Par JEAN-PAUL SARTRE*
Texte d'ouverture du premier numéro du magazine, octobre 1945
Tous les écrivains d'origine bourgeoise ont connu la tentation de l'irresponsabilité : c'est une tradition dans la carrière littéraire depuis un siècle. L'auteur établit rarement un lien entre ses œuvres et une rémunération monétaire. D'un côté, il écrit, chante, soupire ; de l'autre, ils vous donnent de l'argent. Voici deux faits apparemment sans rapport; le mieux qu'on puisse dire, c'est qu'on lui donne une pension à soupirer. Il pense qu'il ressemble plus à un étudiant qui reçoit une bourse qu'à un travailleur qui reçoit le prix de son travail.
Les théoriciens de l'Art pour l'Art et du Réalisme viennent l'ancrer dans cette opinion. Remarquez-vous qu'ils ont le même objectif et la même origine ? L'auteur qui suit les enseignements des premiers est avant tout soucieux de faire des œuvres qui ne servent à rien : si elles sont libres, déracinées, elles seront plus près d'être considérées comme belles par eux. Il se place ainsi en marge de la société ; ou plutôt il ne consent à y appartenir qu'en tant que simple consommateur : justement, en tant que boursier. Le Réaliste, au contraire, consomme à volonté. Quant à produire, c'est une autre affaire : on lui a dit que la science n'avait pas besoin d'être utile et il vise l'impartialité stérile du scientifique. On a dit à plusieurs reprises qu'il « s'était penché » sur les moyens qu'il voulait décrire. Il s'est penché ! Où était-il? Dans l'air?
La vérité est que, ne connaissant pas sa position sociale, trop sage pour s'élever contre la bourgeoisie qui le paie, trop lucide pour l'accepter sans réserve, il a choisi de juger son siècle et était convaincu qu'il était en dehors de lui, tout comme comment l'expérimentateur est en dehors du système expérimental. Ainsi, le désintérêt de la science pure rejoint la gratuité de l'Art pour l'Art. Ce n'est pas un hasard si Flaubert est à la fois un pur styliste, un pur amoureux de la forme et le père du naturalisme ; ce n'est pas un hasard si les Goncourt se targuent à la fois de savoir observer et d'avoir une écriture d'artiste.
Cet héritage d'irresponsabilité a troublé de nombreux esprits. Ils souffrent d'une mauvaise conscience littéraire et ne savent pas si l'écriture est admirable ou grotesque. Une fois que le poète se considérait comme un prophète, il était honorable ; puis il est devenu un paria et bon sang, il est toujours passé. Mais aujourd'hui, il se retrouve parmi les spécialistes et ce n'est pas sans un certain malaise qu'il mentionne le métier « d'hommes de lettres » après son nom dans les registres hôteliers. Homme de lettres; cette séquence de mots, en elle-même, a quelque chose qui enlève l'envie d'écrire, on pense à une Ariel, une Vestale, une enfant terrible et aussi chez un maniaque inoffensif apparenté aux culturistes ou aux numismates. Tout cela est assez ridicule.
L'homme de lettres écrit en combattant ; un jour il est fier, il se sent prêtre et gardien des valeurs idéales ; dans l'autre il a honte, il trouve que la littérature ressemble à une affectation particulière. Avec les bourgeois qui le lisent, il est conscient de sa dignité ; mais devant les ouvriers, qui ne le lisent pas, il souffre d'un complexe d'infériorité, comme on le voit en 1936 à la Maison de la Culture. C'est certainement ce complexe qui est à l'origine de ce que Paulhan appelle le « terrorisme », c'est ce qui a conduit les surréalistes à mépriser la littérature dont ils vivaient.
Après l'autre guerre, ce fut un moment de lyrisme particulier, les meilleurs écrivains, les plus purs, avouèrent publiquement ce qui les humiliait le plus et se contentèrent de s'attirer la réprobation bourgeoise ; avait produit un écrit qui, par ses conséquences, ressemblait quelque peu à un acte. Ces tentatives isolées n'ont pu empêcher les mots de se déprécier de jour en jour. Il y a eu une crise de rhétorique, puis une crise de langage. A la veille de cette guerre, la plupart des lettrés se résignaient à n'être que des rossignols. Il y avait même des auteurs qui poussaient à l'extrême leur dégoût de produire : faisant monter la mise de leurs prédécesseurs, ils jugeaient qu'ils n'avaient fait que peu de chose en publiant un livre simplement inutile, ils soutenaient que l'objectif secret de toute littérature était la destruction du langage et que, pour le frapper, il suffisait de parler pour ne rien dire.
Ce silence inépuisable était à la mode depuis quelque temps et le Hachette Messageries distribué dans les bibliothèques des gares les pilules de ce silence sous forme de romans volumineux. Aujourd'hui, les choses en sont arrivées au point où des écrivains, grondés ou punis pour avoir loué leurs plumes aux Allemands, se voient manifester une douloureuse surprise : "Quoi ?", disent-ils, "alors on s'engage avec ce qu'on écrit ?".
