Anarchisme, marxisme et les leçons de la Commune de Paris – II

Marina Gusmao, Mingus.
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Par IAIN MCKAY*

Socialisme d'en bas ou d'en haut ?

« La forme enfin découverte… » ?

Pour Marx, la Commune était « la forme politique enfin découverte sous laquelle s'opère l'émancipation économique du travail ». Il a salué des caractéristiques telles que le Conseil communal étant composé de délégués « révocables à tout moment et tenus par le mandat impératif (instructions formelles) de leurs électeurs », qu'il s'agissait « d'un organe opérationnel, non parlementaire, exécutif et législatif à en même temps" et que "l'armée permanente doit être remplacée par la milice nationale".[I] Marx est paraphrasé par Gluckstein (2006, p. 199) : « Qu'est-ce qui a rendu la structure démocratique parisienne si différente ? ». En termes simples, leurs représentants "étaient" révocables à tout moment ", de sorte que les délégués ne pouvaient pas s'écarter du mandat de leurs électeurs". La création d'une milice est également saluée comme si elle signifiait que « la force [de l'État] était fondamentalement différente » et donc « [comme] bouleversant les principes de l'État » (GLUCKSTEIN, 2011, p. 51).

Cependant, alors que le roturiers appliqué ces formes, il est faux de suggérer, comme le fait Marx, qu'elles sont venues tout à fait comme un éclair d'un ciel bleu. En fait, la Commune de Paris a appliqué des idées dont les anarchistes discutaient depuis un certain temps. Proudhon, par exemple, a évoqué l'idée d'élections obligatoires de représentants aux assemblées exécutives et législatives lors de la révolution de 1848 :

Il appartient à l'Assemblée nationale, par l'organisation de ses commissions, d'exercer le pouvoir exécutif, comme elle exerce le pouvoir législatif… En plus du suffrage universel et en conséquence du suffrage universel, nous voulons la mise en œuvre du mandat contraignant. Les politiciens refusent ! Ce qui veut dire qu'à leurs yeux, le peuple, lorsqu'il élit des représentants, ne nomme pas de représentants, mais renonce à sa souveraineté ! Ce n'est certainement pas du socialisme : ce n'est pas du tout de la démocratie.[Ii]

Le point de vue d'une société libre étant une fédération de communes a été discuté par Proudhon dans son livre de 1863, Du principe fédératif. Bakounine a répété la même vision d'un système fédéraliste de communes basé sur des mandats et des délégations révocables en 1868 :

L'Alliance de toutes les associations ouvrières… constituera la Commune… il y aura une fédération permanente des barricades et un Conseil Communal Révolutionnaire… [formé par] des délégués… investis de mandats contraignants, responsables et révocables à tout moment… toutes les provinces, communes et associations… nommeront des représentants dans un lieu d'assemblée convenu (tous… investis de mandats contraignants, comptables et révocables) afin de fonder la fédération des associations insurgées, communes et provinces.[Iii]

Qu'en est-il de l'abolition de l'armée et de son remplacement par une milice ? Pour Gluckstein (2006, p. 114), l'idée d'une milice « ne doit rien… au rejet anarchiste de l'État par Proudhon… la fédération souhaitait remplacer l'armée permanente par une milice ouvrière… Cela renversait complètement l'idée de ​l'État comme quelque chose qui impose sa volonté à la société d'en haut ». Ce n'est pas vrai, comme le suggérait Proudhon, en 1848, qu'il fallait "désarmer les pouvoirs constitués" en supprimant la conscription militaire et "en organisant une armée de citoyens". C'est « le droit des citoyens de nommer la hiérarchie de leurs chefs militaires, les simples soldats et gardes nationaux désignant les officiers subalternes, les officiers désignant leurs supérieurs ». Ainsi « l'armée entretient ses sentiments civiques » tandis que le peuple « organise son armée de manière à garantir à la fois sa défense et ses libertés, en attendant que les nations acceptent de mettre fin à la paix armée ».[Iv]

En tant que réformiste, Proudhon n'aborde pas la question de la défense de la révolution, mais le révolutionnaire Bakounine l'a fait sur la base de son appel à une milice démocratique :

Immédiatement après avoir instauré le renversement des gouvernements, les communes devront se réorganiser selon des lignes révolutionnaires… Pour défendre la révolution, ses volontaires formeront, en même temps, une milice communale. Mais aucune commune ne peut se défendre seule. Alors il faudra faire rayonner la révolution vers l'extérieur, soulever toutes les communes voisines... et ainsi s'unir à elles pour une défense commune.[V]

Ainsi, le fait gênant est que les anarchistes défendent les formes d'organisation que Gluckstein salue pour la mise en œuvre de la Commune depuis Proudhon dans les années 1840, développées par Bakounine dans les années 1860. Rien de tel ne se retrouve chez Marx avant la Commune. Comme le souligne KJ Kenafick :

le programme établi [par la Commune]… le système du fédéralisme, que Bakounine prônait depuis des années, avait été énoncé pour la première fois par Proudhon. Les proudhoniens… exerçaient une influence considérable dans la Commune. Cette « forme politique » n'avait donc pas été « définitivement » découverte ; elle avait été découverte il y a des années; et elle s'est maintenant avérée exacte par le fait même que, dans la crise, les ouvriers de Paris l'ont adoptée presque automatiquement, sous la pression des circonstances, plutôt que comme le résultat d'une théorie, comme étant la forme la plus appropriée pour exprimer les aspirations de la classe ouvrière. .[Vi]

Il est donc clair que la plus grande influence en termes de "vision politique" de la Commune était l'anarchisme. Le « schéma d'organisation nationale que la Commune n'a pas eu le temps d'élaborer »[Vii], que Marx salue mais ne cite pas, est écrit par un disciple de Proudhon et développé sur une structure organisationnelle clairement fédéraliste et « bottom-up ».[Viii] Partant de cette révolte libertaire, il n'est pas surprenant que sa défense par Marx ait pris une tournure libertaire.

Que les idées générées par les travailleurs en lutte reflètent les prédictions de Bakounine ne veut pas dire que les internationalistes influencés par lui ont en quelque sorte injecté ces idées dans la lutte. Au contraire, les deux groupes de personnes, soumis à de nombreuses expériences similaires ainsi qu'à des discussions et influences théoriques, en ont tiré des conclusions similaires. Ainsi, en effet, "à la fin des années 1870, la vision d'une Commune comme alternative complète au pouvoir existant émergeait des clubs de discussion" (GLUCKSTEIN, 2006, p. 104), et ces discussions étaient influencées par les internationalistes ainsi qu'eux-mêmes. ont été influencés par eux. Ce qui réfute l'hypothèse léniniste selon laquelle les masses ne peuvent développer par elles-mêmes une conscience socialiste.

