Claude Lefort – action et critique

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Par SERGIO CARDOSO*

Considérations sur la trajectoire politique et intellectuelle du philosophe français

Quand on considère les vingt premières années de réalisation du grand projet de modernisation de l'Université brésilienne - les années qui vont de 1934 à 1954 - on ne peut manquer d'être surpris, toujours une fois de plus, de la part de chance qu'a eue cette entreprise : la collaboration de nombreux jeunes professeurs étrangers, dont la valeur exceptionnelle sera plus tard prouvée par des travaux d'une grande importance dans leurs domaines d'investigation respectifs.

Dans le cas de la Faculté de philosophie, Bastide, Braudel, Lévi-Strauss sont toujours dans les mémoires. Dans le cas de la chaire Philosophie, le cycle de nos 20 premières années s'est terminé en 1954 avec un nom qui a non seulement honoré de façon exponentielle cette galerie, mais qui nous a grandement profité par son travail et son amitié. Car, dès lors – durant ces années qu'il passa à São Paulo (1953 et 1954) – il porta toujours une attention particulière au Brésil, cultiva des liens d'amitié avec ses collègues brésiliens, accepta – lui qui avait une certaine résistance à la dispersion des voyages – venir au Brésil un nombre incalculable de fois (pour des stages, congrès, conférences) et recevoir, avec une affabilité unique, un grand nombre d'étudiants brésiliens à l'EHESS CETSAS (École des hautes études en sciences sociales).

Ma génération a eu le plaisir de l'entendre d'innombrables fois à São Paulo. En 1974, il donne un beau cours au Département de Philosophie sur la "Naissance de l'Idéologie" dans le cadre de "l'Humanisme Civique", où l'on entend, pour la première fois, des noms comme Salutati, L. Bruni et des mentions des travaux de Hans Baron, Guilbert ou Lauro Martines. En 1975, il est venu à une réunion du SBPC à Belo Horizonte. En 1983, il est venu deux fois, une fois pour des conférences à Porto Alegre et à l'USP, une autre pour un cours de sciences sociales. En 1988 pour une conférence au Cebrap, à l'IEA et au Département de Philosophie de l'USP. À partir des années 1990, plusieurs fois pour des cours promus par Adauto Novaes (avec qui il est devenu un grand ami). Ceci pour se souvenir des occasions qui viennent à l'esprit.

J'ai toujours voulu lui poser des questions sur les circonstances qui l'ont amené au Brésil au début des années 50, mais j'ai fini par ne pas le faire. J'ai toujours été intrigué par le fait que ce jeune de 29 ans, déjà « bien placé » dans le milieu intellectuel français, veuille venir enseigner à São Paulo. En 1945, il publiait déjà dans le numéro deux de Les Temps Modernes, recommandé par Raymond Aron, qui était également proche d'un des mentors de la revue à l'époque, Maurice Merleau-Ponty ; a un engagement politique important dans les groupes de gauche – de 1943 à 1949 dans le PCI et plus tard dans le groupe Socialisme ou barbarie. Entre 1952 et 1954, dans les pages de son propre Les Temps Modernes, avec la déjà grande vedette intellectuelle de la France d'après-guerre, Jean-Paul Sartre.

Qu'est-ce qui aurait amené à São Paulo ce jeune homme qui, peu de temps après son retour en France, n'a pas manqué un poste à l'Université de Paris, comme assistant du prestigieux G. Gurvitch - poste qu'il a occupé pendant deux ans, puis a déménagé à un long séjour à Caen avant votre déménagement à l'École ? Il est possible qu'un de ses étudiants brésiliens des années 50, comme le professeur José Arthur Gianotti, devenu son ami, ait pu satisfaire cette curiosité persistante. Une curiosité non négligeable (comme il est peut-être aussi significatif que nous ne l'ayons pas satisfaite). Mais pour le moment, je me contente de l'idée d'une grande chance - pouvoir compter sur l'amitié, l'attention et le travail que cet extraordinaire penseur politique a consacré au Brésil, au Département de philosophie de l'USP et à tant de nous en particulier. Nous sommes très reconnaissants pour son travail et son amitié.