On ne veut pas avoir honte d'écrire et on n'a pas envie de parler pour ne rien dire. Et d'ailleurs, si on le voulait, on ne pourrait pas : personne ne le peut. Tout ce qui est écrit a un sens, même si ce sens est bien différent de celui dont rêvait l'auteur. Pour nous, en effet, l'écrivain n'est ni Vestale ni Ariel : il est, en tout cas, impliqué, marqué, engagé jusqu'au dernier jour de sa retraite. Si, à une certaine époque, il se sert de son art pour forger des bibelots insipides, c'est en soi le signe qu'il y a une crise de la littérature et, sans doute, de la société, ou que les classes dominantes l'ont guidé, sans son le soupçonnant, pour une activité de luxe, craignant qu'il ne vienne grossir les troupes révolutionnaires.
Flaubert, qui maudissait tant la bourgeoisie et qui se croyait en dehors de la machine sociale, serait-il pour nous autre chose qu'un usurier de son talent ? Et son art minutieux ne suppose-t-il pas le confort de Croisset, la sollicitude d'une mère et d'une nièce, un régime d'ordre, un commerce prospère, un revenu régulier ? Il ne faut que quelques années pour qu'un livre devienne un fait social qui me scrute en tant qu'institution ou commence à apparaître dans les statistiques ; un certain détachement lui est nécessaire pour se fondre dans le mobilier d'une époque, avec ses vêtements, ses chapeaux, ses moyens de transport et sa nourriture. L'historien dira de nous : « Ils ont mangé ceci, lu cela, habillés comme cela. Les premiers chemins de fer, le choléra, la révolte des Canuts, les romans de Balzac, les progrès de l'industrie, contribuent aussi à caractériser la Monarchie de Juillet.
Tout cela a été dit et répété depuis Hegel : nous voulons en tirer des conclusions pratiques. Puisque l'écrivain n'a aucun moyen d'évasion, nous voulons qu'il embrasse pleinement son époque ; elle est sa seule chance : elle est faite pour lui et il est fait pour elle. On regrette l'indifférence de Balzac face aux événements de 48, l'incompréhension apeurée de Flaubert face à la Commune ; nous les pleurons : ce sont des choses qu'ils ont perdues à jamais. Nous ne voulons pas perdre notre temps : peut-être y a-t-il de plus beaux moments, mais c'est le nôtre ; nous n'avons que cette vie à vivre, au milieu de cette guerre, peut-être de cette révolution. Mais il ne faut pas en conclure que nous prêchons une sorte de populisme : c'est tout le contraire. Le populisme est le rejeton des vieux, le triste rejeton des derniers réalistes ; c'est une autre tentative pour faire sortir le corps. Nous sommes au contraire convaincus qu'on ne peut pas enlever le corps. Si nous étions immobiles et muets comme des pierres, notre passivité même serait une action. L'abstention de quelqu'un qui consacre sa vie à faire des romans sur les Hittites est, en soi, une prise de position.
L'écrivain est dans une situation de son temps ; chaque mot a une résonance. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui a suivi la Commune parce qu'ils n'ont pas écrit une seule ligne pour l'arrêter. Ce n'était pas leur problème, diront-ils. Mais le procès Calas était-il le problème de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus était-elle le problème de Zola ? L'administration du Congo était-elle le problème de Gide ? Chacun de ces auteurs, dans une circonstance particulière de sa vie, a eu la mesure de sa responsabilité d'écrivain. L'occupation allemande nous a appris la nôtre. Puisque nous agissons sur notre temps et pour notre existence même, nous avons décidé que cette action serait volontaire. Encore faut-il le préciser : il n'est pas rare qu'un écrivain se préoccupe, pour sa modeste part, d'assurer son avenir. Mais il y a un avenir flou et conceptuel qui concerne toute l'humanité et sur lequel nous n'avons aucune lumière : l'histoire aura-t-elle une fin ? Le soleil va-t-il se coucher ? Quelle sera la condition de l'homme dans le régime socialiste de l'an 3000 ?
Laissons ces rêveries aux auteurs de science-fiction : c'est l'avenir de Nossa époque qui doit être l'objet de notre attention : un avenir limité et à peine discernable, car une époque, comme un homme, est avant tout un avenir. Elle est faite de ses travaux, de ses entreprises, de ses projets à moyen ou long terme, de ses révoltes, de ses combats, de ses espoirs : quand la guerre finira-t-elle ? Comment le pays va-t-il se rééquiper ? Comment les relations internationales seront-elles organisées ? Quelles seront les réformes sociales ? Les forces de la réaction triompheront-elles ? Y aura-t-il une révolution et à quoi ressemblera-t-elle ?