La critique anarchiste

Dans sa discussion sur les champions de la Commune, Gluckstein reconnaît au moins que les anarchistes l'ont analysée et revendiquée comme une expression de nos idées. Il consacre un peu moins de deux pages au sujet (ce qu'il appelle la critique féministe est traité plus en profondeur). C'est, au mieux, négligent et superficiel et, au pire, simplement faux et contradictoire alors qu'en même temps, il démontre aussi inconsciemment qu'il a raison.

La représentation de ce que Gluckstein (2006, p. 184) appelle « l'interprétation anarchiste » de la Commune commence mal, l'auteur déclarant que « les anarchistes pensent que la Commune ne peut être qualifiée de gouvernement ouvrier, car elle a aboli le concept même du gouvernement », citant comme preuves les essais les plus célèbres de Bakounine et de Kropotkine sur la Commune de Paris. Cependant, malgré les affirmations de Gluckstein, les anarchistes ne croient pas à une telle chose - comme le prouve cet article lui-même.

Au centre de la critique anarchiste se trouve précisément que l'un des problèmes clés de la Commune était qu'elle maintenait un gouvernement à Paris tout en proclamant la libre fédération des communes à l'extérieur. C'était la position de Bakounine qui, tout en proclamant que « le socialisme révolutionnaire venait de tenter sa première attaque et démonstration pratique dans la Commune de Paris » et « démontrait à tous les asservis (et y a-t-il une masse qui ne soit pas asservie ?) la seule voie vers l'émancipation » a également souligné que le roturiers ils avaient "établi un gouvernement révolutionnaire" et s'étaient ainsi organisés "à la manière jacobine, oubliant ou sacrifiant les premières conditions du socialisme révolutionnaire".[Ix] Kropotkine reprend et prolonge cette analyse, comme Gluckstein l'admet lui-même : « l'un des reproches de Kropotkine à la Commune était justement que les masses coopèrent avec le pouvoir centralisé qu'elles ont créé à l'Hôtel de Ville » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 184-185) . Il a même cité Kropotkine, arguant qu'« il n'y a pas plus de raison d'avoir un gouvernement à l'intérieur de la Commune qu'à l'extérieur » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 185). Malgré cela, il ne s'est pas posé la question évidente : si tel est le cas, comment des anarchistes pourraient-ils penser que la commune a « aboli » le gouvernement ?

Comme Gluckstein ne peut se résoudre à présenter la critique anarchiste, il est utile de la résumer ici en prenant comme point de départ l'analyse de Kropotkine. Elle a deux aspects principaux, que Kropotkine résumait en quelques mots : "la Commune n'était pas assez communiste... la Commune n'était pas assez anarchiste".[X]

Premièrement, la Commune "traitait la question économique comme secondaire, à traiter plus tard, après le triomphe de la Commune", alors que "le triomphe d'une Commune populaire était matériellement impossible sans un triomphe parallèle du peuple dans le domaine économique". Deuxièmement, en « proclamant la Commune libre, le peuple de Paris proclame un principe essentiellement anarchiste », mais « il s'arrête à mi-chemin » et « se donne un Conseil communal copié sur les anciens conseils municipaux ». La Commune n'a pas « rompu avec la tradition de l'État, du gouvernement représentatif, et n'a pas cherché à réaliser au sein de la Commune cette organisation du simple au complexe qu'elle a inaugurée en proclamant l'indépendance et la libre fédération des Communes ». Il en résulta que les révolutionnaires furent isolés des masses à la mairie, « immobilisés… par la bureaucratie » et perdirent « la sensibilité qui vient du contact continu avec les masses… Paralysés par leur éloignement du centre révolutionnaire – le peuple – eux-mêmes paralysés initiative populaire ».[xi]

Manquant totalement le centre de la critique anarchiste, Gluckstein est d'avis que "si la Commune avait été juste un instant d'en bas, l'interprétation anarchiste serait juste", mais l'insurrection "a inauguré un nouveau foyer de pouvoir" (GLUCKSTEIN, 2006, p. 185 ). En effet - et les anarchistes ont fait valoir que ce pouvoir n'était tout simplement pas à la hauteur de la tâche à accomplir. Cela se voit lorsque Gluckstein admet que le Conseil était "surchargé" de suggestions d'autres organes, en raison du "grand volume" qui "créait des complications", [le Conseil] "avait du mal à gérer le flux de personnes qui encombraient ses bureaux » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 47-48), tandis que rapports, courriers et motions « s'entassaient » dans les bureaux de la mairie et du secrétariat et n'étaient pas discutés (GLUCKSTEIN, 2006, p. 51). Cette inertie bureaucratique s'observe depuis le décret du 16 avril 1871 sur la transformation des ateliers fermés en coopératives :

Les conseils professionnels ouvriers sont convoqués pour établir une commission d'enquête, ainsi qu'un état des lieux... Faire rapport sur les conditions pratiques de la reprise immédiate de ces ateliers... par l'association coopérative des ouvriers qui y étaient employés... Cette commission d'enquête doit envoyer son rapport à la Commission Communale du Travail et de l'Echange, qui sera priée de présenter à la Commune... le projet d'arrêté...[xii]

Peut-être parce que l'auteur de ce décret, que Gluckstein (2006, p. 30) salue, était Leo Frankel (le seul membre du Conseil pouvant être considéré, même de loin, comme marxiste), Gluckstein le mentionne presque en passant, le résumant sans critique dans moins d'un paragraphe, avant de souligner que « dans la pratique, on avait peu de temps pour faire beaucoup de choses ». Compte tenu du processus mis en œuvre, cela n'a rien d'étonnant. Pas étonnant que Kropotkine ait conclu de ce décret et d'autres semblables ce qui suit :

le peuple insurgé n'attendra aucun ancien gouvernement dans sa merveilleuse sagesse pour mettre en place des réformes économiques. Ils aboliront eux-mêmes la propriété individuelle… Ils n'arrêteront pas l'expropriation des propriétaires du capital social par un décret qui restera lettre morte ; ils en prendront possession et établiront immédiatement leurs droits d'usufruit. Ils organiseront les ateliers pour qu'ils puissent continuer la production.[xiii]

Il est étrange que Gluckstein ait si peu à dire à ce sujet, car il considère évidemment ce décret comme un exemple clé du « nouveau type de société [qui] peut être aperçu fugitivement dans l'action [de la Commune] » (GLUCKSTEIN, 2006 p. 27 ). Considérant le rôle central que cela a clairement joué dans les leçons que les anarchistes ont tirées de la Commune, l'absence de discussion indique certainement une perspective politique basée sur l'action gouvernementale plutôt que sur l'auto-activité des travailleurs comme moyen de créer le socialisme.

