Par HENRI ACSELRAD*
Le « social » dans le débat climatique est réduit à un simple effet collatéral et gouvernable de la production de richesses
Certains auteurs comprennent que les sciences sociales ont tardé à reconnaître le changement climatique comme objet d'analyse car ce serait « trop social ».[I] Mais ce qui laisse penser à la lecture des rapports successifs du GIEC (Groupe d'experts international sur l'évolution du climat), c'est au contraire que les sciences mobilisées par les institutions gouvernementales pour assimiler les enjeux climatiques se sont avérées « moins sociales ». Et ce serait même une des raisons pour lesquelles ils n'ont pas su rendre compte de la complexité sociopolitique des effets comme des causes des processus climatiques.
En d'autres termes, le problème climatique est souvent « naturalisé » et les recherches sociales qui cartographient l'intrigue qui relie le fait scientifique au champ politique tendent à être considérées indûment comme des climato-sceptiques.[Ii] Le « social » dans le débat climatique est dès lors réduit à un simple effet secondaire et gouvernable de la production de richesses.
Comme le reconnaît ne serait-ce qu'un des auteurs du rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), responsable du sujet sur la dérégulation climatique et les migrations internationales, « les travaux scientifiques montrent de plus en plus clairement comment les questions de justice sociale, de migration, de développement et les conflits sont étroitement liés au changement climatique. Et que les sciences sociales doivent être massivement mobilisées sur ces sujets. Ce sont des questions éminemment politiques que les climatologues ne peuvent prédire avec leurs modèles mathématiques et les décideurs ne veulent pas être abordés dans les études du GIEC ».[Iii]
Face aux résistances institutionnelles à traiter des enjeux conflictuels et proprement politiques du changement climatique, les chercheurs impliqués ont tendance à préférer remplir la partie « sociale » du rapport du GIEC par un débat sur « l'adaptation » aux effets des changements. En d'autres termes, que le « social » est considéré par les institutions comme un effet secondaire indésirable du changement climatique, un résidu gérable face à la priorité du maintien en l'état des normes techniques et de localisation nécessaires à l'accumulation des richesses.
Or, le « social » peut être pensé pour désigner, alternativement, un état de réalité, au sens ontologique, un principe d'évaluation des actions, au sens normatif, ou une problématique relevant du champ politique, au sens critique.[Iv] En vidant les possibilités d'affronter la question climatique dans sa globalité de ses dimensions politiques et en assumant les défis d'un questionnement sur les formes conflictuelles d'interaction entre différentes pratiques spatiales, les institutions refusent de transformer « l'expérience sensible » du problème climatique en solution. Car comme le soulignait le philosophe des sciences Georges Canguilhem, « l'expérience sensible est le problème à résoudre et non le début de la solution ».[V]
Pour bien configurer « le problème », il faudrait considérer le social comme un système de relations et de processus. Dans le cas qui nous intéresse, de telles relations intègrent le gouvernement des choses avec le gouvernement des hommes, l'interaction entre les hommes et les choses et, finalement, la relation entre les hommes médiatisée par les choses. Car le changement climatique n'est pas une substance, mais un processus qui se déploie dans un espace de relations qu'il faut aussi penser relationnellement, c'est-à-dire au-delà des représentations officielles que s'en font les institutions à partir de schémas formatés du point de vue des États et qui nous exposent au risque d'étendre les limites du champ administratif à la science.[Vi]
Il convient de considérer que des processus tels que le changement climatique sont dotés d'une relative autonomie qui « repose sur la vie commune d'une pluralité d'êtres humains qui sont plus ou moins dépendants les uns des autres et qui agissent les uns avec les autres ou les uns contre les autres - d'êtres humains plongés dans une nature non humaine ».[Vii]
Les mouvements conservateurs ont opéré, dans la sphère publique, comme une force anti-réflexive assumée.[Viii] Dans le domaine environnemental, ce camp conservateur se mobilise contre l'adoption de régulations politiques au nom de la primauté de la propriété privée et de la rentabilité des entreprises. Ton think tanks interrogent la légitimité de la science des impacts environnementaux, et, avec plus d'emphase, ceux qui étudient ses dimensions sociales, discutant des causes structurelles et des inégalités socio-spatiales des effets du changement climatique.