Cet avenir, on le fait nôtre, on ne veut pas en avoir un autre. Sans doute, certains auteurs ont des préoccupations moins actuelles et une vision plus courte. Ils passent au milieu de nous comme s'ils étaient absents. Où sont-elles? Avec leurs filleuls, ils se retournent pour juger de cet âge éteint qui fut le nôtre et dont ils sont les seuls survivants. Mais ils se trompent : la gloire posthume repose toujours sur un malentendu. Que savent-ils de ces filleuls qui viendront les pêcher parmi nous ! L'immortalité est un terrible alibi : ce n'est pas facile de vivre avec un pied dans la tombe et l'autre dehors. Comment faire face aux tâches en cours quand elles sont vues de si loin ! Comment tomber amoureux du combat, comment savourer une victoire ! Tout est équivalent. Ils nous regardent sans nous voir : à leurs yeux nous sommes déjà morts et ils se tournent vers le roman qu'ils écrivent pour des hommes qu'ils ne verront jamais. Ils ont laissé leur vie être volée par l'immortalité. Nous écrivons à nos contemporains, nous ne voulons pas regarder notre monde avec des yeux d'avenir, ce serait le moyen le plus sûr de le tuer, mais avec nos yeux de chair, avec nos yeux que la terre dévorera. Nous ne voulons pas gagner notre procès en appel et nous n'avons rien à voir avec la réhabilitation posthume : c'est ici et dans nos vies que les procès se gagnent ou se perdent.
Nous ne rêvons pourtant pas d'établir un relativisme littéraire. Nous avons peu de goût pour l'histoire pure. Au fait, y a-t-il une histoire pure au-delà des manuels Seignobos ? Chaque époque découvre un aspect de la condition humaine, chaque époque l'homme se choisit face aux autres, à l'amour, à la mort, au monde ; et quand les partis s'affrontent sur le désarmement des FFI ou l'aide à apporter aux républicains espagnols, c'est ce choix métaphysique, ce projet singulier et absolu qui est en jeu. Ainsi, en profitant de la singularité de notre temps, nous atteignons enfin l'éternel, et c'est notre tâche d'écrivain de donner un aperçu des valeurs d'éternité qui sont impliquées dans ces débats sociaux ou politiques. Mais on ne prend pas la peine de les chercher dans un ciel intelligible : elles ne s'intéressent qu'à leur enveloppe présente.
Loin d'être relativistes, nous affirmons haut et fort que l'homme est un absolu. Mais il est en son temps, au milieu de lui, dans son pays. Ce qui est absolu, ce que mille ans d'histoire ne peuvent détruire, c'est cette décision irremplaçable, incomparable qu'il prend en ce moment face à ces circonstances ; l'absolu c'est Descartes, l'homme qui nous échappe parce qu'il est mort, qui a vécu en son temps, qui y a pensé au jour le jour avec les moyens dont il disposait, qui a formé sa doctrine à partir d'un certain état de la science, qui a connu Gassendi, Caterus et Mersenne, qui dans son enfance a aimé une fille suspecte, qui a fait la guerre, qui a mis enceinte une bonne, qui a attaqué non seulement le principe d'autorité en général, mais précisément l'autorité d'Aristote, et qui s'est tenu à son époque, désarmé mais non expiré , comme un point de repère ; ce qui est relatif, c'est le cartésianisme, cette philosophie portative qui erre de siècle en siècle et où chacun trouve ce qu'il veut. Ce n'est pas en courant après l'immortalité que nous deviendrons immortels : nous ne serons pas absolus parce que nous aurons reflété dans nos œuvres des principes désincarnés, suffisamment vides et nuls pour passer d'un siècle à l'autre, mais parce que nous combattons avec passion à notre époque , parce que nous l'aurons aimé passionnément et que nous aurons accepté de périr tout entier avec elle.
En résumé, notre intention est de favoriser la production de certains changements dans la société qui nous entoure. Nous n'entendons pas par là un changement d'âmes : nous laissons la direction des âmes aux auteurs qui ont une clientèle spécialisée. Pour ceux d'entre nous qui, sans être matérialistes, n'avons jamais distingué l'âme du corps et qui ne connaissent qu'une réalité indécomposable : la réalité humaine, nous nous rangeons du côté de ceux qui veulent changer à la fois la condition sociale de l'homme et la conception qu'il a de lui-même. .même. Notre magazine prendra également position, au cas par cas, sur les événements politiques et sociaux à venir. Elle ne le fera pas politiquement, c'est-à-dire qu'elle ne servira aucun parti ; mais il s'efforcera de comprendre la conception de l'homme dont s'inspireront les présentes thèses et donnera son avis selon sa propre conception. Si nous pouvons tenir ce que nous promettons, si nous pouvons partager nos vues avec quelques lecteurs, nous ne concevrons pas un orgueil exagéré ; nous nous féliciterons simplement d'avoir retrouvé une bonne conscience professionnelle et que, du moins pour nous, la littérature soit redevenue ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être : une fonction sociale.
Et quelle est (diront-ils) cette conception de l'homme qu'ils entendent nous découvrir ? Nous répondrons qu'il est dans la rue et que nous n'avons pas l'intention de le découvrir, mais simplement de contribuer à le rendre plus précis. Cette conception, je l'appellerai, totalitaire. Mais comme le mot peut sembler malheureux, puisque ces dernières années il n'a pas servi à désigner la personne humaine, mais un type d'État oppressif et anti-démocratique, il convient de donner quelques explications.