En termes de participation de masse, Gluckstein souligne que « les relations entre la Commune » et « les clubs et meetings de masse » sont « difficiles à mesurer » (GLUCKSTEIN, 2006 p. 50), ce qui est un aveu incriminant pour celui qui prétend que la Commune a mis en place un nouveau régime basé sur la démocratie directe et qu'on y trouve la preuve qu'un tel régime était « radicalement différent de tous les États précédents ». (GLUCKSTEIN, 2006 p. 46). Même ses conclusions contre « l'interprétation anarchiste » sont fallacieuses : « C'est cette combinaison d'une activité directe et d'une structure gouvernementale organisée (avec toutes ses insuffisances) qui a donné à la Commune de Paris sa signification historique en tant que moment où un mouvement anticapitaliste s'est transformé. en une puissance à part entière » (GLUCKSTEIN, 2006 p. 185).

Oui, « avec toutes ses insuffisances » ! Au lieu de se demander si "une structure gouvernementale organisée" entrave "l'activité directe" des masses et est disposée à résoudre les nombreuses tâches d'une révolution sociale, comme l'ont fait Kropotkine et d'autres anarchistes, Gluckstein ignore simplement cette question. Il signale, au passage, les difficultés rencontrées par le Concile pour tenter de traiter les nombreux problèmes auxquels est confrontée la révolution, mais n'en tire aucune conclusion. Les anarchistes, cependant, souligneraient qu'ils ont confirmé la prédiction de Bakounine de 1870 selon laquelle tout gouvernement révolutionnaire :

[…] ne pouvait manquer de limiter sévèrement la portée de l'action révolutionnaire, car il est impossible, même pour le révolutionnaire autoritaire le plus énergique et le plus tenace, de comprendre et de traiter efficacement tous les problèmes multiples générés par la révolution. Car toute dictature, qu'elle soit exercée par un individu ou, collectivement, par relativement peu d'individus, est nécessairement très circonscrite, avec très peu de vision, et sa perception limitée ne peut, par conséquent, pénétrer en profondeur et englober tout l'éventail complexe de la vie populaire.[Xiv]

Les Parisiens étaient également conscients de ce problème, à savoir l'incapacité de la Commune à être efficace. Le Conseil « se révélant de plus en plus incompétent ou insuffisamment révolutionnaire, les clubs et les comités devinrent les vecteurs de l'affirmation de la souveraineté directe par l'association… les comités et la Garde nationale auraient opposé une opposition sérieuse et organisée au Conseil commun ».[xv] Avant et pendant la Commune, il y a eu des tentatives de fédérer divers clubs et assemblées (comme la Delegação dos Vinte Bairros). Celles-ci auraient finalement produit une structure fédérale au sein de la commune elle-même, à mesure que les limites du Conseil devenaient claires. Comme le disait Kropotkine :

En 1871, Paris vit une vague anticipation d'une meilleure façon de faire les choses. Les révolutionnaires parmi le peuple semblaient comprendre que le Conseil Communal devait être considéré comme un simple arrière-plan, comme un clin d'œil aux traditions passées ; que le peuple non seulement désarmerait, mais maintiendrait, avec le Conseil, sa propre organisation, ses groupes fédérés, et que les mesures nécessaires pour garantir le succès de la révolution viendraient de ces groupes au lieu de la préfecture. Malheureusement, une certaine pudeur des révolutionnaires populaires, sous-tendue aussi par des préjugés autoritaires, dont les racines étaient encore profondes à cette époque, empêcha ces groupes fédérés d'ignorer complètement le Concile, comme s'il n'existait pas, et d'agir pour inaugurer une nouvelle ère de chantier. .[Xvi]   

Significativement, pendant la Commune, la Délégation « a initié ou rejoint une série d'initiatives destinées à fédérer plus efficacement les organisations populaires. Elle fonda une Fédération des Clubs… Si la Commune avait survécu, il est presque certain que ces projets auraient de nouveau fait de la Délégation le centre du mouvement révolutionnaire des clubs et des comités, comme elle l'était pendant le siège et l'armistice ». En d'autres termes, il reviendrait "à l'idée de gérer un club central dans lequel les délégués de tous les clubs et commissions pourraient se réunir... il serait ouvert au public et rassemblerait les délégués des clubs populaires".[xvii]

Gluckstein suggère que la Commune était une « nouvelle forme de gouvernement basée sur une démocratie de masse active », et le « premier État ouvrier » (GLUCKSTEIN, 2006 p. 7)). La question est la suivante : si le soi-disant État ouvrier est « une forme d'État totalement nouvelle, dans sa complète nouveauté » (GLUCKSTEIN, 2006 p. 114), alors pourquoi l'appeler un État ? Dans la mesure où il était fondé sur une « démocratie de masse active », ce n'était pas un État, puisqu'il était fondé sur ce que les États ont évolué pour limiter – la participation de masse à la vie sociale (« L'État est nécessairement hiérarchique et autoritaire – ou il cesse d'être l'état"[xviii]). Il a raison de dire que ce pouvoir « d'en haut, agissant sur ceux d'en bas, a été contesté et les fondements mêmes de l'État conventionnel ont été ébranlés » ; cependant, il fait preuve d'une confusion marxiste typique lorsqu'il affirme que les nouvelles institutions sociales ont formé « un nouveau type d'État qui a fusionné le peuple et le pouvoir ». Cela est compréhensible compte tenu de la notion marxiste fausse et métaphysique selon laquelle l'État est simplement "un système de domination d'une classe sur une autre", plutôt qu'un ensemble d'institutions marquées par les rapports sociaux spécifiques requis pour maintenir la domination de classe minoritaire sur la société (GLUCKSTEIN , 2006 p.205).[xix] Comme le disait Kropotkine :

Développé au cours de l'histoire pour établir et maintenir le monopole de la propriété foncière au profit d'une classe - qui, de ce fait, est devenue la classe dominante par excellence -, quels moyens l'État pourrait-il fournir pour abolir ce monopole que le travailleur de classe peut pas trouver dans leur propre force et groupes? Puis perfectionné tout au long du XIXe siècle pour assurer le monopole de la propriété industrielle, commerciale et bancaire aux classes nouvellement riches à qui l'État fournissait des «armes» à bas prix, enlevant des terres aux communes villageoises et écrasant les agriculteurs avec des impôts - quels avantages l'État pourrait-il prévoir d'abolir ces mêmes privilèges? Son appareil gouvernemental, développé pour la création et le maintien de ces privilèges, pourrait-il maintenant être utilisé pour les abolir ? La nouvelle fonction n'exigerait-elle pas de nouveaux organes ? Et ces nouveaux organes ne devraient-ils pas être créés par les travailleurs eux-mêmes, dans leurs syndicats, leurs fédérations – complètement en dehors de l'État ?[xx]

Ainsi, selon les mots de Gluckstein (2006, p. 184), « la réalité n'était pas simple ». Malheureusement, cela s'applique plus à ses déformations de « l'interprétation anarchiste » qu'à l'analyse qu'il n'a pas été en mesure de présenter, encore moins de discuter. En termes simples, l'affirmation de la "croyance anarchiste selon laquelle en 1871 la Commune avait déjà aboli l'État" (GLUCKSTEIN, 2006, p. 206) ne peut être soutenue en examinant ce que les anarchistes ont réellement écrit sur la Commune et comment l'un de ses échecs a été précisément qu'elle n'avait pas aboli l'État à l'intérieur même de Paris – comme Gluckstein lui-même le fait remarquer en passant.

