le travailleur.[lxxvi] Un fantasme qui ne mérite aucun autre commentaire.
Quarante ans avant Foucault, Laski disait déjà qu'il était facile de percevoir les imperfections de ces théories, à un siècle et demi de distance. La liberté contractuelle prônée par ceux qui défendent ce point de vue ne considère pas l'inégalité dans la force contractante. L'identification de l'intérêt personnel à l'intérêt social ne tient pas compte des conditions initiales de chacun, ni du prix payé par ceux qui partent dans des conditions inférieures.[lxxvii] Foucault ne voit rien de tout cela.
Réflexions finales
On s'arrêtera là, à la découverte de cet ouvrier-capitaliste, qui tire ses revenus de ce « capital humain » qu'il est lui-même, et dont Foucault détaille la « capitalisation », comme capital génétique hérité ou comme capital social reçu, comme le lait maternel ou l'investissement dans votre éducation ![lxxviii]
L'approche des propositions de Foucault nous a conduits à une inévitable analyse de certains aspects de la théorie qu'il expose (mais qu'il défend aussi). C'est précisément la première approche de cette analyse : Foucault est plus qu'un porte-parole d'un libéralisme extrêmement conservateur, dont le développement, depuis ses cours à la fin des années 1970 en Collège de France, ont contribué à accentuer une polarisation économique et sociale aux effets dévastateurs sur l'humanité.
A cela s'ajoute le maniement frivole des concepts économiques, qui rend le texte de Foucault pratiquement inutile à toute analyse économique, politique ou sociale. Le traitement des concepts économiques, son idée du libéralisme, du marché ou du salaire serait extrêmement conservateur s'il ne manquait surtout pas de contenu révélateur d'une certaine connaissance sur le sujet.
Produit d'un monde en décomposition, issu des mouvements étudiants de la fin des années 1960 et des processus qui ont abouti à l'effondrement du socialisme en Europe de l'Est, l'œuvre de Foucault finit par être d'une étonnante pauvreté intellectuelle.
Une autre conclusion, tirée de l'analyse du texte de Foucault, est qu'il devrait, à tout le moins, revenir au Collège de France l'argent reçu pour ces cours. Naturellement, l'avantage de l'inventaire.
* Gilberto Lopes Il est titulaire d'un doctorat en études sociales et culturelles de l'Université du Costa Rica (UCR).
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notes
[I] Merquior, José Guilherme (1985). Michel Foucault ou le nihilisme de chaise. Éd. Nouvelle Frontière, Rio de Janeiro, Brésil. page 15
[Ii] Voir Merquior, op. cit. page 20ss
[Iii] op. cit. page 36ss
[Iv] op. cit. page 38s
[V] Foucault, Michel (2013). L'Inquiétude pour la Vérité. Editeurs Siglo XXI. Buenos Aires. Il comprend dix textes de Foucault, de La volonté de savoir, de 1976 à L'utilisation de placers e L'inquiétude de soi, tous deux de 1984, plus quatre interviews.
[Vi] Pour cela nous utilisons le texte Foucault, Michel (2007). Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979). FCE, Argentine.
[Vii] Op. cit. page 359
[Viii] Op. cit. page 17
[Ix] Zamora, Daniel, coordinateur. (2014) Critiquer Foucault : Les années 1980 et la tentation néolibérale. Éditions Aden. Bruxelles.
[X] Voir l'interview citée.
[xi] Lasky, Harold (1992). Libéralisme européen. Bréviaires FCE. Mexique. Douzième réimpression. Politologue, économiste, Laski a présidé le parti travailliste britannique entre 1945 et 1946, dans les difficiles années d'après-guerre. Il est considéré, avec son compatriote britannique John Stuart Mill, comme l'un des rares théoriciens de la théorie de l'État dans le monde anglo-saxon. Il a été professeur de sciences politiques à la London School of Economics jusqu'à sa mort en 1950.
[xii] page 29
[xiii] Voir l'introduction de Max Lerner à la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, par A. Smith (1958). 1er. éd. FCE, Mexique. page XXXVII
[Xiv] page 30
[xv] page 31
[Xvi] page 38
[xvii] page 36
[xviii] page 224
[xix] Des informations sur la Mount Pelerin Society sont disponibles à cette adresse : https://www.montpelerin.org/montpelerin/home.html
[xx] page 273
[Xxi] page 43ss
[xxii] page 39
[xxiii] page 43
[xxiv] page 44
[xxv] page 45
[xxvi] pages 43ss
[xxvii] Voir l'introduction de Max Lerner à Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, par A. Smith (1958). 1er. éd. FCE, Mexique. page XXXVII
[xxviii] Laski, Harold (1992). libéralisme européen. Voir pages. 139ss.
[xxix] Op. cit. page 151
[xxx] page 166
[xxxi] Voir op. cit. page 141
[xxxii] page 168ss
[xxxiii] page 174
[xxxiv] page 171s
[xxxv] Saenz, Vincent (1942). Choses et hommes d'Europe. Éditions Libération. Mexique DF Page. 125
[xxxvi] IDENTIFIANT identifiant.
[xxxvii] page 81
[xxxviii] page 17
[xxxix] page 21
[xl] Op. cit. page 123
[xli] op. cit. page 365ss
[xlii] IDENTIFIANT page 124
[xliii] page 125
[xliv] Op. cit. page 126
[xlv] op. cit. page 164s
[xlvi] page 31
[xlvii] Op. cit. page 159
[xlviii] IDENTIFIANT page 162
[xlix] IDENTIFIANT page 162
[l] page 258
[li] Voir MARX, Karl. La Capitale. FCE. 5ème édition. Mexique, 1968, pages 3ss. Ceci est le chapitre sur "Mercancía y dinero".
[lii] page 40
[liii] pages 106s
[liv] Échanger, tango d'Enrique Santos Discépolo. Les paroles peuvent être vues ici : http://www.musica.com/letras.asp?letra=974519
[lv] page 135
[lvi] page 142
[lvii] En ligneVANBERG, Viktor J. (2004). L'école de Fribourg: Walter Eucken et l'ordolibéralisme , documents de discussion de Fribourg sur l'économie constitutionnelle, n° 04/11
[lviii] Op. cit. page 1
[lix] Op. cit. page 2
[lx] LINZ, Juan & STÉPAN, Alfred. (1996). Problèmes de transition et de consolidation démocratiques : Europe du Sud, Amérique du Sud et Europe post-communiste. The Johns Hopkins University Press, Baltimore et Londres.
[lxi] page 18
[lxii] Op. cit. page 164
[lxiii] page 72
[lxiv] IDENTIFIANT IDENTIFIANT
[lxv] page 343
[lxvi] Op. cit. page 167
[lxvii] Op. cit. page 135
[lxviii] GIARD, Luce. Le moment politique de la pensée. magazine Communauté!. Paris, mai 78. P. 46. Le texte original, en français, dit : « cette phrase que Horkheimer entendait a la mémoire de Freud, on peut la lui retourner, a lui et a ses compagnons : « Plus une ouvre est grande, plus elle s'enracine dans une situation historique concrète » Cette phrase que Horkheimer de perdu de pensée et de conférences a transformé, l'œuvre de Foucault, en nos opinions de la
[lxix] page 78
[lxx] page 334
[lxxi] page 335
[lxxii] page 344
[lxxiii] page 345
[lxxiv] page 262
[lxxv] page 264
[lxxvi] page 266
[lxxvii] O. Cit. page 167
[lxxviii] pages 267ss