Alain Touraine (1925-2023)

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Par ANGELINA PERALVA*

Considérations sur la trajectoire intellectuelle du sociologue français récemment décédé

La mort d'Alain Touraine prive la France d'un de ses derniers grands intellectuels. Ces personnages si caractéristiques de la vie publique française ont été décrits par Michel Winock dans un livre primé, Le siècle des intellectuels.[I] Définis par leur importance dans le monde des idées, ils étaient influents en politique sans nécessairement occuper des postes dans le système politique. Ils sont issus de la littérature et de l'édition, comme André Gide, ou de la philosophie, comme Sartre et Simone de Beauvoir. La particularité d'Alain Touraine était de se construire comme un grand intellectuel issu d'une discipline périphérique, la sociologie.

C'était un sociologue infatigable. L'importance qu'il accordait au travail de terrain le protégeait, dans la plupart des cas, contre le détachement des grandes idées du concret de la vie sociale. Georges Friedmann – pionnier de la sociologie du travail et guide des premiers pas de chercheur du jeune Alain Touraine – a été décrit par lui comme un vieux communiste qui a échappé au dogmatisme en faisant du terrain.[Ii]

Il a été influencé par Marx et la centralité de la lutte des classes dans la pensée marxiste. Mais au lieu d'étudier la lutte des classes dans l'histoire, il a étudié empiriquement la conscience de classe des travailleurs, la situant dans le processus de transformation des relations de travail.[Iii] Contrairement à Marx, il n'envisageait pas cette lutte sous l'angle d'une rupture révolutionnaire. Il l'envisageait sous l'angle d'un conflit central, avec un impact sur la répartition du pouvoir. Un conflit interne dans les cadres institutionnels démocratiques.

Contrairement à ceux qui étudiaient les mécanismes de la domination – et Michel Foucault était, à ses yeux, le plus important – il s'intéressait avant tout aux mouvements par lesquels la domination était contestée. Comprendre les termes de cette contestation, ses difficultés et ses dilemmes, permettrait d'éclairer la domination elle-même – telle était son hypothèse principale.

Il a vécu longtemps (il allait avoir 98 ans en août prochain) et intellectuellement actif jusqu'à la fin. Son dernier livre a été publié en 2022.[Iv] Sensible aux grands changements historiques dont il a été témoin, il a entrepris une relecture permanente de sa propre sociologie afin qu'elle ne perde pas son pouvoir d'interprétation. Comme Georges Friedmann, il a horreur du dogmatisme et n'hésite donc pas à réajuster ses idées, toujours dans un esprit d'exploration et d'aventure.

Sa carrière a commencé dans la France d'après-guerre, lorsque le travail d'usine et les conflits sociaux étaient encore centraux. À ce moment-là, il dit, dans un livre autobiographique : « Si quelqu'un me demandait de dessiner la société, il y aurait une usine ou une mine en son centre. Pour moi, le monde ouvrier était le feu (et je n'ai jamais perdu cette image devenue archaïque aujourd'hui) ».[V]

Les premières recherches lui ont permis de mettre en évidence le double visage de la conscience ouvrière : la résistance à la domination, mais aussi ce qu'il appelle la conscience « fière » : l'identification ouvrière au travail et à ses œuvres. Reconnaissance, comme dans le poème de Vinicius de Morais, que c'est lui qui a construit des maisons là où auparavant il n'y avait que de la terre.

Mai 68, avec des étudiants et des travailleurs dans la rue, a changé sa façon d'appréhender le monde. Les manifestations, les occupations d'universités, la parole libérée ont surpris le petit monde de la sociologie. Alain Touraine s'identifie à ces luttes, les défend (il est professeur à Nanterre et Daniel Cohn-Bendit, son élève) et tente d'y voir le signe d'un nouveau grand mouvement social, distinct du mouvement ouvrier, imaginé par lui comme le porteur des nouveaux conflits d'une société naissante[Vi].