Peut-être que cette réticence évidente à aborder la véritable position anarchiste aide, en partie, à expliquer pourquoi Gluckstein reproduit une contradiction marxiste très courante à propos de l'anarchisme. Ainsi, le retrouve-t-on affirmant que « le disciple de Proudhon, Mikhaïl Bakounine, a fait de l'abolition de l'État son principe central » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 74), alors qu'il s'agit aussi d'un cas où l'État est « ignoré » « dans le style anarchiste » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 50). Inutile de dire que vous ne pouvez pas "contourner" l'État si votre objectif est son "abolition". En outre, il convient de souligner que le "principe central" de Bakounine n'était pas simplement l'abolition de l'État, mais, comme Wayne Thorpe l'a correctement résumé, "la destruction simultanée de l'État et du système capitaliste, accompagnée de l'organisation ascendante d'un système fédéraliste d'administration basé sur des associations économiques de travail ».[Xxi]

Ainsi, contrairement à ce que prétend la tradition marxiste, il n'est pas vrai que « l'originalité de la Commune résidait dans sa volonté de fonder un nouveau type d'État » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 63). Au lieu de cela, sa forme décentralisée et fédérale a montré comment remplacer l'État par une nouvelle forme d'organisation sociale qui, plutôt que d'être conçue pour exclure, est basée sur la participation de masse. L'une des limites de la Commune, comme l'ont souligné Bakounine et Kropotkine, était qu'elle combinait des aspects de ce nouvel organisme social avec des aspects de l'État et, par conséquent, rendait la révolution sociale difficile.

Centralisation et fédéralisme

Pour la plupart des marxistes, toute forme de coopération ou de coordination est une « centralisation » ou un « centralisme » et, en conséquence, la décentralisation implique l'isolement et l'atomisation des forces. Le système anarchiste du fédéralisme ne correspond tout simplement pas à cette dichotomie rigide. On le voit quand Lénine proclame la visée clairement fédéraliste de la Commune comme un exemple « de centralisme volontaire, de fusion volontaire de communes prolétariennes ». Il semble ne pas se rendre compte que « abolir l'autorité centrale » ne veut pas dire « détruire l'unité nationale », puisque le fédéralisme postule la nécessité de coordonner l'action commune.[xxii] Bref, les marxistes, comme tous « les adversaires du fédéralisme, tiennent bienveillant pour acquis que la centralisation a tous les avantages qu'ils refusent à la fédération ».[xxiii]

Gluckstein ne déçoit pas et confond décentralisation et isolement, centralisation et coordination. Il souligne la discussion au sein de la Commune sur la question de savoir si "il faut mettre l'accent sur la direction centralisée ou l'initiative locale, la liberté ou l'autorité" (GLUCKSTEIN, 2006, p. 159) et déclare que "même les principaux anarchistes, qui s'opposaient à la centralisation pour des raisons de principe », a reconnu la nécessité de coordonner la résistance au gouvernement central et à ses forces. Il oppose la méfiance de roturiers d'une direction centrale avec le « commandement unifié de Versailles » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 165) et rappelle que le débat autour du Comité de salut public était, au fond, « de savoir si, compte tenu des conditions de la guerre civile, le pouvoir, il pourrait être décentralisé immédiatement » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 52). Lui, bien sûr, se range du côté des blanquistes, dans la mesure où la guerre civile a montré que « les ouvriers ne pouvaient se passer d'une autorité concentrée qui leur serait propre. Lénine, se souvenant de Marx, a appelé cette autorité l'État ouvrier. (GLUCKSTEIN, 2006, p. 206).

Cependant, aucun anarchiste ne s'est opposé à l'idée de coordonner la lutte ; au lieu de cela, les anarchistes ont toujours préconisé le fédéralisme comme moyen de le faire. Dès lors, la commune « doit briser l'Etat et le remplacer par la Fédération ».[xxiv] Comme le soutient Proudhon, un corps fédéral « n'a qu'une partie très restreinte de l'administration publique, celle relative aux services fédéraux », « subordonnée et confiée à une Assemblée formée de délégués » qui « exercent sur les actes de l'Assemblée fédérale encore plus de zèle et de grave". Ainsi, les communes et les lieux de travail "se fédèrent pour la garantie solidaire de leur intégrité territoriale ou pour la protection de leurs libertés" et "au point de vue économique, peuvent se fédérer pour la protection mutuelle du commerce et de l'industrie... pour la construction et l'entretien des voies de communication". routes, canaux, voies ferrées, pour l'organisation du crédit et des assurances, etc. ”.[xxv]

En bref, les anarchistes préconisent la fédération précisément pour coordonner les activités communes et fournir des services qui sont mieux organisés ou ne peuvent être organisés que par de nombreux groupes travaillant ensemble. Nous rejetons la centralisation parce qu'elle ne fait pas cette coordination et, de plus, elle responsabilise et profite à quelques-uns au détriment du plus grand nombre, car "il n'y a pas de limites à l'État au-delà de celles qu'il impose volontairement".[xxvi]

Il y a eu des tentatives de centralisation du pouvoir dans la Commune, notamment par le Conseil Communal lui-même, qui a vu la "concentration [du] pouvoir dans de moins en moins de mains au cours de la Commune, centralisant l'autorité plutôt que de l'élargir"[xxvii], suivi du Comité de salut public d'inspiration Blanquist/Jacobin. Comme le note Gluckstein, il s'agissait d'une « proposition pour [un] leadership fort [qui] reflétait une frustration généralisée à l'égard des arrangements existants » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 158). Dans le débat pour former le Comité, « la majorité a souligné la nécessité d'une prise de décision centralisée au détriment de la démocratie de base », mais il a dû admettre qu'elle « n'a pas fait mieux que le Conseil communal » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 160). Si la centralisation doit être considérée comme une garantie automatique des moyens de succès d'une révolution, cet échec doit faire réfléchir, mais il n'en est rien, et la Commune montre ainsi que "la discipline sous commandement centralisé était absolument indispensable pour former le force combattante des ouvriers de Paris. Ce n'était pas un supplément facultatif » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 141).

Le préjugé marxiste selon lequel la centralisation est toujours plus efficiente et efficace ne laissera pas de simples preuves lui barrer la route. Gluckstein note comment le conflit sur qui devrait organiser la résistance a vu des forces roturiers « recevant des ordres de pas moins de sept sources différentes » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 144), tandis qu'« aucun des délégués de guerre n'a jamais été en mesure de placer l'artillerie de la Commune sous ses ordres, ni même de découvrir le contingent exact disponible ». (GLUCKSTEIN, 2006, p. 144). Cette « compétition pour le contrôle » entre le Comité central de la Garde nationale et le Conseil communal aboutit à une « impasse » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 145). Comme indiqué ci-dessus, il présente suffisamment de preuves pour montrer qu'il ne s'agissait pas d'un cas isolé, que des problèmes de bureaucratie existaient dans une seule ville. (GLUCKSTEIN, 2006, p. 47-51).