La classe bourgeoise, me semble-t-il, se définit intellectuellement par son usage de l'esprit d'analyse, dont le postulat initial est que les composantes doivent nécessairement se réduire à un agencement d'éléments simples. Entre ses mains, ce postulat constituait une arme offensive qui lui servit à démanteler les places fortes de l'Ancien Régime. Tout était analysé : l'air et l'eau étaient réduits à leurs éléments dans un même mouvement, l'esprit à la somme des impressions qui le composent, la société à la somme des individus qui la composent. Les ensembles se sont estompés : ce n'étaient que des sommes abstraites aléatoires de combinaisons. La réalité s'est réfugiée dans les derniers termes de la décomposition. Celles-ci, en effet – c'est le second postulat de l'analyse – gardent inchangées leurs propriétés essentielles, qu'elles appartiennent à un composé ou qu'elles existent à l'état libre. Il y avait une nature immuable de l'oxygène, de l'hydrogène, de l'azote, les impressions élémentaires qui composent notre esprit, il y avait une nature immuable de l'homme.
L'homme était l'homme comme le cercle était le cercle : une fois pour toutes ; l'individu, qu'il ait été transporté sur le trône ou plongé dans la misère, est resté profondément le même que lui-même, puisqu'il a été conçu sur le modèle de l'atome d'oxygène, qui peut se combiner avec l'hydrogène pour faire de l'eau, avec l'azote pour faire de l'eau. l'air, sans que sa structure interne soit modifiée. Ces principes ont présidé à la Déclaration des droits de l'homme. Dans la société qui conçoit l'esprit analytique, l'individu, particule solide et indécomposable, véhicule de la nature humaine, réside comme un pois dans une boîte de pois ; ronde, fermée sur elle-même, incommunicable. Tous les hommes sont égaux : il faut comprendre que tous participent à l'essence de l'homme.
Tous les hommes sont frères : la fraternité est un lien passif entre différentes molécules, qui tient lieu d'une solidarité d'action ou de classe que l'esprit analytique ne peut même pas concevoir. C'est une relation purement extérieure et purement sentimentale qui masque la simple juxtaposition d'individus dans la société analytique. Tous les hommes sont libres : libres d'être des hommes, cela va sans dire. Cela signifie que l'action du politicien doit avoir tout de négatif : elle ne doit pas toucher à la nature humaine ; il faut exclure les obstacles qui pourraient vous empêcher de vous développer. Ainsi, voulant détruire le droit divin, le droit de la naissance et du sang, le droit du premier-né, tous ces droits qui reposaient sur l'idée qu'il y a des différences naturelles entre les hommes, la bourgeoisie a confondu leur cause avec l'universel. A la différence des révolutionnaires contemporains, elle ne pouvait réaliser ses revendications qu'en abdiquant sa conscience de classe : les membres du Tiers État à l'Assemblée constituante étaient bourgeois parce qu'ils se considéraient simplement comme des hommes.
Après cent cinquante ans, l'esprit analytique reste la doctrine officielle de la démocratie bourgeoise, mais il est devenu une arme défensive. La bourgeoisie a tout intérêt à s'omettre des classes comme autrefois de la réalité synthétique de l'Ancien Régime. Elle tient à ne voir que des hommes, à proclamer l'identité de la nature humaine à travers toutes les variétés de situation : mais c'est contre le prolétariat qu'elle le proclame. Un travailleur, pour elle, c'est avant tout un homme, un homme comme un autre. Si la Constitution accorde à cet homme le droit de vote et la liberté d'opinion, il manifeste sa nature humaine de bourgeois. Une littérature polémique a souvent représenté le bourgeois comme calculateur et mécontent dont la seule préoccupation est de défendre ses privilèges.
En effet, quelqu'un se constitue bourgeois en choisissant, une fois pour toutes, une certaine vision analytique du monde qu'il essaie d'imposer à tous les hommes et qui exclut la perception des réalités collectives. Ainsi, la défense bourgeoise est, en un certain sens, permanente et se confond avec la bourgeoisie elle-même ; mais elle ne se manifeste pas par des calculs ; dans le monde qu'elle s'est construit, il y a place pour les vertus de détachement, d'altruisme et même de générosité ; seules les bonnes actions bourgeoises sont des actes individuels qui s'adressent à la nature humaine universelle, incarnée dans l'individu. En ce sens, elles sont aussi efficaces qu'une bonne publicité, car le détenteur de bonnes actions est contraint de les recevoir telles qu'elles lui sont proposées, c'est-à-dire comme une créature humaine isolée d'une autre. La charité bourgeoise entretient le mythe de la fraternité.