La voie ouverte par la pensée militante de Claude Lefort me paraît paradigmatique des interrogations et des transformations de la gauche dans le long XXe siècle – un siècle commencé entièrement guidé par l'éclair de l'idée de Révolution, de transformation totale de la l'ordre du monde, et s'est terminé par le black-out de cette croyance, avec son vidage presque complet. Au départ, l'horizon de l'engagement dans le projet d'émancipation humaine avec une rupture radicale avec le passé d'exploitation humaine – imprégné, donc, de la croyance en un point de rupture radical entre ce passé et l'avenir ; au final, le goût amer d'assister à l'hégémonie de l'ordre libéral érigé à la fin de l'histoire.

Au début, tout indique le triomphe de la Révolution de 1917 ; donc, le grand événement, l'avènement du nouveau, du futur, semble se dérouler en Union soviétique : il y aurait eu une rupture radicale avec le passé d'exploitation, initiant l'ère de l'émancipation et de l'égalité ; là donc naîtrait l'homme nouveau, manifestant la raison dans l'Histoire. Même l'intelligentsia occidentale non communiste, on le sait, est conquise par l'image de la Révolution. les intellectuels européens font des manifestations publiques de sympathie pour l'URSS ; justifier leur politique intérieure et extérieure ; ils multiplient les manifestes anti-guerre et antifascistes et racontent avec enthousiasme leurs voyages en URSS. Ils deviennent socialistes, communistes, ou du moins, comme ils disaient alors, «compagnons de route ».

Cependant, bientôt, comme nous le savons aussi, la plupart d'entre eux abandonneront ce "route» : les procès de Moscou (1936 à 1938), le pacte germano-soviétique, puis la Hongrie, la Tchécoslovaquie, l'actualité des camps de concentration, etc. Il restait peu à la fin du siècle de ces convictions, du grand horizon révolutionnaire – surtout après l'effondrement du système soviétique. Lefort lui-même le note à une occasion : « aujourd'hui même le mot capitalisme, disait-il, menace de disparaître de notre vocabulaire ». Il n'y a plus « d'exploitation capitaliste » : nous vivons dans des sociétés de « marché ». Plus d'exploitation, plus de perdants se pavaner pour la vie. Mais je me souviens de tout cela parce que c'est dans ce siècle déconcertant que Lefort a tracé un chemin admirable, un chemin qu'on pourrait peut-être voir comme entièrement polarisé par l'exigence de comprendre la nature et la logique de la formation sociale et du régime soviétique ; les réalités qui polarisent les questions du siècle. Eh bien, sa propre réflexion sur la démocratie émerge de cette quête pour comprendre la dynamique de la Révolution et la trajectoire du régime soviétique.

Signalons rapidement et sommairement cet itinéraire. Je commence par l'adolescent issu d'une famille à sensibilité gauchiste (enthousiaste en 1936 par le front populaire de Léon Blum), qui, à 15 ans, est dérangé – comme il l'a rapporté à plusieurs reprises – par le livre de Roger Martin du Gard sur l'affaire Dreyfuss et qui se précipite alors pour lire un autre livre du même auteur, Les Thibault, se laissant emporter par les « aventures du jeune héros qui devient socialiste et pacifiste, qui se bat désespérément pour mobiliser les ouvriers contre la guerre de 1914 et qui trouve la mort en lançant des tracts d'un avion au-dessus des lignes françaises et allemandes », comme se souvient en interview (L'Anti-Mythes).

A 17 ans, en 1941-42 (sous l'occupation), il découvre le marxisme dans le cours de philosophie de Merleau-Ponty et commence à fréquenter un groupe trotskyste, ainsi qu'à lire méthodiquement Marx, Lénine, Trotsky, sous la conduite de un leader du groupe qui devient votre ami. Mais, la rencontre avec les trotskystes n'est pas fortuite, comme il le rapporte lui-même, en 1975, dans la belle interview donnée au L'Anti-Mythe. Avant cela, en Lycée Carnot, Merleau-Ponty lui avait demandé un jour s'il s'intéressait à la politique et ensuite ce qu'il pensait du parti communiste. Étonné par ses réponses, Merleau-Ponty lui demande s'il connaît Trotsky et, face à une réponse négative, lui dit : « si tu le connaissais, tu serais trotskyste ».