Les luttes féministes des années 1970 – dans un contexte de reflux de l'action étudiante – l'ont plus durablement marqué. La présence d'un mouvement important y était manifeste – mais radicalement différent, dans ses formes, de ce qu'avait été le mouvement ouvrier et même des luttes étudiantes en mai 68. Les femmes ont introduit les problèmes de la vie privée dans la vie publique – la sexualité, la garde des enfants. , souci de santé, rapport aux hommes, rapport aux autres femmes, rapport au monde du travail. Et rien n'était plus jamais pareil.

Touraine décrète alors la fin des mouvements sociaux – tels qu'il les entend : comme résistance à la domination de classe exercée en matière de relations de travail. Ils auraient perdu la centralité. Il a proposé que nous passions à la discussion sur les mouvements culturels. Cela impliquait non seulement un déplacement du champ de la contestation – du niveau socio-économique au niveau culturel ; cela impliquait également un changement dans les schémas de changement.

Le mouvement féministe était en effet un puissant mouvement culturel. Bien que la domination masculine demeure sous des formes de plus en plus décomposées, des changements significatifs se sont produits dans ce processus. Les hommes ont commencé à occuper des positions dans la sphère privée, ont revendiqué leur rôle dans le soin des enfants, ont appris à s'exprimer à travers des catégories affectives, bref, ont absorbé au moins une partie de ce qui avait caractérisé la culture féminine. Tout cela a eu un impact sur la sexualité masculine elle-même, qui est devenue plus ouverte à l'expérimentation, élargissant, dans la vie publique, l'espace pour l'émergence d'un mouvement gay, aujourd'hui LGBTQIA+. Notez comment les palmarès ont commencé à affirmer l'importance de la « fierté » gay.

La révolution culturelle du dernier tiers du XXe siècle conduit Alain Touraine à expliciter une nouvelle catégorie d'analyse : le « sujet personnel ». En vérité, cette catégorie existait, latente, dès l'origine : avant de devenir un sujet collectif et historique, le travailleur, identifié à la créativité du travail et de ses œuvres, était un sujet « personnel ». Mais cela est devenu plus palpable dans le contexte des mouvements culturels. Et Alain Touraine disait : ce qui est en jeu dans ces mouvements, c'est l'affirmation de soi comme sujet, le droit d'être sujet. Sujet de son propre corps, de sa propre sexualité – affirmation d'un principe non social de liberté.

La mondialisation est arrivée en force à la fin du XXe siècle. Et encore une fois, rien n'était jamais pareil. Immédiatement visible a été l'impact des réseaux socio-techniques générés par la vulgarisation d'Internet. Impact sur la destruction des frontières nationales, sur la mobilité humaine et sur la profonde transformation des relations de travail. Impact également accéléré par la chute du mur de Berlin et l'ouverture de l'Europe de l'Est au capitalisme. C'est-à-dire l'impact sur l'ensemble du cadre institutionnel sur lequel s'étaient fondées les démocraties européennes dans le second après-guerre.

Tout cela avait été précédé par la formation d'îlots d'économie néolibérale, au Chili, en Angleterre et aux États-Unis. Mais la mondialisation a fait de ces îles des modèles pour la planète. La verticalité des conflits de classe qui opposait auparavant « ceux d'en haut et ceux d'en bas » a été remplacée par l'opposition entre « ceux de l'extérieur et ceux de l'intérieur ». Le thème de « l'exclusion » et des « inégalités sociales » est entré dans le débat européen. Et l'idée a émergé que l'Europe devenait latino-américaine. Touraine a répondu à cette histoire émouvante avec deux livres.

En 1988, après un long séjour au Chili, il publie La parole et le sang, également sorti au Brésil l'année suivante.[Vii] La thèse centrale du livre est qu'il y aurait un modèle de développement latino-américain, mais qu'il se heurterait à une séparation entre les dedans et les dehors, les citoyens et les exclus. Séparation qui se traduirait par une faiblesse inévitable de l'action collective.