Mais il y a une autre propagande qui nous intéresse plus particulièrement ici, puisque nous sommes des écrivains et que les écrivains en sont les agents inconscients. Cette légende de l'irresponsabilité du poète, que nous avons dénoncée tout à l'heure, a son origine dans l'esprit analytique. Puisque les auteurs bourgeois se considèrent comme des pois dans une boîte, la solidarité qui les unit aux autres hommes leur paraît strictement mécanique, c'est-à-dire simple juxtaposition. Même s'ils ont un sens élevé de leur mission littéraire, ils pensent avoir assez fait pour décrire leur propre nature et celle de leurs amis : puisque tous les hommes ne sont pas pareils, ils servent tous en s'illuminant. Et puisque le postulat dont ils partent est celui de l'analyse, il leur semble simple d'utiliser la méthode analytique pour se connaître.
Telle est l'origine de la psychologie intellectualiste dont les travaux de Proust nous offrent l'exemple le plus complexe. Pédéraste, Proust croyait pouvoir puiser dans son expérience homosexuelle lorsqu'il voulait décrire l'amour de Swann pour Odette ; bourgeois, il présente le sentiment d'un bourgeois riche et oisif pour une femme qu'il tient pour le prototype de l'amour ; croit à l'existence de passions universelles dont le mécanisme ne changerait pas sensiblement lorsque le caractère sexuel, la condition sociale, la nation ou l'époque des individus qui les éprouvent seraient modifiés. Ayant ainsi « isolé » ces affects immuables, il peut commencer à les réduire, à leur tour, à des particules élémentaires. Fidèle aux postulats de l'esprit analytique, il n'imagine même pas qu'il puisse y avoir une dialectique des sentiments, mais seulement un mécanisme. Ainsi, l'atomisme social, position en retrait de la bourgeoisie contemporaine, entraîne l'atomisme psychologique. Proust s'est choisi comme bourgeois et est devenu complice de la propagande bourgeoise, puisque son œuvre contribue à l'irradiation du mythe de la nature humaine.
Nous sommes convaincus que l'esprit d'analyse a survécu et que sa seule tâche aujourd'hui est d'obscurcir la conscience révolutionnaire et d'isoler les hommes au profit des classes privilégiées. Nous ne croyons plus à la psychologie intellectualiste de Proust et la jugeons désastreuse. Puisque nous avons choisi son analyse de l'amour-passion comme exemple, nous avons sans doute éclairé le lecteur en mentionnant les points essentiels sur lesquels nous refusons toute entente avec lui.
Premièrement, nous n'acceptons pas a priori l'idée que l'amour-passion est un affect constitutif de la nature humaine. Il se pourrait, comme l'a suggéré Denis de Rougemont, qu'il y ait eu une origine historique en corrélation avec l'idéologie chrétienne. D'une manière générale, on considère qu'un sentiment est toujours l'expression d'un certain mode de vie et d'une certaine conception du monde communs à toute une classe ou à toute une époque, et que son évolution n'est pas l'effet de qui sait. un mécanisme interne, mais de ces facteurs historiques et sociaux.
Deuxièmement, on ne peut admettre qu'un affect soit composé d'éléments moléculaires qui se juxtaposent sans se modifier. Nous ne la considérons pas comme une machine bien réglée, mais comme une forme organisée. Nous ne concevons pas la possibilité d'analyser l'amour car le développement de ce sentiment, comme celui de tous les autres, est dialectique.
Troisièmement, nous refusons de croire que l'amour d'un homosexuel a les mêmes caractéristiques que celui d'un hétérosexuel. Le caractère secret, interdit au départ, son aspect de messe noire, l'existence d'une franc-maçonnerie homosexuelle, et cette malédiction dans laquelle il a conscience d'entraîner sa compagne avec lui : autant de faits qui nous semblent influer sur l'ensemble du sentiment et même les détails de son évolution. Nous affirmons que les différents sentiments d'une personne ne sont pas des juxtapositions, mais qu'il existe une unité synthétique d'affectivité et que chaque individu évolue dans un monde effectif qui lui est propre.
Quatrièmement : nous nions que l'origine, la classe, la nation de l'individu soient de simples concomitants de sa vie sentimentale. Nous estimons au contraire que chaque affect, comme toute autre forme de sa vie psychique, manifeste sa situation sociale. Cet ouvrier qui perçoit un salaire, qui n'a pas les outils de son métier, isolé par son travail face à la matière et qui se défend contre l'oppression en prenant conscience de sa classe, ne pourrait en aucun cas se sentir comme ce bourgeois, avec un esprit analytique, dont la profession le place dans un rapport de politesse avec les autres bourgeois.
Ainsi, contre l'esprit analytique, on recourt à une conception synthétique de la réalité dont le principe est qu'un tout, quel qu'il soit, est différent par nature de la somme de ses parties. Pour nous, ce que les hommes ont en commun n'est pas une nature, c'est une condition métaphysique : nous comprenons ainsi l'ensemble des restrictions qui les limitent a priori, le besoin de naître et de mourir, d'être fini et d'exister dans le monde parmi les autres hommes. Pour le reste, ils constituent des totalités indécomposables, dont les idées, les humeurs et les actes sont des structures secondaires et dépendantes, et dont la caractéristique est qu'ils sont situés et qu'ils diffèrent les uns des autres comme leurs situations diffèrent les unes des autres. L'unité de ces ensembles signifiants est le sens qu'ils manifestent.