Il n'est donc pas surprenant que lorsque les affaires d'une nation entière ont été centralisées en 1917, la bureaucratie et l'inefficacité ont augmenté en conséquence. Comme Emma Goldman en a fait l'expérience, « l'administration nouvellement formée était tout aussi difficile à gérer que l'ancienne bureaucratie », dirigée par « des fonctionnaires bureaucratiques [qui] semblaient prendre un plaisir particulier à révoquer les ordres les uns des autres » et :

. Pour obtenir une livre de clous, il faudrait solliciter environ dix ou quinze sections ; pour sécuriser du linge de lit ou de la vaisselle courante, des journées étaient perdues.[xxviii]

Les mêmes problèmes que Gluckstein déplore dans la Commune se sont également posés au sein du régime bolchevique centralisé qu'il soutient, plus largement. En effet, « dans la pratique, l'hyper-centralisation s'est transformée en luttes intestines et luttes pour le contrôle entre bureaucraties concurrentes » et, de même :

[…] l'exemple non atypique d'une petite usine de lait condensé de moins de 15 ouvriers qui a fait l'objet d'une concurrence prolongée entre six organisations dont le Conseil supérieur de l'économie nationale, le Conseil des commissaires du peuple de la région du Nord, le Vologda People's commissaires et le commissariat alimentaire de Petrograd.[xxix]

La centralisation bolchevique a été inefficace pour d'autres raisons, car « il semble évident que de nombreux travailleurs… en sont venus à croire… que la confusion et l'anarchie [sic] au sommet étaient les principales causes de leurs difficultés, et avec une certaine justification. Le fait est que l'administration bolchevik était chaotique… Des dizaines de fonctionnaires bolcheviks et soviétiques concurrents et en conflit ont émis des ordres contradictoires, souvent amenés dans les usines par des tchékistes armés. Le Conseil économique suprême… a émis des dizaines d'ordonnances et adopté d'innombrables directives sans pratiquement aucune connaissance réelle de l'entreprise.[xxx] Le nouveau régime centralisé était "non seulement lourd sur le plan bureaucratique, mais [impliquait] d'énormes problèmes d'influence" et avec ses "multiples bureaux... et sa structure de commissariat littéralement submergés de 'délégations' urgentes et noyés sous la paperasserie".[xxxi]Sans surprise, le nombre de bureaucrates a explosé – ainsi que leur pouvoir et leurs privilèges.

Cela ne veut pas dire que la coordination est impossible, simplement qu'elle doit être organisée par les personnes concernées, par leurs propres organisations - par des moyens fédéraux, en d'autres termes. Cela signifierait, comme l'a soutenu Bakounine, une fédération de barricades et de milices, plutôt que d'attendre que les organes centraux essaient d'organiser la défense, par exemple. De même pour les autres aspects de la vie sociale – qu'ils soient sociaux, économiques ou politiques.

Tout comme la Commune démontre que le besoin de centralisation du pouvoir n'est pas aussi efficace que le supposent les léninistes, elle montre aussi que les organes représentatifs peuvent facilement obtenir plus de pouvoir aux dépens des organisations populaires. On le voit dans le Comité de salut public de la Commune, avec une minorité de membres du conseil (essentiellement des militants de l'Internationale) affirmant que « la Commune de Paris avait cédé son autorité à une dictature » et « se cachait derrière une dictature qui l'électorat ne nous a pas autorisés à accepter ou à reconnaître ».[xxxii] Cet exemple montre donc qu'il est difficile pour les masses de contrôler ceux qu'elles autonomisent, même dans les limites d'une ville. Gluckstein observe que la Commune pourrait être « vue comme l'organe de solidarité donnant le contrôle collectif à travers un État ouvrier » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 184). Or, le « contrôle collectif » est précisément ce que l'État a été conçu pour exclure : « S'attaquer au pouvoir central, le dépouiller de ses prérogatives, décentraliser, dissoudre l'autorité, ce serait reléguer le contrôle de ses affaires au peuple, diriger le risque d'une véritable révolution populaire. C'est pourquoi la bourgeoisie a cherché à renforcer davantage le gouvernement central ».[xxxiii]

Ironiquement, après avoir cité un commun sur la nécessité du fédéralisme, Gluckstein note que celui-ci « permettrait à la population de s'engager directement dans des structures de pouvoir accessibles » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 52) En effet, c'est pourquoi les classes minoritaires le rejettent, comme il l'admet lui-même, quand il observe que la victoire de la bourgeoisie française dans la Grande Révolution française signifiait que « l'implication populaire des masses et les structures démocratiques de la période précédente n'étaient plus essentielles » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 58).

Sans surprise, notre marxiste répète le mythe selon lequel les Girondins « désapprouvaient le pouvoir étatique centralisé » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 57) alors qu'en réalité, ils souhaitaient « établir un gouvernement fort et réduire le peuple à la soumission » et donc « en Au lieu de fédéraliser, tout ce que les Girondins ont fait a montré qu'ils étaient tout aussi centralisateurs et autoritaires que les [Jacobins], peut-être même plus ».[xxxiv] Cela a été compris par beaucoup roturiers et l'un d'entre eux est cité par Gluckstein – ne remarquant pas que cela faisait écho à Proudhon – à propos de la façon dont le but de la Commune était « de briser le système extérieur de centralisation et ainsi de détruire la seule arme que possèdent les classes privilégiées » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 52 ) . Malheureusement, il ne se demande pas pourquoi.

La question est la suivante : l'organisation sociale centralisée qu'est l'État peut-elle être utilisée par le plus grand nombre plutôt que par quelques-uns ? Pour les marxistes, la réponse est oui. Pour les anarchistes, la réponse est non, car la centralisation n'est pas une forme d'organisation neutre, et si les opprimés l'utilisent, ils donneront simplement le pouvoir à quelques nouveaux de les gouverner. La question, comme le dit Kropotkine, est « comment est-il possible que les socialistes de la seconde moitié du XIXe siècle aient adopté l'idéal de l'État jacobin alors que cet idéal était conçu du point de vue de la bourgeoisie, en opposition directe avec les tendances égalitaires et communistes du peuple » apparues pendant la Révolution ?[xxxv]

Gluckstein montre cette confusion lorsqu'il affirme que « la démocratie directe était à la base du mouvement communal et avait créé un embryon d'État ouvrier, sans lequel la défaite du capitalisme et la création d'une nouvelle société n'auraient pu être tentées » (GLUCKSTEIN, 2006 , pages 148-149). Cependant, son propre récit montre que la création de «l'État ouvrier embryonnaire» a sapé la démocratie directe nécessaire pour garantir que le capitalisme ne soit pas remplacé par le capitalisme d'État et qu'une société véritablement nouvelle soit créée plutôt que de remplacer les patrons. De même, ses sympathies vont aux blanquistes et à leur quête de plus de centralisation, bien qu'il enregistre lui-même leurs échecs.