Des épisodes connus de crise financière ou de conflit géopolitique ont mis en lumière, sous une forme condensée, la faible priorité accordée aux enjeux climatiques par les institutions étatiques et multilatérales, qui tendent à mettre de côté leur discours écologique pour laisser place à la recherche de l'autarcie et de la relance économique pour tout prix. La pression anti-réflexive montre ainsi toute sa masse, avec les traits d'une cosmologie capitaliste focalisée sur le climat des affaires et sur les circuits matériels et monétaires d'accumulation, peu disposée à rendre visibles les processus sociaux et environnementaux dont dépendent ces circuits et qui, en même temps, s'écoulent.
Il existe une diversité de possibilités de compréhension des relations sociales occultées par l'approche institutionnelle dominante d'une « société du changement climatique » réduite à un simple objet d'actions adaptatives. Les sciences sociales permettent d'appeler l'attention sur les contraintes socio-politiques à la construction, à la légitimation ou au déni de la question climatique ; pour le rôle des savoirs traditionnels dans le cadre d'une géopolitique des savoirs qui devrait inclure les savoirs issus des épistémologies autochtones ; pour la reconnaissance que la controverse scientifique a une temporalité différente de la controverse politique, indiquant que la polarisation idéologique peut fonctionner comme une stratégie pour reporter les décisions politiques ; à la perception qu'à côté de la prédominance des perspectives à court terme, l'action du lobby des énergies fossiles, la faiblesse du régime juridique international et la réticence des gouvernements du Sud à adopter des solutions faisant référence aux inégalités coloniales, la faiblesse des politiques le changement climatique mondial peut s'expliquer par la complaisance des instances de pouvoir face à la concentration plus que proportionnelle des maux environnementaux sur les groupes ethniques et à faible revenu.[Ix]
* Henri Acselrad est professeur à l'Institut de recherche et d'aménagement urbain et régional de l'Université fédérale de Rio de Janeiro (IPPUR/UFRJ).
notes
[I] Latour, n. Où terre ? Comment s´orienter en politique. Paris : La Découverte, 2017.p. 81.
[Ii] Dahan, A. et Guillemot, H. Les relations entre science et politique dans le régime climatique : à la recherche d'un nouveau modèle d'expertise ? Sociétés Sciences de la Nature. Paris, 23, supplément, 2015, p. S9.
[Iii] Gémenne, François. Les scientifiques du Giec restent dans une posture de « neutralité objective » qui confine à l'attention, entretien avec Mickael Correia, 22/2/2022, https://www.mediapart.fr/journal/international/280222/climat-les-scientifiques-du-giec-demeurent-dans-une-posture-de-neutralite-objective-qui-confine-l-a
[Iv] Gaudin. O. et Cukier, A. Le sens du social, p.philosophie et sociologie. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2017.
[V] Canguilhem, G. Cours sur la méthode. Dans : Bourdieu, P. Chamboredon, JC et Passeron JC. Le Métier de Sociologue. Paris : Mouton/Bordas, 1968. pp 336-339.
[Vi] Duclos, D. La Science délivrée par la commande administrative. Dans : Theys, J., Kalaora, B. (eds.). La Terre outragée – les experts sont formals. Paris : éd. Autrement, série Sciences et société n.1. 1992, pages 170-187 ; Bourdieu, P. (avec Loïc JD Wacquant) Réponses. Paris : Seuil, 1992.
[Vii] Élias, N. Écrits et essais; 1. État, processus d'opinion publique. Rio de Janeiro : Jorge Zahar, 2002, p.31.
[Viii] Dunlap, RE et McCright, AM, Anti-réflexivité: le succès du mouvement conservateur américain à saper la science et la politique climatiques, Theory Culture Society, Londres, 27 (2-3):p 100-133, mai 2010
[Ix] Acselrad, H. Le « social » dans le changement climatique, magazine Lien, v. 18 non. 1er février 2022. http://revista.ibict.br/liinc/issue/view/312