Qu'il écrive, qu'il travaille à la chaîne, qu'il choisisse une femme ou une cravate, l'homme manifeste toujours : il manifeste son milieu professionnel, sa famille, sa classe et, enfin, comment il se situe par rapport à l'ensemble monde, il est le monde entier qu'il manifeste. Un homme est toute la terre. Il est présent partout, il agit en chacun d'eux, il est responsable de tout. C'est partout, Paris, Potsdam, Vladivostok, que votre destin est en jeu. Nous adhérons à ce point de vue parce qu'ils nous semblent vrais, parce qu'ils nous semblent socialement utiles à l'heure actuelle, et parce que la plupart des gens nous paraissent les sentir et les revendiquer. Notre revue voudrait contribuer, pour sa modeste part, à la constitution d'une anthropologie synthétique. Mais il ne s'agit pas seulement, répétons-le, de préparer des progrès dans le domaine de la connaissance pure : le but lointain que nous visons est la libération. L'homme étant une totalité, il ne suffit pas de lui donner le droit de vote, sans toucher aux autres facteurs qui le constituent : il faut qu'il se libère complètement, c'est-à-dire qu'il devienne un autre, agissant à la fois sur sa constitution biologique ainsi que sur son conditionnement économique, sur ses complexes sexuels et sur les données politiques de sa situation.
Cependant, cette vision synthétique présente un risque sérieux : si l'individu est une sélection arbitraire opérée par l'esprit d'analyse, ne risquerait-on pas de substituer, en renonçant aux conceptions, le domaine de la conscience collective au domaine de la personne ? On ne fait pas partie de l'esprit synthétique : l'homme dans son ensemble, vu difficilement, va disparaître, englouti par la classe ; seule la classe existe, et c'est seulement la classe qui doit être libérée. Mais, diront-ils, en libérant la classe, ne libérez-vous pas les hommes qu'elle contient ? Pas nécessairement : le triomphe de l'Allemagne hitlérienne était-il le triomphe de tous les Allemands ? De plus, où s'arrête la synthèse ? Demain, ils viendront nous dire que la classe est une structure secondaire, dépendante d'un ensemble plus vaste de ce que sera, par exemple, la nation.
La grande solution que le nazisme a exercée sur certains esprits de gauche vient, sans doute, du fait qu'il a porté la conception autoritaire à l'absolu : ses théoriciens ont aussi dénoncé les maux de l'analyse, le caractère abstrait des libertés démocratiques, sa propagande aussi promis de forger un homme nouveau, il gardait les mots Révolution et Libération : mais à la place du prolétariat de classe était le prolétariat des nations. Les individus n'étaient réduits qu'à des fonctions dépendant de la classe, les classes qu'à des fonctions de la nation, les nations qu'à des fonctions du continent européen. Si, dans les pays occupés, la classe ouvrière s'est soulevée tout entière contre l'envahisseur, c'est sans doute parce qu'elle s'est sentie blessée dans ses aspirations révolutionnaires, mais elle a aussi eu une répugnance invincible contre la dissolution de la personne dans la collectivité.
Ainsi, la conscience contemporaine semble déchirée par une antinomie. Ceux qui valorisent avant tout la dignité de la personne humaine, sa liberté, ses droits imprescriptibles, ont tendance, pour cette raison même, à penser selon l'esprit d'analyse qui conçoit les individus en dehors de leurs conditions réelles d'existence, ce qui leur confère une nature immuable. et abstrait, qui les isole et leur ferme les yeux sur leur solidarité. Ceux qui ont compris que l'homme est enraciné dans la collectivité et qui veulent affirmer l'importance des facteurs économiques, techniques et historiques se jettent sur l'esprit synthétique qui, ne voyant pas les gens, n'a d'yeux que pour les groupes. Cette antinomie peut être démontrée, par exemple, dans la croyance que le socialisme est à l'extrême opposé de la liberté individuelle.
Ainsi, ceux qui valorisent l'autonomie de la personne seraient piégés dans un libéralisme capitaliste dont on connaît les conséquences désastreuses ; ceux qui revendiquent une organisation socialiste devraient la réclamer d'on ne sait quel autoritarisme totalitaire. Le malaise actuel vient du fait que personne ne peut accepter les conséquences extrêmes de ces principes : il y a une composante « synthétique » à la bonne volonté des démocrates ; il y a une composante analytique chez les socialistes. Il suffit de rappeler, par exemple, ce qu'était le parti radical en France. Un de ses théoriciens a publié un ouvrage intitulé : « Le citoyen contre les pouvoirs ». Ce titre indique clairement comment il concevait la politique : tout irait mieux si le citoyen isolé, représentant moléculaire de la nature humaine, contrôlait ses élus et, le cas échéant, exerçait contre eux son libre jugement.
