Par AMADOR FERNÁNDEZ-SAVATER
Prologue de l'auteur du livre récemment sorti
Plusieurs exercices d’« économie libidinale » sont répétés dans ce livre. Qu'est-ce que cela signifie?
Premièrement, une sorte de phénomène d’écoute et d’accueil qui attire l’attention, non seulement sur des discours ou des identités, des calculs ou des intérêts, mais aussi sur des positions de désir et des fluctuations d’humeur, des désirs et des réticences, ainsi que sur des états d’âme.
Jean-François Lyotard, dans son livre intitulé économie libidinale, nous enseigne la distinction entre signes et intensités : ce qui est dit et ce qui se passe, le niveau d'information et le niveau de forces. Notre oreille, hypersémiotisée, enregistre (et croyez-moi !) la rhétorique, les déclarations, les gesticulations, mais passe à côté des opérations, des actions et des mouvements qui glissent « en dessous ».
C'est une oreille inattentive, qui fétichise les signes, qui croit à ce qui est dit et montré, prend les choses au pied de la lettre. Mais il ne suffit pas de parler de quelque chose (révolution, communauté, soin) pour que cela existe. Et vice versa : il existe des existences imperceptibles, sans nom, sans terme de référence, sans étiquette.
Deuxièmement, une certaine idée ou image du fonctionnement du capital. Si l'économie politique la décrit comme régie par des lois et des intérêts, souvent contradictoires, en conflit et en crise permanente, si la géopolitique l'analyse comme un système de relations de pouvoir, l'économie libidinale la montre comme un corps agressé par des pulsions, une surface traversée d'intensités, une système nerveux, émotionnel et affectif, qui souffre de pathologies.
Le capitalisme libidinal est un monstre, un centaure en particulier, partagé entre une pulsion d’auto-préservation, de stabilisation, de normalisation et une pulsion démente de conquête, de pillage et de pillage. Un régime double, promesse et poison, productivité et destruction, bien-être et guerre, traversant chaque institution et chaque appareil, chaque objet de consommation et chacun de nous.
Notre pari ici est le suivant : le monde bouge essentiellement à mesure que chacun de nous est mû (et mû) par les affections. La « surdité libidinale » nous empêche de comprendre où le capital, ou les nouveaux droits qui le servent si bien aujourd’hui, puise ses énergies, comment il opère, d’abord en nous-mêmes, et ce qui lui résiste ou lui échappe.
Parler à un Scorpion
« Les limites de la planète imposent un besoin de changement », « un autre monde est non seulement possible, mais aussi nécessaire ». Je me demande quelle idée ont ceux qui parlent ainsi de l’humain, du changement comme une nécessité, un devoir, une question de raisons et d’arguments.
N'avez-vous jamais entendu la fable du scorpion et de la grenouille ? La grenouille est la bonne conscience progressiste, pleine de raisons convaincantes, mais toujours perplexe lorsque le scorpion la pique au milieu de la rivière. Quand par exemple, contre toute logique, l’extrême droite remporte une élection soutenue par le vote des classes populaires.
L'être humain est le seul animal à s'autodétruire et à y prendre plaisir, il est le seul capable de détruire son environnement, ses conditions de vie, son propre écosystème. C'est un animal « fou », disait Cornelius Castoriadis, dans le sens où il n'est pas programmé pour obéir ou se conformer à un but biologique ou fonctionnel, mais, au contraire, c'est un retournement de situation, une déviation des plans, une confusion, un obstacle. Pour le meilleur ou pour le pire, une faille dans la logique de l’univers.
Comment parler à un Scorpion ? Il ne fait pas attention aux raisons, aux pédagogies, à la morale ou même aux intérêts, y compris les siens.