Car, en fait, il déteste chez le PCF le dogmatisme, le monolithisme, le culte de l'autorité, la discipline, le « centralisme démocratique ». En URSS, il critique la militarisation de la société, la hiérarchie bureaucratique, les inégalités salariales et même le réalisme socialiste. Il retrouve chez Marx la critique de la société bourgeoise sous tous ses aspects, aspirant donc à un marxisme anti-autoritaire et critique. Ainsi, en 1943, alors âgé de 19 ans, il devient trotskiste.

Mais qu'est-ce donc que devenir trotskyste ? Être trotskyste, c'est avant tout comprendre l'URSS comme un État socialiste dégénéré ; pourtant socialiste. Pourquoi un État socialiste ? Parce qu'elle maintiendrait les bases socialistes de la production : la propriété avait été nationalisée (puisqu'il y avait eu abolition de la propriété privée) et la production planifiée (c'est-à-dire socialisée). Ainsi, la Révolution est accomplie, même dégénérée ou déformée. De quelle dégénérescence s'agit-il ? La dégénérescence bureaucratique insidieuse et corrosive. La bureaucratie parasitaire profite de la distribution du produit de cette production socialisée. Ainsi, les rapports de production sont socialistes ; mais la révolution a été trahie, selon la formulation canonique de Trotsky.

C'est dans ce cadre d'interprétation et de critique du régime soviétique que s'inscrit alors le jeune Lefort – quoique, comme il le dit, avec bien d'autres interrogations et réserves sur le déterminisme historique, le rôle dirigeant donné au prolétariat, son « alliance de classe » avec la paysannerie et bien d'autres. Ainsi, dans les six années qu'il reste au Parti Communiste Internationaliste, de 1943 à 1949, les critiques, bientôt tournées vers le parti lui-même, se multiplient. Trotsky, pense-t-il, avait fétichisé les concepts de nationalisation, de collectivisation de la production, de planification, pour éviter de critiquer les rapports de production établis par le régime soviétique et pour écarter la question de la nature de classe de la bureaucratie bolchevique, accident, déviation. Lefort trouve un solide appui à ses critiques avec l'arrivée de Cornelius Castoriadis de Grèce, alors qu'il procédait déjà à une analyse précise des rapports de production en Union soviétique. Ensuite, ils quittent le PCI, en 1949.

Lefort, Castoriadis et un petit groupe constituent alors le magazine-collectif Socialisme ou barbarie, sous l'idée fondamentale que l'URSS constitue une nouvelle formation socio-économique, qui n'a rien à voir avec le socialisme. L'erreur de Trotsky, disaient-ils, a été de confondre la forme juridique de la propriété des moyens de production, en fait nationalisés, avec leur véritable contenu social et économique. Être propriétaire, ce n'est pas seulement avoir le droit reconnu de négocier ce qui vous appartient sur le marché. C'est le pouvoir de disposer (gérer – utiliser) ce qui vous appartient. Par conséquent, si la propriété des moyens de production est en cause, la question doit être : qui possède les moyens de production ? Qui détermine ce qui sera produit, comment cela sera produit, comment la consommation sera répartie, etc.

Dans le cas de l'URSS, la réponse est très claire : c'est la bureaucratie soviétique. Ainsi, dans les rapports de production, la bureaucratie occupe la place qu'occupaient auparavant les capitalistes. En conséquence, nous avons un capitalisme d'État, un capitalisme bureaucratique. Ce capitalisme d'Etat, disent nos jeunes militants, ne fait que réaliser une tendance historique de développement capitaliste. Et là on a affaire à un capitalisme plus pervers, puisque les salariés n'ont plus de pouvoir de négociation ; il ne peut pas faire la grève, il n'a pas de voix et de vie propre, aspiré par la bureaucratie.

Enfin, il ne suffit pas de dire, comme Trotsky, que « la propriété appartient à la Nation », que les moyens de production ont été nationalisés. Il faut comprendre quel groupe, quelle classe, joue le rôle de la Nation dans ces rapports de production. En URSS, la « Nation » recouvre évidemment la domination de la bureaucratie. Nous sommes en plein domaine de l'idéologie. La Nation est projetée sur le prolétariat ; le prolétariat, dans son parti ; le parti, dans son comité directeur ; le comité directeur, en Staline l'égocrate. Bref, il n'y aura de propriété effectivement collectivisée que lorsque les travailleurs disposeront eux-mêmes des conditions et des moyens de production, lorsqu'ils seront leurs propres dirigeants, c'est-à-dire lorsqu'il y aura autogestion.