Mais, justement, les radicaux ne pouvaient s'empêcher de reconnaître leur échec ; En 1939, ce grand parti n'avait ni volonté, ni programme, ni idéologie ; il sombra dans l'opportunisme : il voulait résoudre politiquement des problèmes qui n'admettaient pas de solutions politiques. Les meilleurs esprits s'étonnaient : si l'homme est un animal politique, comment se fait-il que, lorsqu'on lui a donné la liberté politique, son sort n'ait pas été réglé une fois pour toutes ? Pourquoi le jeu ouvert des institutions parlementaires n'a-t-il pas réussi à supprimer la pauvreté, le chômage et l'oppression des trusts ? Comment se fait-il que l'on retrouve la lutte des classes au-dessus des oppositions fraternelles entre partis ? Il n'était pas nécessaire d'aller bien loin pour entrevoir les limites de l'esprit analytique. Le fait que le radicalisme ait constamment recherché des alliances avec les partis de gauche montre bien la voie dans laquelle se dirigeaient ses sympathies et ses aspirations désordonnées, mais il lui manquait la technique intellectuelle qui lui aurait permis non seulement de résoudre, mais même de formuler, les troubles sentait-il vaguement.
Dans l'autre domaine, les difficultés ne sont pas moindres. La classe ouvrière a hérité des traditions démocratiques. C'est au nom de la démocratie qu'elle réclame son affranchissement. Or, comme nous l'avons vu, l'idéal démocratique se présente historiquement sous la forme d'un contrat social entre individus libres. Ainsi, les prétentions analytiques de Rousseau interfèrent souvent dans la conscience avec les prétentions synthétiques du marxisme. En effet, la formation technique du travailleur développe son esprit d'analyse. Semblable au scientifique, c'est par l'analyse qu'il doit résoudre les problèmes de la matière. S'il revient aux gens, tendant à se servir du raisonnement qui lui sert dans son travail pour les comprendre, il applique ainsi au comportement humain une psychologie de l'analyse proche de celle du XVIIe siècle français.
L'existence simultanée de ces deux types d'explication révèle une certaine hésitation ; ce recours perpétuel au « comme si » montre bien que le marxisme ne dispose pas encore d'une psychologie de synthèse appropriée à sa conception totalitaire de la classe.
En ce qui nous concerne, nous refusons d'être divisés entre la thèse et l'antithèse. On conçoit aisément qu'un homme, même si sa situation le conditionne totalement, puisse être un foyer d'indétermination irréductible. Ce secteur d'imprévisibilité qui se démarque dans le champ social est ce que nous appelons la liberté, et la personne n'est rien d'autre que sa liberté. Cette liberté ne doit pas être confondue avec un pouvoir métaphysique de la « nature » humaine, ni une permission de faire ce que l'on veut, ni un refuge intérieur qui resterait même enchaîné. On ne fait pas ce qu'on veut, et pourtant on est responsable de ce qu'on est : c'est un fait ; l'homme qui s'explique simultanément par tant de causes est pourtant le seul à porter le poids de lui-même.
En ce sens, la liberté pourrait passer pour une malédiction, c'est une malédiction. Mais c'est aussi la seule source de grandeur humaine. Les marxistes seront d'accord avec nous, car ils ne s'abstiennent pas, à ma connaissance, de présenter des condamnations morales. Cela reste à expliquer : mais c'est le problème des philosophes, pas le nôtre. On remarquera seulement que si la société fait la personne, la personne, par un renversement analogue à ce qu'Augusto Comte appelait le passage à la subjectivité, fait société. Sans son avenir, une société n'est qu'un tas de matériaux, mais son avenir n'est rien d'autre que le projet que, en plus de l'état actuel des choses, les millions d'hommes qui la composent se font d'eux-mêmes.
L'homme n'est qu'une situation : un ouvrier n'est pas libre de penser ou de se sentir bourgeois ; mais pour que cette situation soit un homme, un homme complet, il faut qu'elle soit vécue et surmontée à travers un objectif précis. Elle reste en elle-même, indifférente puisque la liberté humaine ne la dote pas de sens : elle n'est ni tolérable ni insupportable puisque la liberté ne se résigne ni ne se rebelle contre elle, si bien qu'un homme ne s'y choisit pas, en choisissant son sens. Et c'est alors seulement, dans ce libre choix, qu'elle devient déterminante parce qu'elle est surdéterminée. Non, un ouvrier ne peut pas vivre comme un bourgeois ; il faut, dans l'organisation sociale actuelle, qu'il supporte jusqu'au bout sa condition de salarié ; aucune évasion n'est possible, il n'y a aucun recours contre elle. Mais un homme n'existe pas de la même manière qu'un arbre ou qu'une pierre : il doit devenir travailleur.