Cela montre comment la Commune de Paris a fait ressortir les contradictions des attaques marxistes contre l'anarchisme. Ainsi, nous lisons Engels attaquant les anarchistes pour avoir tenu une certaine position, mais louant la révolution de 1871 alors qu'elle mettait en œuvre exactement les mêmes idées. Par exemple, dans sa diatribe imprécise, Les bakouninistes en action, Engels tenait à déformer les idées fédéralistes de l'anarchisme, rejetant « le soi-disant principe d'anarchie, la libre fédération de groupes indépendants », puisque Bakounine « dès septembre 1870 (dans ses Lettres à un Français)… avait déclaré que La seule façon de chasser les Prussiens hors de France par la lutte révolutionnaire était de supprimer toute forme de direction centralisée et de laisser chaque ville, chaque village, chaque hameau faire la guerre pour son propre compte. Pour Engels, le fédéralisme anarchiste « consistait précisément dans le fait que chaque ville agissait de son côté, déclarant que l'important n'était pas la coopération avec d'autres villes, mais leur séparation, ce qui excluait toute possibilité d'attaque combinée ». Cela signifiait « la fragmentation et l'isolement des forces révolutionnaires qui ont permis aux troupes gouvernementales d'écraser un soulèvement après l'autre ». Selon Engels, les anarchistes « ont proclamé [ceci] un principe de suprême sagesse révolutionnaire »[xxxvi].

Comparez cela avec l'éloge funèbre d'Engels sur la Commune de Paris qui, comme il l'a souligné avec effusion, a réfuté la notion blanquiste d'une révolution déclenchée par une avant-garde qui créerait "la centralisation la plus rigide et dictatoriale de tout le pouvoir entre les mains du nouveau gouvernement révolutionnaire" . Au lieu de cela, la Commune « a fait appel [aux provinces] pour former une fédération libre de toutes les communes françaises… une organisation nationale qui, pour la première fois, a été réellement créée par la nation elle-même. C'était précisément le pouvoir oppressif de l'ancien gouvernement centralisé... qui s'est dissipé partout, comme il était tombé à Paris ».[xxxvii]

En clair, la « libre fédération » des communes est mauvaise quand les anarchistes la défendent, mais excellente quand les ouvriers en révolte le font. Quoi qu'il en soit, Engels ne pouvait pas expliquer ni même essayer de comparer cet éloge de la "fédération libre" à ses commentaires selon lesquels seuls ceux qui "n'ont aucune idée de ce qu'est la révolution ou ne sont révolutionnaires qu'en paroles" parlent d'"autorité et de centralisation". deux choses qui méritent d'être condamnées, quelles que soient les circonstances » ?[xxxviii]

Il y a une part de vérité dans tout cela, dans la mesure où Bakounine a rejeté le « leadership centralisé » comme n'étant pas adapté à la tâche, mais c'est une falsification de prétendre qu'il a nié la nécessité d'une coordination ascendante des luttes et des organisations fédérales. Comme il l'a dit, la révolution doit "encourager l'auto-organisation des masses en corps autonomes, fédérés de bas en haut". Plutôt que de nier la nécessité d'une coordination, Bakounine l'a souligné : "Les paysans, comme les ouvriers industriels, doivent s'unir, fédérer des bataillons de combat, district par district, assurant une défense commune coordonnée contre les ennemis internes et externes."[xxxix] À ce stade, il a répété ses arguments antérieurs sur la révolution sociale - arguments dont Engels était bien conscient et déformant donc délibérément les idées de Bakounine par une attaque contre le fédéralisme alors qu'en Espagne, le fédéralisme n'était pas mis en œuvre.

De même, Engels oublia rapidement l'éloge de Marx sur la Commune mettant en œuvre des mandats contraignants, attaquant l'utilisation et le soutien anarchistes de ceux-ci, l'année suivante. Pour lui, cela faisait partie des plans infâmes de Bakounine pour contrôler l'Internationale : « pour une société secrète... il n'y a rien de plus commode que le mandat impératif », puisque tous ses membres votent d'une manière, tandis que les autres vont « se contredire " (il n'a pas expliqué comment les membres de la "société secrète" pouvaient tous voter dans un sens à moins... d'être délégués pour le faire par les groupes qui les ont élus). Sans ces mandats contraignants, "le bon sens des délégués indépendants les réunira rapidement dans un parti commun contre le parti de la société secrète". De toute évidence, l'idée que les délégués d'un groupe doivent refléter les souhaits de ce groupe a été perdue pour Engels, car telle était l'utilité de ce système, puisque "si tous les électeurs donnaient à leurs délégués des mandats impératifs sur tous les points de l'ordre du jour, les réunions de délégués et les débats serait superflu ».[xl] Compte tenu de cela, il semble ironique de lire Gluckstein se lamenter sur le fait que les politiciens de l'État capitaliste "ne peuvent être mandatés ou déposés et donc, une fois élus, sont libres d'agir comme ils le souhaitent jusqu'au prochain vote" (GLUCKSTEIN, 2006, p. 22) . C'est pourquoi les anarchistes ont soutenu le mandat contraignant depuis 1848, pour s'assurer - pour en citer un commun – que tout élu reste serviteur plutôt que seigneur des électeurs : « Nous sommes ici en tant que représentants du peuple et nous devons obéir à sa volonté ». (GLUCKSTEIN, 2006, p. 46)

En fin de compte, c'est le principal défaut idéologique du marxisme. Bien qu'il se réclame de la participation de masse, de la démocratie directe, etc. (« socialisme par en bas »), il prône une forme d'organisation sociale, la centralisation, qui vise à l'exclure.[xli] et assurer la défaite de la révolution de l'intérieur, sinon vaincue de l'extérieur.

D'en bas ou d'en haut ?

Cela montre les limites du marxisme et ses confusions sur l'État. Pour Gluckstein, la Commune, « un changement inextricablement lié d'en bas et de l'État » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 50) et « la démocratie directe parisienne a fait des masses une partie de l'État et de l'État une partie des masses » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 204). Il suggère que Marx a synthétisé le proudhonisme et le blanquisme (GLUCKSTEIN, 2006, p. 83), que sa contribution a été de « synthétiser leurs idées » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 206).