Quelle serait donc la vraie Révolution ? Ce serait, bien sûr, l'abolition de la division chef/dirigé. Que serait le vrai socialisme ? Un pouvoir direct des ouvriers et non plus de leur « organe directeur », le Parti. Le socialisme est donc la gestion de la vie sociale par les travailleurs eux-mêmes. Eh bien, c'est une belle définition nominale du socialisme ! Mais comment arriver à sa véritable définition ? Quelles sont les conditions de possibilité de cette autogestion généralisée de la production sociale ? Comment cela se fait-il, comment est-ce possible ? Castoriadis se meut encore, croit Lefort, à l'horizon du déterminisme (celui de la « révolution dans les choses », comme dit Merleau-Ponty) : le développement historique rendrait la Révolution possible par elle-même. Tout se passe donc comme s'il suffisait d'abolir la propriété et la bureaucratie pour qu'émerge une bonne société.

Mais, regardons bien, le collectif Socialisme ou barbarie elle avait une grande thèse – le caractère de classe de la bureaucratie soviétique – et une ligne politique – anticapitaliste et antibureaucratique – dont elle déduit d'autres thèses concernant tous les problèmes du mouvement ouvrier. Le groupe se voit donc, pense Lefort, comme le dépositaire et le garant de la compréhension du vrai sens et de l'orientation de la Révolution socialiste. Ils pensent que ceux qui ont entrepris la critique du « socialisme réel » et compris le sens de la révolution doivent s'organiser et agir (par « leurs propres moyens ») pour atteindre leurs objectifs révolutionnaires. Ainsi, la majeure partie du groupe - au grand dam de Lefort - voyait dans le magazine un instrument pour construire une organisation révolutionnaire et un programme d'action politique.

Écoutons la déclaration de Lefort dans l'interview de L'Anti-Mythe: « l'expérience du groupe est instructive, car elle révèle certains traits, à mon sens, inévitables, d'un mouvement qui se croit l'embryon d'une organisation révolutionnaire. Aucun de mes anciens camarades, je pense, ne contestera : Socialisme ou barbarie, sans perdre de vue son extrême fragilité numérique, se définit comme le noyau du Leadership Révolutionnaire Mondial. Le noyau, à l'évidence, destiné à se transformer à partir du moment où une avant-garde ouvrière s'est regroupée autour de lui. Mais, finalement, il était évident que nous incarnions potentiellement cette Direction. Une direction, certes, d'un genre nouveau, étant donné que son programme était l'autonomie de la classe ouvrière, la lutte contre la bureaucratie. Mais, après tout, un Directoire, un organisme dont le but était de concevoir les tâches du mouvement ouvrier et d'englober tous les problèmes posés par l'avènement du socialisme dans les conditions historiques actuelles et, par conséquent, dont l'intention première était de définir les traits du futur proche. « Perspectives et tâches révolutionnaires », la formule qui ouvre le dernier chapitre de tous les programmes soumis aux congrès des grands partis est bien connue ; cette formule était bien sûr aussi la nôtre ».

Il est donc clair que la critique de Lefort du bolchevisme visait déjà le rôle assigné au « parti révolutionnaire », de sorte qu'au sein du groupe son malaise était permanent avec cette prétention à Socialisme ou barbarie à se considérer comme un « organe du parti », « bien qu'un parti virtuel ». Lefort ne voyait dans la revue qu'un organe de réflexion, de discussion, d'information, bref, un organe de critique et d'interrogation révolutionnaires. Ainsi, la rupture, annoncée presque dès le départ, devient définitive quand, en 1958, avec le coup d'État de De Gaulle, le groupe « pense que le moment est venu de construire effectivement l'organisation dont il rêvait ».

