Par LAURENT MAUDUIT*
Commentaire sur le livre qui vient de sortir de Pierre Dardot et Christian Laval
Il y a quelque chose de fascinant dans les travaux de recherche menés par Pierre Dardot et Christian Laval. Avec assiduité et méthode, ils construisent une œuvre qui, livre après livre, acquiert une cohérence qui attire l'attention pour sa contribution à éclairer les origines des troubles de notre monde contemporain, ainsi que les voies possibles pour les surmonter. A contre-courant des productions éditoriales dominantes, qui surfent souvent sur des polémiques superficielles ou éphémères.
Au cours de ses travaux antérieurs et notamment dans Commune (Boitempo), les deux chercheurs invitent aussi à réfléchir « sur les nouvelles formes démocratiques qui aspirent à se substituer à la représentation politique et au monopole des partis », à opposer aux « nouvelles formes d'appropriation privée et étatique ». Et dans cet essai, ils soulignent souvent que l'opposition entre l'État et le marché était fictive. « La dénonciation de la marchandisation du monde conduit souvent à se contenter de la défense des services publics nationaux et de l'appel à l'élargissement de l'intervention de l'État. Même fondée, cette revendication reste sur le terrain adverse en refusant de remettre en cause un antagonisme constitué précisément pour faire du marché la règle et de l'Etat l'exception », écrivent-ils.
Et ils poursuivent : « Le néolibéralisme a mis fin à l'idée que l'État pouvait être une ressource de la société contre les effets désastreux du capitalisme (…). La propriété publique apparaît alors non comme une protection du commun, mais comme une forme « collective » de propriété privée réservée à la classe dirigeante, qui pourrait en disposer à sa guise et piller la population selon ses désirs et ses intérêts. ”.
Dans ton nouveau livre Dominateur — Enquête sur le souveraineté de l'État en Occident (La Découverte, 730 pages), le philosophe et le sociologue suivent le même chemin, concentrant leurs recherches, cette fois, non plus principalement sur les dommages causés par le néolibéralisme, mais sur ceux générés par le principe de souveraineté des États. En d'autres termes, ils apportent un élément de plus à leur démonstration, établissant la dangerosité multiple de la souveraineté étatique – un principe qui s'impose dans tout l'Occident.
C'est ainsi que les auteurs pointent au début de leur livre les défis actuels du monde et indiquent à quel point ce principe de souveraineté des États fonctionne comme un « verrou » empêchant leur confrontation. Il en va de même pour la question climatique : "Comment peut-on 'sauver la planète'", écrivent-ils, "si chaque État se comporte comme le propriétaire d'une partie de la planète, dans laquelle il peut faire ce qu'il veut, en fonction de sa rentabilité". impératifs ? La vérité est simple : l'urgence climatique exige, aujourd'hui, que le principe de souveraineté des États et la logique interétatique qui en est le strict corollaire soient directement et ouvertement remis en cause ».
Et les deux auteurs approfondissent le constat : « La même exigence, celle de dépasser ce régime, s'impose aussi dans d'autres domaines, que ce soit en défense des libertés publiques et des droits individuels, ou en solidarité avec les populations opprimées par les États totalitaires. Les réalistes de la politique internationale connaissent bien ce principe de souveraineté et savent à quel point il est efficace au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, lorsqu'il s'agit de ne pas imposer d'obstacles aux faiseurs de guerre.
Pour Dardot et Laval, on ne pourra vaincre les désordres du monde sans remettre en cause ce principe de souveraineté, qui consacre une forme de domination. La « souveraineté », poursuivent-ils, « signifie aussi la domination régulièrement exercée sur un territoire donné par un pouvoir étatique sur la société et chacun de ses membres. Autrement dit, c'est le concept d'une forme spécifique de domination, celle de l'État moderne ».
Dès lors, on comprend l'énorme intérêt des travaux des deux chercheurs : ils vont à l'encontre d'une idée qui fait des ravages en France, à droite comme à gauche, depuis près de trois décennies, selon laquelle le retour à l'État et sa souveraineté serait le meilleur bouclier pour protéger le pays des dommages causés par la mondialisation néolibérale. Pour eux, la vérité est radicalement différente : le « souverainisme » est une impasse. A les lire, on comprend que c'est quelque chose de plus grave encore que cela : l'idéologie du « souverainisme » joue un rôle plutôt néfaste. Explication : « Les défenseurs de ce « souverainisme », quel que soit le champ politique, aiment dénoncer tous les « naïfs » qui restent piégés dans des perspectives post-nationales et qui joueraient ainsi le jeu du néolibéralisme. Nous pensons exactement le contraire. C'est cette idéologie souverainiste qui empêche le dépassement du moment néolibéral dans la politique mondiale. Et c'est contre cette idéologie souverainiste, qu'elle soit de droite ou de gauche, que le présent ouvrage est entièrement consacré ».
Les deux chercheurs pointent même, assez pertinemment, le fait que le souverainisme ne constitue presque toujours « qu'une fausse sortie du néolibéralisme, dans la mesure où il est déjà hybridé avec différentes formes d'identiténisme et de protectionnisme », comme l'attestent les exemples de Trump et d'Erdogan. .
Attaquez-vous donc à la souveraineté de l'État ! Ainsi commence l'enquête principale du livre, qui cherche à établir comment cette forme de domination s'est imposée historiquement en Occident. Recherche savante historique et intellectuelle! Les deux auteurs insistent sur le fait que l'Église a été le modèle juridico-politique autour duquel s'est imposé ce principe de souveraineté de l'État, et pour établir cette démonstration, ils remontent à la fin du XIe siècle, et au rôle assumé, à l'époque, par le pape Grégoire VII.