Mutatis mutandis, cette situation était aussi, de plus en plus, celle de l'Europe, affectée par une augmentation significative de la pauvreté et de l'exclusion. Difficile d'être optimiste. Les mouvements avaient disparu de l'image. En 1992, il a été publié Critique de la modernité[Viii] – un livre à la fois savant et dérangeant. Inquiétante parce qu'elle scelle la mort des sociétés telles qu'elles étaient jusqu'à un passé récent : formes historiques de domination, mais aussi condition de la formation des sujets. Aucune médiation ne semble désormais intervenir entre le marché mondial, la pure économie déracinée – désincarnée, comme dirait Polanyi.[Ix] – et l'effort insensé des individus pour se construire en tant que sujets de leur propre vie. Une situation troublante, comme l'a enseigné Polanyi lui-même, en regardant un autre moment historique : une situation capable de conduire au fascisme.

Il y eut, dans les années suivantes, de nombreux livres qu'il ne sera pas possible de commenter ici. Critique de la modernité c'était pourtant le dernier jalon théorique vraiment important, car il posait les bases de l'analyse de la situation historique que nous traversons encore. L'affirmation la plus significative depuis est sans doute celle de la centralité de la femme comme figure d'une possible recomposition du monde : pour la capacité dont elle a fait preuve à rompre avec la séparation entre le public et le privé, pour l'effort de rapprochement des deux moitiés auparavant séparées de ce dont la vie est faite – la sphère des soins et de l'affection, le foyer et la participation à l'économie, la réponse aux exigences de la vie professionnelle, la rue. Deux livres ont enregistré cette idée de recomposer le monde : Un nouveau paradigme – pour comprendre le monde d'aujourd'hui, publié au Brésil en 2007 ; et l'année suivante le monde des femmes.

En Amérique latine et au Brésil en particulier, Alain Touraine était reconnu comme un grand intellectuel, au sens français du terme. Mais l'influence de ses idées sur l'université fut modeste. Ses livres ont été traduits mais pas lus. Ils sont difficiles à lire et, dans cette dernière phase principalement, ils dialoguent avec les processus de décomposition des sociétés européennes, une réalité qui nous est étrangère et que nous avons du mal à appréhender.

En ce cinquantenaire du coup d'État contre Allende, je ne pouvais terminer sans rappeler qu'Alain Touraine était un grand ami du Chili. Il a épousé une Chilienne, Adriana, mère de ses deux enfants. Et il a vécu à Santiago l'effondrement de l'UP, dont il a fait état dans un journal de bord : Vie et mort du Chili populaire.[X]

Angelina Peralva est professeur de sociologie à Université Toulouse Jean Jaurès. Auteur, entre autres livres, de Violence et démocratie : le paradoxe brésilien (Paix et Terre).

Initialement publié dans le journal Folha de S. Paul.

notes


[I] WINOCK, Michel. 1997. Le siècle des intellectuels. Paris : Seuil.

[Ii] Entretien avec Ricardo Festi. 2019. Nouvelle Lune, n° 106, p. 198.

[Iii] TOURAINE, Alain. 1966. La Conscience ouvrière. Paris : Seuil.

[Iv] TOURAINE, Alain. 2022. Les Sociétés modernes. Paris : Seuil.

[V] TOURAINE, Alain. 1977. Un désir d'histoire. Paris : Bourse, p. 45.

[Vi] TOURAINE, Alain. 1968. Le Mouvement de Mai. Ou le communisme utopique.. Paris : Seuil.

[Vii] TOURAINE, Alain. 1989. Parole et Sang. Politique et société en Amérique latine. Campinas : Trajectoire Culturelle/EDUNICAMP.

[Viii] TOURAINE, Alain. 1994. Critique de la modernité. Petrópolis: Vozes.

[Ix] POLANYI, Karl. 1980. La Grande Métamorphose. Les origines de notre temps. Rio de Janeiro : Campus.

[X] TOURAINE, Alain. 1977. Vie et mort du Chili populaire. juillet/septembre 1973. Lisbonne : Librairie Bertrand.

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