Pourtant, pendant la révolution russe de 1905, Lénine se moqua des mencheviks pour ne vouloir que "la pression d'en bas", qui était "la pression des citoyens sur le gouvernement révolutionnaire". Au lieu de cela, il a préconisé "la pression ... d'en haut et d'en bas", où la "pression d'en haut" était "la pression du gouvernement révolutionnaire sur les citoyens". Lénine a invoqué l'autorité d'Engels, notant que contre les anarchistes, en tant que "véritable jacobin de la social-démocratie", il "reconnaît l'importance de l'action d'en haut" et voit la nécessité de "l'utilisation du pouvoir gouvernemental révolutionnaire". Lénine résumait sa position (qu'il considérait comme conforme au marxisme orthodoxe) : "La limitation, en principe, de l'action révolutionnaire à la pression d'en bas et le refus de la pression également d'en haut est de l'anarchisme."[xlii]

Considérant que Lénine a rejeté l'idée de "seulement d'en bas" comme principe anarchiste (ce qui est en effet le cas), nous devons garder à l'esprit que les appels léninistes à la "démocratie d'en bas" sont toujours placés dans le contexte d'un gouvernement léniniste , car Lénine a toujours souligné que les bolcheviks « assumeraient le plein pouvoir d'État », qu'ils « peuvent et doivent prendre le pouvoir d'État entre leurs propres mains ».[xliii] La « démocratie d'en bas » léniniste signifie toujours un gouvernement représentatif, non un pouvoir populaire ou un gouvernement autonome, mais un gouvernement « révolutionnaire » exerçant un pouvoir « d'en haut » sur toutes les classes qu'il prétendait représenter. Comme le résumait Lénine pour sa police politique, la Tcheka, en 1920 : « Sans coercition révolutionnaire dirigée contre les ennemis déclarés des ouvriers et des paysans, il est impossible de briser la résistance de ces exploiteurs. D'autre part, la coercition révolutionnaire doit nécessairement être employée sur les éléments vacillants et instables parmi les masses elles-mêmes.[xliv] Ou comme Trotsky l'a dit presque 20 ans plus tard :

Les mêmes masses sont, à des moments différents, inspirées par des modes et des buts différents. C'est pour cette seule raison qu'une organisation centralisée de l'avant-garde est indispensable. Seul un parti, avec l'autorité qu'il a acquise, est capable de surmonter les hésitations des masses elles-mêmes... si la dictature du prolétariat signifie quelque chose, alors cela signifie que l'avant-garde du prolétariat est armée des ressources de l'État conjurer les dangers, y compris ceux qui émanent des couches les plus arriérées du prolétariat lui-même.[xlv]

Si Gluckstein pense que la Commune montre que le soi-disant État ouvrier "n'était pas là pour les opprimer ou les exploiter" (GLUCKSTEIN, 2006, p. 25), alors le bolchevisme - à la fois en théorie et en pratique - prouve que ce n'est pas l'affaire. Le parti d'avant-garde s'arme du pouvoir de l'État d'exercer une « pression » ou de forcer quiconque est jugé « vacillant et instable » ou, pour reprendre le mot de Trotsky, « arriéré », qui est, par définition, quiconque n'est pas d'accord avec le parti d'avant-garde.

Comparez la position de Lénine et de Trotsky avec celle exprimée dans la Commune selon laquelle la Garde nationale « donne à la ville une milice nationale qui défend les citoyens contre le pouvoir, au lieu d'une armée qui défend l'État contre les citoyens » (GLUCKSTEIN, 2006, p. 51). Bakounine, cependant, n'aurait pas été surpris, car, sur la base de l'analyse anarchiste de l'État comme « gouvernement minoritaire, du haut vers le bas, par un grand nombre d'hommes », il a correctement prédit que même le soi-disant État ouvrier "ne peut pas être en sécurité dans son auto-préservation sans une force armée pour se défendre contre ses propres ennemis intérieurs, contre le mécontentement de son peuple."[xlvi]

C'est précisément pourquoi les anarchistes rejettent le socialisme « d'en haut » au profit d'un socialisme créé « d'en bas ». Dans l'État, ce sont toujours les dirigeants au sommet qui détiennent le pouvoir, pas les masses. Aucun anarchiste révolutionnaire ne nie la nécessité de l'autodiscipline et la nécessité de coordonner la lutte et la défense révolutionnaires : il est considéré comme un truisme qu'il était nécessaire de fédérer les forces révolutionnaires pour vaincre la réaction. Ce que nous reconnaissons également, c'est que donner le pouvoir à certains dirigeants est une erreur fatale, qu'ils mettront en œuvre ce qu'ils considèrent comme le «socialisme» et remplaceront les actions créatives d'en bas si nécessaires au succès d'une révolution et à la construction du socialisme. Par exemple:

A trois reprises, dans les premiers mois du pouvoir soviétique, les dirigeants des comités [d'usine] ont cherché à apporter leur modèle [de socialisme fondé sur l'autogestion ouvrière de l'économie]. À chaque tentative, la direction du parti les a rejetées. L'alternative bolchevique était d'investir à la fois les pouvoirs de gestion et de contrôle dans des organes d'État subordonnés et formés par les autorités centrales.[xlvii]

Cela était conforme aux notions bolcheviques d'avant octobre sur la construction du «socialisme» car, ne l'oublions pas, «le service postal [est] un exemple du système économique socialiste» et «l'impérialisme transforme progressivement tous les trusts en organisations du même type… Une fois que nous aurons renversé les capitalistes… nous aurons un mécanisme magnifiquement équipé ». Dès lors, « l'objectif immédiat » était « d'organiser toute l'économie sous le format de la poste » et « sur la base de ce que le capitalisme a déjà créé ». Ainsi, tout le monde est « transformé en contractuels de l'Etat ».[xlviii] Cela garantissait simplement que la révolution se développerait dans le style capitaliste d'État - à la fois dans le sens que Lénine voulait et dans le sens que les anarchistes prévenaient qu'il serait le résultat inévitable du socialisme d'État. Le régime bolchevique montre que « d'en bas » et « d'en haut » ne peuvent pas être combinés. Ce dernier affaiblira toujours le premier simplement parce que c'est ce pour quoi il a été conçu.

*Iain McKay est écrivain et anarchiste. Auteur, entre autres livres, de L'anarchisme, le communisme anarchiste et l'État : trois essais (Presse PM).

Traduction: Ivan Thomaz Leite de Oliveira e Claudio Ricardo Martins dos Reis.

Initialement publié dans le magazine Revue anarcho-syndicaliste.

Pour lire la première partie de cet article cliquez sur https://dpp.cce.myftpupload.com/anarquismo-marxismo-e-as-licoes-da-comuna-de-paris/

notes


[I]           MARX ; ENGELS, 1971, p. 75, 72-73, 71, 72.

[Ii]         PROUDHON, 2011, p. 378-379 (voir aussi p. 273 et 279).

[Iii]        BAKOUNINE, Mikhaïl. Programme et objet de l'organisation révolutionnaire secrète des frères internationaux (1868). Dans : Ni dieux, ni maîtres : une anthologie de l'anarchisme. Daniel Guérin (dir.). Édimbourg/Oakland : AK Press, 2005, p. 182.

[Iv]         PROUDHON, 2011, p. 407, 443-444.

[V]          BAKOUNINE, 2005, p. 164.

[Vi]         KENAFICK, KJ Michael Bakounine et Karl Marx. Melbourne : 1948, p. 212-213.