La croyance en une sorte d’« objectivité salvatrice » (politique, technologique, étatique), capable d’opérer les changements nécessaires en notre nom mais sans nous, a déjà trouvé sa réfutation dans l’échec des révolutions communistes du XXe siècle. Mais les illusions ont la peau épaisse. Les limites objectives du marxisme orthodoxe cèdent aujourd’hui la place aux limites physiques de la planète affirmées par les écologistes. Cependant, on recherche toujours une certaine forme d’automatisme révolutionnaire, une logique écrasante, une nécessité objective autour de laquelle la moralité et la pédagogie peuvent être créées. Hier la catastrophe économique, aujourd'hui l'effondrement.
On retrouve chez le vieux Marcuse, aujourd'hui enterré par les clichés de l'époque, une idée plus féconde : il n'y a pas de rupture entre nature interne et nature externe. Autrement dit, aucune modification de notre rapport au monde n'est possible sans modifier du même coup notre disposition sensible, notre structure pulsionnelle, notre réceptivité. Le besoin de changement est impuissant sans le désir de changement. La décroissance n’est qu’une simple rhétorique ou un moralisme sans diminution du désir. Mais nous ne savons rien du désir. La gauche n’en sait rien.
La révolution politique ou économique ne comprend pas ; cependant, il n’y a pas de changement objectif sans changement subjectif, mais en même temps la subjectivité est un « nid de vipères » (ou de scorpions). Pas de bonne humeur, pas de feuille blanche. L'être humain a un corps, le corps a des pulsions et les pulsions sont au nombre de deux : Eros et Thanatos. Comment parler aux corps ?
L’effondrement est psychique, social et écologique
Le « mal-être de débordement » peut tracer une certaine transversalité (toujours conjecturale) entre les dimensions psychique, sociale et terrestre de la vie sous le capital.
Au niveau intime, le débordement s'exprime par exemple dans le « manque de temps » comme mal saisonnier, dans le rapport d'anxiété et d'impatience envers tout, dans la perception d'une accélération de plus en plus grande.
« Je n'arrive pas à suivre », « Je n'arrive pas à y arriver », « Je n'ai pas de vie » : dans le langage familier, le symptôme apparaît si on l'écoute (libidinal).
Sur le plan social, le débordement s'exprime dans l'explosion des institutions les plus fondamentales du lien social : écoles, centres de santé, administration publique. Impossibilité d'écoute, capacité d'attention minimale, précarité des ressources, incapacité à faire face à la prolifération du mal-être qui cherche des obstacles plutôt qu'un abri.
Sur le plan terrestre, le débordement s’exprime comme un sentiment généralisé de « franchissement de toutes les limites » : urgence climatique, déprédation générale, destruction des écosystèmes. L’effondrement est à la fois psychique, social et écologique. Corps épuisés, liens stressés, terre brûlée. L’épuisement en est le symptôme, personne n’en peut plus. Mais de quoi est-ce un symptôme ?
La dynamique dérangée du capital l’emporte désormais sur la dynamique conservatrice. Les conditions du marché remplacent les conditions étatiques, la déréglementation remplace la réglementation. Tant dans les institutions du lien social que dans le rapport à soi et au monde. Nous sommes des engrenages qui accélèrent de plus en plus le mouvement même qui détruit votre vie. Cette voracité qui ne trouve jamais la paix ni le repos, cette agitation ou inquiétude constante, de ne jamais être à la maison, cette impatience anxieuse, ce rapport consommateur avec tout, tout cela est ce que nous portons avec notre corps.
Le hamster est dans la roue. Mais où est le frein d’urgence ?
Politique du désir, politique d'Eros
L'utopie néolibérale est la rencontre définitive entre la vie et le capital, mais le malaise résiste et insiste. Le symptôme ne peut pas être éliminé.
