Par Guillaume Azevedo Marques de Saes*
Préface de l'auteur au livre nouvellement publié.
Le livre Capitalisme planifié : la planification économique dans la France des « Trente Glorieuses » (1945-1975) est basé sur des recherches postdoctorales menées au Département d'histoire de l'USP au cours de la période 2018-2020. Notre objectif était de réfléchir sur le leadership de l'État au sein du capitalisme, un sujet très cher, soit dit en passant, aux spécialistes de l'industrialisation brésilienne. En d'autres termes, nous voulions comprendre les motivations, les possibilités et les limites de l'intervention de l'État dans les économies capitalistes, et la planification économique de l'État nous est apparue comme un facteur fondamental dans l'étude de cette question, car c'était le meilleur moyen de tester la capacité des l'État de s'imposer aux agents économiques.
Pour comprendre le phénomène d'intervention de l'État dans les économies capitalistes, nous avons choisi un exemple particulier, qui est celui de la planification de l'État dans la France d'après 1945, exemple qui se distingue de ce que l'on pourrait appeler des exemples « classiques » de planification dans les années XNUMX-XNUMX. XNUMXe siècle, c'est-à-dire la planification socialiste, la planification promue par les régimes nationalistes dans le monde en développement et la planification dans les régimes fascistes et militaristes orientés vers une économie de guerre.
La planification comme instrument de la politique économique de l'État est apparue en Union soviétique et a été pratiquée dans d'autres régimes socialistes, son exécution ayant été, du moins en théorie, facilitée par le fait qu'il s'agissait d'économies d'État, plus facilement obéissantes au gouvernement central. pouvoir politique. La planification dans les régimes nationalistes du monde en développement (Nasser en Égypte, Velasco Alvarado au Pérou, Cárdenas au Mexique, régime militaire sud-coréen, régime nationaliste algérien, etc.) avait pour fonction de promouvoir une industrialisation accélérée des économies encore agraires, son résultat ayant varié selon les pays.
Dans le cas de l'Allemagne nazie, il y a eu une planification économique dont l'objectif était de préparer le pays à sa politique d'expansion militaire. Dans le cas de la France d'après 1945, il s'agit d'une planification étatique dans une économie capitaliste déjà industrialisée (même si ce n'est pas au niveau des grandes puissances industrielles) et sous un régime libéral-démocratique de type bourgeois, différent des autres cas évoqués.
Qu'est-ce qui aurait motivé une économie capitaliste déjà industrialisée à adopter la planification étatique comme instrument d'une politique de développement ? La planification était-elle vraiment possible dans le cadre d'une économie où les secteurs clés étaient majoritairement aux mains de groupes privés ? Stimulés par ces questions, nous avons mené une recherche couvrant une période de trois décennies de l'histoire de France, celle dite des Trente Glorieuses (1945-1975), la plus grande période de croissance du pays dans l'histoire de son développement capitaliste et une période pour son dirigisme économique basé sur les principes keynésiens.
L'objet central de la recherche est le Commissariat général au Plan (CGP), organisme de planification créé en France en 1946 et dont l'influence restera forte jusqu'au milieu des années 1970. et le dirigisme économique qui couvre les trente années suivant la fin de la Seconde Guerre mondiale, et, outre l'historiographie qui traite du sujet, nous nous appuyons, comme source principale, sur la lecture des six plans économiques élaborés par le CGP entre 1946 et 1975.
La réalisation de la recherche nous a amenés à considérer des aspects conjoncturels importants pour la mise en œuvre de la planification économique dans la France d'après-guerre. La planification ne pourra jamais être comprise en dehors du contexte historique dans lequel elle a émergé. Ainsi, des facteurs tels que la crise économique des années 1930, la stagnation économique et industrielle de la France à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la défaite militaire face à l'Allemagne nazie lors de la campagne 1939-1940, l'occupation militaire allemande jusqu'en 1944-1945 et la destruction partielle du pays à la suite des combats, sont déterminants pour expliquer la rupture qui a conduit les élites dirigeantes françaises à abandonner leur libéralisme économique traditionnel pour adopter le dirigisme et la planification étatique.
Ce contexte exceptionnel affaiblit politiquement les défenseurs du libéralisme économique, ainsi que les classes dirigeantes du pays, considérées comme incompétentes dans la conduite de la guerre (et responsables de la défaite de 1940) et comme collaboratrices de l'occupation nazie. Les groupes politiques qui prônaient déjà dans les années 1930 une restructuration de l'économie française et une modernisation de son secteur productif acquièrent ainsi la force politique nécessaire pour influencer la politique de l'État français après 1945.
La politique de développement de l'État français dans la période 1945-1975 a consisté, d'une manière plus générale, en la modernisation et la restructuration d'un secteur productif déjà existant (agricole et industriel) ; ce n'est pas, par exemple, une politique d'industrialisation d'un pays encore agraire, comme c'est le cas des nations du monde en développement (dont le Brésil lui-même à partir de 1930) qui ont établi des régimes nationalistes d'industrialisation.