Totalement conditionné par sa classe, son salaire, la nature de son travail, conditionné jusque dans ses sentiments, jusque dans ses pensées, c'est lui qui décide du sens de sa condition et de celle de ses camarades, c'est lui qui, librement, donne au prolétariat un avenir d'humiliation implacable ou de conquête et de victoire, selon qu'il choisit d'être résigné ou révolutionnaire. Et c'est de ce choix qu'il est responsable. Il n'est pas libre de ne pas choisir : il est engagé, il doit jouer, l'abstention est un choix. Mais libre de choisir dans un même mouvement, son destin, le destin de tous les hommes et la valeur qu'il faut attribuer à l'humanité. Ainsi, il se choisit à la fois ouvrier et homme, attribuant un sens au prolétariat. Tel est l'homme que nous concevons : l'homme total. Entièrement engagé et totalement gratuit. C'est pourtant cet homme libre qu'il faut libérer, en élargissant ses possibilités de choix. Dans certaines situations, il n'y a de place que pour une alternative dont l'un des termes est la mort. Elle doit être faite de manière à ce que l'homme puisse, en toutes circonstances, choisir la vie.
Notre magazine sera dédié à la défense de l'autonomie et des droits de la personne. Nous le considérons avant tout comme un organe de recherche : les idées que je viens d'exposer serviront de fil conducteur dans l'étude des problèmes concrets du temps présent. Nous abordons tous l'étude de ces problèmes dans un esprit commun ; mais nous n'avons pas de programme politique ou social ; chaque article n'exprimera que l'opinion de son auteur. Nous voulons seulement mettre en évidence, à long terme, une ligne générale. En même temps, nous recourons à tous les genres littéraires pour familiariser le lecteur avec nos concepts : un poème, un roman d'imagination, s'il s'en inspire, pourra, plus qu'une écriture théorique, créer un climat favorable à la son développement.
Mais ce contenu idéologique et ses intentions nouvelles risquent de réagir sur la forme et les procédures mêmes des productions romanesques : nos essais critiques tenteront de définir en termes généraux les techniques littéraires – nouvelles ou anciennes – qui s'adapteront le mieux à nos propos. Nous nous efforcerons d'appuyer l'examen des questions d'actualité en publiant le plus souvent possible des études historiques qui, à l'instar des travaux de Marc Bloch ou d'Henri Pirenne sur le Moyen Âge, appliquent spontanément ces principes et la méthode qui en résulte aux siècles passés. c'est-à-dire lorsqu'ils renoncent à la division arbitraire de l'histoire en histoires (politique, économique, idéologique, histoire des institutions, histoire des individus) pour tenter de restituer une époque évanouie comme une totalité et qu'ils considéreront en même temps dans laquelle l'époque s'exprime dans et à travers les gens et que les gens se choisissent dans et pour leur temps.
Nos chroniques tenteront de considérer notre propre temps comme une synthèse significative et, pour cela, elles entrevoiront dans un esprit synthétique les diverses manifestations du temps présent, les voies et procédés criminels ainsi que les faits politiques et les œuvres de l'esprit. , cherchant d'abord à découvrir les significations communes de quoi les analyser individuellement. Pour cette raison, contrairement à l'usage, nous n'hésiterons pas à garder le silence sur un livre excellent, mais qui, de notre point de vue, n'apporte rien de nouveau sur notre époque, alors que nous nous attarderons sur un livre médiocre qu'il frappera nous, dans sa médiocrité même, comme révélatrice.
Nous ajouterons chaque mois à ces études des documents bruts que nous choisirons aussi variés que possible à la seule exigence qu'ils démontrent clairement l'implication réciproque du collectif et de la personne. Nous renforcerons ces documents par des recherches et des rapports. Il nous semble, effectivement, que le reportage fait partie des genres littéraires et qu'il peut devenir l'un des plus importants. La capacité à percevoir intuitivement et instantanément les significations, la capacité à les regrouper pour offrir au lecteur des ensembles synthétiques immédiatement déchiffrables sont les qualités les plus nécessaires au reporter ; sont celles que nous demandons à tous nos employés.
On sait que parmi les rares oeuvres de notre temps qui devront durer, il y a plusieurs reportages comme Les dix jours qui ont secoué le monde et surtout l'admirable volonté espagnole. Enfin, dans nos chroniques nous laisserons la place aux études psychiatriques tant qu'elles seront écrites dans la perspective qui nous intéresse. On le voit, notre projet est ambitieux : nous ne pourrons pas le réaliser seuls. Nous sommes une petite équipe au départ, nous aurons échoué si, en un an, elle n'a pas considérablement grossi.
Nous faisons appel à des personnes bien intentionnées ; tous les manuscrits seront acceptés, d'où qu'ils viennent, tant qu'ils s'inspirent de préoccupations qui rejoignent les nôtres et qui présentent, en plus, une valeur littéraire. Je vous rappelle, en effet, que dans la « littérature engagée », l'engagement ne doit en aucun cas faire oublier la littérature et que notre souci doit être de servir la littérature en lui insufflant du sang neuf, ainsi que de servir la collectivité en essayant de donnez-lui un nouveau souffle, à vous la littérature qui vous convient.
* Jean Paul Sartre (1905-1980), philosophe, essayiste et écrivain, est l'auteur, entre autres livres, de L'être et le néant (Voix).
Traduction: Vallée d'Oto Araujo.