Le nouveau droit peut être compris précisément comme le « déni des symptômes ». Le déni de l'épuisement, de l'impuissance, de tout ce qui ne va pas et qui fait mal. Déni du changement climatique, des violences contre les femmes, des inégalités sociales. Ils captent la douleur et la souffrance, l’inconfort et le rejet, qui sont leur force libidinale, mais en même temps ils la réintroduisent dans une logique de victimisation. « Quelqu'un sera blâmé pour ce qui m'arrive » : les personnes trans, les malheureux, les écologistes. Ils soutiennent ainsi le même système qui fabrique de l'agitation en quantités industrielles.
Est-il possible de rompre le lien diabolique entre le principe de rendement et notre énergie physique et inconsciente ? Calmer les ordres mortifiants et mortels du surmoi ? Arrêter d'être le hamster dans la roue ? Avoir une relation différente avec l'inconfort, non pas victimisée et niée, mais positive et créative. Prendre soin de la douleur comme énergie de transformation et levier de changement.
Freud supposait que le savoir-faire avec inconfort (ce qu'il appelait « sublimation ») n'était à la portée que de quelques individus brillants, comme Michel-Ange ou Léonard. Il se méfiait des masses, chez lesquelles il ne voyait qu'un phénomène de régression, de soumission à un nouveau père, d'auto-abolition de la singularité. On ne peut pas lui en vouloir puisque les masses fascistes l'ont persécuté. Mais un mouvement collectif peut remplir la fonction de travailler de manière créative à surmonter le malaise. C’est historiquement prouvé. Non seulement Léonard ou Michel-Ange, mais aussi Jean ou Paul. Autrement dit, n'importe qui. On pense au punk sans aller trop loin : une œuvre alchimique avec le mal-être de l'époque ne serait-elle pas capable de transformer le désespoir en un mode de vie, un défi à l'établi, à de nouvelles beautés et de nouvelles rencontres ?
Les politiques du désir, auxquelles nous réfléchissons ici avec l'aide d'Herbert Marcuse, Jean-François Lyotard ou Franco Berardi (Bifo), sont précisément des formes de sublimation créatrice, ni compensatoires ni répressives, ni victimaires ni vengeresses. Des manières de savoir-faire avec l'inconfort qui ne sont pas simplement autoréférentielles et privées, chacune isolée avec sa propre névrose, mais surtout communes et dûment partagées. Sous pratique politique, une pratique thérapeutique, esthétique, érotique. Une mutation anthropologique de la force d'Eros.
« Seul l'amour nous libère de la répétition », dit Jorge Luis Borges. « Seul Eros peut maîtriser la pulsion de mort », explique Freud. « Seul l'amour peut donner du plaisir au désir », suggère Lacan. Le caractère destructeur de notre culture occidentale est non seulement institutionnalisé, mais est également déjà ancré psychiquement. Dans l'adhésion et la fascination pour la force brute, dans l'indifférence et la cruauté envers les populations superflues et les êtres humains en général, dans le sentiment de culpabilité et d'endettement permanent envers les commandements du surmoi. Seul Eros peut parler au scorpion. C'est le seul frein d'urgence capable d'arrêter la course folle du hamster sur sa roue.
Transformer la lutte pour l'existence (se battre pour la vie) qui caractérise de manière si décisive la vie en Occident – sous la forme d’une guerre pour la conquête de soi, des autres et de la planète Terre par le travail – dans la pacification de l’existence. Puisse le commandement de la performance être supprimé, par l'apaisement d'un plaisir toujours plus grand, ou même par une activité créatrice et significative qui porte en elle-même la récompense. Arrêtez de « gagner votre vie » – la vie comme un trophée dans un monde considéré comme un champ de bataille – mais commencez à vivre.
*Amador Fernández-Savater Il est journaliste, rédacteur et militant social. Auteur, entre autres livres, de Fuera de Lugar (A. Machado Libros).
Traduction: Eleutério FS Prado.
Référence
Amador Fernández-Savater. capitalisme libidinal. Par Amador Fernández-Savater. Barcelone, Ned Ediciones, 2024, 224 pages. [https://amzn.to/43jJHDE]

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