Cette politique française d'après 1945 comportait, globalement, les volets suivants : modernisation des unités industrielles ; accélération de la mécanisation de l'agriculture ; la politique de concentration du capital, c'est-à-dire l'encouragement des fusions d'entreprises dans le but de créer des groupes plus forts et plus compétitifs au niveau international (cherchant ainsi à rompre avec la tradition française des petites et moyennes entreprises) ; la mise en place d'un modèle économique mixte avec une forte présence à la fois du secteur étatique (financement, énergie et infrastructures) et du secteur privé qui contrôle le secteur productif ; une plus grande ouverture économique du pays, en rupture avec le protectionnisme français traditionnel, ouverture qui s'accentuera dès la création de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957 ; politique de protection sociale (émergence de la fameuse l'État providence), avec la création de la sécurité sociale dans l'immédiat après-guerre.
Malgré l'instabilité politique de l'après-1945, conséquence des changements de régime (Gouvernement provisoire d'après-guerre en 1944-1946, IVe République en 1946-1958 et Ve République à partir de 1958), l'orientation de la politique de développement de l'État français est resté pratiquement le même (avec des modifications mineures et pour des raisons circonstancielles) jusqu'au milieu des années 1970.
Sur la base des six schémas économiques que nous avons analysés, nous avons vérifié que les orientations générales de la politique de développement prônée par le CGP correspondaient aux orientations générales de la politique de développement de l'Etat français durant les Trente Glorieuses, et que, par conséquent, la planification française était en fait un instrument de formulation de la politique économique actuelle. L'influence de la planification sur la trajectoire économique de la France après 1945 se manifeste également dans la similitude entre les résultats de l'économie française et les prévisions des plans ; certains plans ont eu plus de succès que d'autres, et donc la similarité entre la prédiction et les résultats pourrait être un peu plus grande ou un peu moins selon les cas.
Par ailleurs, la planification a joué un rôle idéologique important en contribuant à l'embrigadement de la nation française autour de l'idée de développement. Il est important de souligner que la fonction politique du CGP était de promouvoir des analyses et de présenter des diagnostics sur la situation de l'économie française, de formuler des politiques de développement et de fixer des objectifs à atteindre dans un certain délai (entre trois et quatre ans selon les plan), et de ne pas mener lui-même la politique économique ; cette dernière fonction relevait du gouvernement, à travers ses ministères économiques.
Les plans économiques français, même en conservant les lignes générales sur les trente années étudiées, se distinguaient entre eux en raison de problèmes conjoncturels, comme la différence entre les secteurs prioritaires – selon le moment où le plan a été élaboré, certains secteurs de l'économie nationale ont été privilégiées au détriment des autres – et l'évolution d'une orientation plus fortement étatiste dans l'immédiat après-guerre à une relative libéralisation dans les années 1960, alors que la situation du pays était déjà revenue à la normale, surmontant les pénuries et les destructions causées par le conflit militaire.
Si la situation exceptionnelle du pays en 1945 a permis une rupture dans la gestion des problèmes économiques, avec l'adoption d'un leadership étatique que les élites économiques françaises en situation normale n'accepteraient pas, le contexte a changé avec la refiguration du contexte international à partir du début des années 1970, et plus particulièrement avec l'usure et la stagnation économique de l'Union soviétique.
Ce nouveau contexte motivera l'abandon du modèle keynésien et de protection sociale adopté à la fin de la Seconde Guerre mondiale : avec une moindre menace d'expansion communiste par rapport aux décennies précédentes, les élites dirigeantes occidentales des années 1970 chercheront à promouvoir, à travers le projet néolibéral, un démantèlement du modèle économique mixte qui prévalait jusqu'alors et un démantèlement de la l'État providence, le déclin du danger communiste rend moins nécessaire une politique de concessions aux classes laborieuses et aux populations pauvres en général. Le modèle social et économique français d'après 1945 n'a pas échappé à la règle et connaît depuis un démantèlement progressif.
Enfin, notre objectif était, avec ce livre, de travailler sur un thème peu connu des spécialistes brésiliens du développement économique, et de discuter d'une question devenue d'actualité par coïncidence avec le contexte de la crise sanitaire du Covid-19, qui à son tour a nécessité plus planification et plus d'ingérence de l'État par différents gouvernements.
Nous pensons que derrière le soi-disant déni – c'est-à-dire le déni parfois hystérique de la dangerosité de cette nouvelle maladie – se cache une tentative désespérée de sauver un modèle néolibéral menacé par un défi pour lequel il n'est pas qualifié. La lutte contre le Covid est une guerre, qui nécessite une économie de guerre, avec un État intervenant et planificateur, ainsi qu'une politique sociale qui apporte la stabilité nécessaire aux nouveaux défis à venir.
*Guillaume Azevedo Marques de Saes il est chercheur postdoctoral en histoire à l'Université de São Paulo (USP).
Référence
Guillaume Azevedo Marqués de Saes. Capitalisme planifié : la planification économique en France pendant les « Trente Glorieuses » (1945-1975). São Paulo : publication indépendante, 2021, 132 pages.