Lefort dira plus tard : « Je pense qu'à ce moment-là ils ont perdu la notion de réalité ». Dans cette rupture, la critique de Lefort a deux cibles claires : premièrement, l'idée d'une direction révolutionnaire autonome. Si la révolution est le pouvoir du prolétariat, ce pouvoir, même dans la révolution, ne peut être exercée que par lui. Une direction, un parti, qui agit « par ses propres moyens », qui fixe « ses propres moyens », aurait tendance à subordonner la lutte de classe autonome à sa propre stratégie et à ses propres décisions politiques. On ne peut prétendre diriger l'action des mouvements prolétariens autonomes, comme si le « parti » était le propriétaire de l'universel, le détenteur du sens du mouvement révolutionnaire. Le prolétariat est capable de définir lui-même son action et ses objectifs. Une organisation ne pourra que vous fournir des moyens pour vous développer : clarification théorique, information, mise en relation.

Il a déjà exprimé une telle position dans un article («L'expérience prolétaire») de 1952 : « ce n'est que de l'intérieur du prolétariat que peut prendre forme la connaissance de son histoire, de sa différenciation, de ses tâches présentes. Une mise en scène cristalliserait ce processus de connaissance de soi ». Une deuxième cible pour Lefort dans sa rupture avec Socialisme ou barbarie visant le concept même d'autogestion. Il est clair que l'autogestion renvoie à un élément de la dynamique démocratique : la participation aux décisions dans le domaine de la production, de l'administration, de l'école et de divers aspects de la vie sociale. Or, dit Lefort, « conçue comme un mode de fonctionnement de la société prise dans son ensemble, [l'idée d'autogestion] me paraît fantasmagorique et même dangereuse. Sous couvert de démocratie de masse, elle pourrait soumettre toutes les actions et représentations au dénominateur commun d'une « volonté du peuple ». Et la dynamique de la démocratie serait perdue ».

Aussitôt donc, en premier lieu, le départ de Lefort de Socialisme ou barbarie elle est associée à sa critique de la postulation d'une direction révolutionnaire, que le groupe, à sa manière, entend incarner ; mais il n'ignore pas, alors, que l'idée de leadership est liée à l'idée même de révolution. La racine de l'illusion, rappelle-t-il, réside dans la représentation – héritée de Marx – d'un espace social réellement divisé et destiné à devenir réellement unifié. En d'autres termes : « la réduction de la division sociale à la division de deux classes antagonistes qui composent, pour ainsi dire, deux sociétés en une, de telle sorte que l'une d'elles – celle des exploités – puisse détruire l'autre et dissoudre en soi tous les éléments adverses, pour faire [alors] une société homogène » : société sans division, société complètement ordonnée, organique, entièrement liée à elle-même, transparente à elle-même. Ainsi, à l'horizon de sa critique, ce n'est pas seulement la notion de leadership et de parti, mais plus profondément « la croyance en une 'solution', en une formule générale d'organisation de la société ». C'est ce qu'il dénonce comme illusoire.

Nous sommes, on le voit, à la porte de l'interrogation lefortienne de la Démocratie, comme en témoigne le philosophe lui-même : « ces réflexions m'ont amené à réexaminer l'idée de démocratie [...] que je croyais essentielle pour libérer de la représentation suggérée par la pratique de la démocratie bourgeoise, contre laquelle Marx et Lénine avaient justement dirigé leurs critiques. Problème central pour moi : penser une société qui accueille les effets de la division sociale et les effets de l'histoire ; qui accueille l'hétérogénéité du social – problème dont l'étude devrait me conduire de plus en plus vers une réinterprétation du politique au sens que les classiques donnaient à ce terme, [...] celui que mon travail sur Machiavel est venu nourrir à partir de 1956 ». L'histoire qui suit est bien connue. Machiavel, le penseur de la division sociale constitutive, de l'entreprise de socialisation des hommes comme inséparable du conflit, inscrit dans l'opposition des désirs des « grands » et du « peuple », vient, en effet, « nourrir » , de manière décisive, cet extraordinaire parcours de réflexion critique.

*Sergio Cardoso Il est professeur au département de philosophie de l'USP.

Texte établi à partir d'une communication au « Colloque international Claude Lefort : l'invention de la démocratie aujourd'hui ». Publié à l'origine dans Cahiers d'éthique et de philosophie politique, vol. 1, non.o. 32, 2018.

 

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