[Vii]       MARX ; ENGELS, 1971, p. 72.

[Viii]      AVRICH, Paul. Portraits anarchistes. Presse de l'Université de Princeton, 1988 ; VINCENT, 1984, p. 232 ; « En réalité, admet le marxiste Paul Thomas, la Commune doit très peu au marxisme et beaucoup plus, ironie du sort, aux proudhoniens, qui se sont avérés être des épines dans le pied des marxistes pendant les quatre premières années d'existence de l'Internationale. Cf. THOMAS, Paul. Karl Marx et les anarchistes. Londres : Routledge & Kegan Paul plc, 1985, p.194.

[Ix]         BAKOUNINE, Michel. Bakounine sur l'anarchisme. Sam Dolgoff (éd.). Montréal : Black Rose Books, 1980, p. 263, 267.

[X]          KROPOTKINE, 2014, p. 453.

[xi]         KROPOTKINE, Pierre. Paroles d'un rebelle. Montréal : Black Rose Books, 1992, p. 74, 97, 93, 97.

[xii]       LEFRANCAIS, Gustave. Erude sur le mouvement communaliste à Paris en 1871. Neuchâtel : Guillaume Fils, 1871, p. 171-172.

[xiii]      KROPOTKINE, 1992, 99.

[Xiv]       BAKOUNINE, 1980, p. 196.

[xv]        JOHNSON, 1996, p. 162-163. Comparez le commentaire de Bookchin selon lequel le conseil communal a été « largement ignoré… une fois qu'il a été installé. L'insurrection, la gestion proprement dite des affaires de la ville et enfin la lutte contre Versailles, sont menées principalement par les clubs populaires, les comités de surveillance de quartier et les bataillons de la garde nationale. Si la Commune de Paris (le conseil municipal) avait survécu, il est extrêmement douteux qu'elle aurait pu éviter un conflit avec ces formations de rue et de milices vaguement établies ». BOOKCHIN, Murray. Anarchisme post-rareté. AK Press, 2004, p. 90.

[Xvi]       KROPOTKINE, 2014, p. 578.

[xvii]     JOHNSON, 1996, p. 197-200.

[xviii]    KROPOTKINE, Pierre. Science moderne et anarchie. Édimbourg : AKPress, 2018, 227.

[xix]       La différence entre l'analyse anarchiste de l'évolution de l'État et l'analyse métaphysique du marxisme est discutée dans cette section H 3.7 de An Anarchist FAQ.

[xx]        KROPOTKINE, 2018, p. 164.

[Xxi]       THORPE, Wayne. Les ouvriers eux-mêmes : syndicalisme révolutionnaire et travail international, 1913-1923. Dordrecht: Kluwer Academic Publishers, 1989, p. 6.

[xxii]     LÉNINE, Vladimir. Œuvres complètes 25 : p. 435.

[xxiii]    PROUDHON, 2011, p. 755.

[xxiv]     KROPOTKINE, 1992, p. 83.

[xxv]      PROUDHON, 2011, p. 707, 711.

[xxvi]     PROUDHON, 2011, p. 769.

[xxvii]   JOHNSON, 1996, p. 185-6.

[xxviii]  GOLDMAN, 1970, p. 45, 46, 40. Voir également la section H. 6.2. de An Anarchist FAQ pour une discussion plus approfondie.

[xxix]     FARBER, Samuel. Avant le stalinisme : la montée et la chute de la démocratie soviétique. Oxford : Polity Press, 1990, p. 73.

[xxx]      ROSENBERG, William G. Travail russe et pouvoir bolchevique. La révolution ouvrière en Russie : la vue d'en bas. D. Kaiser (éd.). Cambridge : Cambridge University Press, 1987, p. 116.

[xxxi]     ROSENBERG, William G. Le contexte social de Tsektran: parti, État et société dans la guerre civile russe. Diane P. Koenker, William G. Rosenberg et Ronald Grigor Suny (éd.). Indiana : Indiana University Press, 1989, p. 357.

[xxxii]   SCHULKIND (dir.), 1972, p. 187.

[xxxiii]  KROPOTKINE, 1992, p. 143.

[xxxiv]   KROPOTKINE, Pierre. La Grande Révolution française. Montréal/New York : Black Rose Books, 1989, p. 349, 366.

[xxxv]    KROPOTKINE, 2018, p. 366.

[xxxvi]   MARX, Karl; ENGELS, Friedrich. Marx-Engels Œuvres complètes 23 : p. 592.

[xxxvii] MARX, Karl; ENGELS, Friedrich. Marx-Engels Écrits choisis, p. 256-257.

[xxxviii] MARX, Karl ; ENGELS, Friedrich, 1971, p. 292.

[xxxix]   BAKOUNINE, 1980, p. 206, 190.

[xl]         MARX, Karl; ENGELS, Friedrich. Marx-Engels Œuvres complètes 22 : p. 281, 277. Il convient de noter que Trotsky partageait avec Engels une aversion pour les mandats contraignants qui obligeaient les « représentants » à représenter réellement les opinions de leurs électeurs au sein du parti, plutôt que leurs propres opinions. TROTSKI, Léon. À la défense du marxisme. New York : Pathfinder, 1995, p. 80-81.

[xli]       L'État en est l'exemple le plus évident, mais il s'applique également au sein des partis léninistes, où le pouvoir est explicitement confié à quelques dirigeants au sommet de la hiérarchie du parti.

[xlii]      LÉNINE, Vladimir. Œuvres complètes 8 : p. 474-475, 478, 480, 481. Cela semble avoir été une position bolchevique courante à l'époque, Staline soulignant la même année que "l'action uniquement d'en bas" était "un principe anarchiste, qui, en fait, contredit fondamentalement tactiques socialistes". - démocrates". STALINE, Joseph. Œuvres complètes 1 : p. 149.

[xliii]     LÉNINE, Vladimir. Œuvres complètes 26 : p. 90, 19.

[xliv]     LÉNINE, Oeuvres complètes 42 : p. 170.

[xlv]       TROTSKI, Léon. Les moralistes et les flagorneurs : leur morale et la nôtre. New York : Pathfinder, 1973, p. 59. Comparez cela avec votre déclaration de 1906 selon laquelle "la dictature du prolétariat ne signifie en aucune manière la dictature de l'organisation révolutionnaire sur le prolétariat". TROTSKI, Léon. Trente-cinq ans après : 1871-1906. Dans : Léon Trotsky sur la Commune de Paris. New York : Pathfinder Press, 1970, p. 24.

[xlvi]     BAKOUNINE, Michael, 1973, p. 265.

[xlvii]    REMINGTON, Thomas F. Construire le socialisme en Russie bolchevique : idéologie et organisation industrielle 1917-1921. Londres : University of Pittsburgh Press, 1984, p. 38.

[xlviii]   LÉNINE, Vladimir. Œuvres complètes 25 : p. 431, 478.

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