La défaite de « l'anti-souverainisme » socialiste
Détails ou "papae dictatus» (« ce que dicte le pape ») révolutionnaire énoncé par le pape en 1075, qui lui permettait d'exercer « son gouvernement en matière de foi et de morale, ainsi qu'en matière civile comme le mariage et l'héritage », et d'établir une « compétence générale sur toutes les matières qui lui sont soumises », les deux chercheurs montrent qu'il s'agit là d'une rupture encore plus grande : « Dans l'histoire de l'Occident moderne, ce n'est ni la sacralisation des rois dans les monarchies hellénistiques, ni la déification des les empereurs romains, pas même la souveraineté inscrite dans l'être du Dieu chrétien, mais la souveraineté pontificale qui a servi de modèle direct à la construction de la souveraineté étatique », notent-ils.
Après avoir établi cette longue généalogie de la souveraineté de l'État, Dardot et Laval cherchent à décrire logiquement les efforts entrepris par beaucoup, pendant la Révolution française et tout au long du XIXe siècle, pour rompre, plus ou moins facilement, avec ce principe de souveraineté, et trouver une voie qui favorise les formes d'autonomie des citoyens, c'est-à-dire l'émergence d'une véritable démocratie. Commence alors une deuxième enquête, aussi savante que la première, avec d'innombrables arrêts.
Un premier arrêt à Saint-Simon et sa perspective d'association autonome de producteurs. « Le socialisme issu du saint-simonisme fait de l'association le principe directement antagoniste à la souveraineté de l'État et à l'organisation capitaliste de la production. « Association » et « socialisme » deviennent même synonymes dans les années 1830. Sans qu'on puisse leur attribuer la diffusion du thème de l'association ouvrière (…), les saint-simonistes diffusent l'idée que la société future sera formée par la généralisation de la forme associative et coopérative dans le domaine de la production économique », écrivent-ils.
A la recherche d'autres formes de développement d'une véritable démocratie, tournant le dos à la souveraineté de l'Etat, les deux auteurs font d'autres haltes. Dans les oeuvres de Fourier, Proudhon, Louis Blanc ou encore Bakounine et, bien sûr, Marx...
Au terme de ce long voyage, cependant, la conclusion générale s'avère pessimiste. « L'« hérésie » des premiers socialismes croyait défier frontalement l'étatisme au moment même de la consolidation des États-nations en Europe (…). Elle a été vaincue. L'autonomie et l'internationalisme ont reculé face à la puissance des États centralisés et à la diffusion à grande échelle du nationalisme institutionnel », écrit-il, avant d'ajouter : « La défaite de l'"anti-souverainisme" socialiste n'a certainement pas conduit à sa disparition complète. : elle a survécu en marge du mouvement ouvrier, comme une tradition effacée et toujours menacée qui réapparaît sur la scène historique dans les révolutions du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Mais le fait est là : l'État nationaliste a gagné même dans la Russie « communiste », au prix de ce qui promettait d'être une rupture radicale avec la logique de la souveraineté de l'État.
Et, à la suite des deux auteurs, on comprend que cette défaite ait particulièrement ébranlé la gauche, et ce depuis un certain temps. « Le mouvement socialiste, comme d'ailleurs le craignait Marx dans les années 1870, expliquent-ils, a changé le sens des luttes politiques et sociales au sein des États-nations : le socialisme a été progressivement conçu comme une extension de la souveraineté de l'État sur l'économie. Coincés dans le jeu institutionnel du parlementarisme, la question qui s'est imposée aux acteurs du conflit social a fini par être de savoir comment conquérir le pouvoir et comment exercer la souveraineté de l'État. Le socialisme ne s'est donc pas développé selon la ligne de rupture « antisouveraine » que l'on a vue tracer de Saint-Simon à Marx ».
Aux "souverainistes" de tous les camps, souvent prédominants en France avec l'intention de combattre abusivement les excès du tout-libéral, Dardot et Laval administrent une sévère correction. « La véritable exigence politique d'aujourd'hui », concluent-ils, « consiste, non pas à restaurer la verticalité de l'État, ni même à la maintenir, mais à commencer à s'affranchir du fétichisme du potificialisme d'État pour imaginer un autre système de devoirs des individus envers chacun ». l'autre par rapport aux autres, rejetant la logique même de la représentation politique ».
Dardot et Laval arrivent enfin à la conclusion de ce livre, qui était aussi la conclusion de leurs précédents travaux et qui est le fil à plomb de tous leurs travaux de recherche : l'impératif besoin d'aller vers les communs pour faire face aux grands défis avec lesquels la planète est confronté. Mais avancer comment ? A la fin du livre, c'est le seul regret que l'on puisse exprimer, les auteurs ne répondant pas à la question. Ils préviennent seulement que ce livre est la première partie d'un projet plus vaste, qui comprendra un second tome, non plus sur la généalogie de cette histoire, mais sur les enjeux stratégiques qui en découlent au regard de « la gauche globale et la cosmopolitique de le commun".
Certes, nous n'avons pas fini d'accompagner Dardot et Laval dans la construction de leur œuvre, si originale…
* Laurent Mauduit, journaliste et écrivain, est l'auteur, entre autres livres, de Prédations. Histoire des privatisations des biens publics (La Découverte).
Traduction: Daniel Pavan
Initialement publié sur le portail Médiapart
Référence
Pierre Dardot et Christian Laval, Dominateur. Enquête sur le souveraineté de l'État en Occident. Paris, La Découverte, 730 pages.