Collapsologie ou écosocialisme ?

Image : Harrison Haines
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Par DANIEL TANURO*

La situation est-elle très grave ? Oui! Y a-t-il une menace d’effondrement ? Oui. Mais cette issue n’est pas du tout « inévitable ». Cela risque de devenir inévitable si nous n’imposons pas de réponses anticapitalistes

La « collapsologie » et l’écosocialisme ont des points communs, mais aussi des différences importantes. On espère que le débat contribuera à les adoucir ou, à défaut, à les clarifier. C'est dans cet esprit que cette contribution est rédigée. Nous sommes d’accord sur un point important : il ne s’agit pas d’une crise, dans le sens où nous parlons d’une crise économique ou d’une crise hépatique, c’est-à-dire de phénomènes temporaires. La situation à laquelle nous sommes confrontés est infiniment plus grave. Mais l’avenir reste ouvert malgré tout. C'est la lutte qui est à l'ordre du jour, pas la résignation en deuil.

Selon le programme international géosphère-biosphère, la durabilité de la civilisation humaine dépend de neuf paramètres écologiques. Pour chacun, la limite de danger à ne pas dépasser a été définie. Le seul point positif est la reconstitution continue de la couche d’ozone. La frontière est inconnue pour deux paramètres. Mais il a été traversé par trois des six autres : le déclin de la biodiversité, la perturbation du cycle de l'azote et la concentration atmosphérique des gaz à effet de serre.

Contentons-nous d'une indication sur le changement climatique : les scientifiques situent entre +1°C et +4°C (par rapport à l'ère préindustrielle) le point de bascule au-delà duquel la calotte glaciaire du Groenland va se briser, entraînant une hausse de sept mètres de la température. niveau de la mer. Depuis 2016, le réchauffement est supérieur à 1°C ; alors nous sommes dans la zone dangereuse. Quoi qu’il en soit, sans mesures drastiques, il est très probable que le niveau des océans augmente de 60 à 80 cm dans les décennies à venir. Plusieurs centaines de millions de personnes seront contraintes de déménager.

Nous ne serions pas dans cette situation tragique si de sérieuses réductions des émissions de gaz à effet de serre avaient été décidées après la Conférence de Rio en 1992. Mais les émissions ont augmenté plus rapidement que jamais. Un record a été battu en 2017 : 3,7% de hausse ! Au rythme actuel, le budget carbone qui offre deux chances sur trois de ne pas dépasser 1,5°C de réchauffement sera épuisé d’ici 2030 ; 2°C, ce sera en 2050.

Les « collapsologues » concluent qu’un effondrement est inévitable et qu’il a déjà commencé. Ils reprennent l'analyse de Jared Diamond : la société élague la branche environnementale sur laquelle elle s'appuie. Elle va donc s’effondrer, comme d’autres sociétés humaines se sont effondrées dans le passé (Île de Pâques, Maya, etc.) . Qu'est-ce que cela signifie? Il ne s’agit pas seulement d’un effondrement d’une structure politico-étatique, comme ce fut le cas avec la chute de l’Empire romain, mais d’un « écocide », provoquant un dépassement de la « capacité de charge », conduisant à la disparition d’une grande partie de la structure politico-étatique. la population, peut-être la majorité.

Le succès de cette thèse a été assuré par la métaphore de l’Île de Pâques. Selon Jared Diamond, les habitants de l'île se sont multipliés jusqu'à 30.000 4 et ont détruit l'écosystème en abattant de grands palmiers pour déplacer leurs statues, de sorte que les 5/XNUMX de la population auraient disparu. La planète d'aujourd'hui serait dans la même situation. Un effondrement mondial est sur le point de se produire.

C'est le point de vue adopté par Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi sur l’Île de Pâques. Il est désormais bien établi que ses habitants n’ont jamais dépassé 3.500 XNUMX personnes. Les grands palmiers auraient disparu après la prolifération des rongeurs importés par les Polynésiens. Le mystère de l’arrêt de la production de statues peut s’expliquer par des facteurs sociaux. Le coup fatal porté à la civilisation insulaire fut porté par une cause extérieure : les attaques d'esclaves qui décimèrent la population.

Les experts des différents cas cités par Jared Diamond se sont réunis pour produire un ouvrage collectif très remarquable : Interroger l'effondrement. Il s’agit d’un ouvrage scientifique, pas d’un livre grand public ; par conséquent, cela n’a pas eu l’impact de Effondrement. Mais pourquoi des scientifiques comme Pablo Servigne et Raphaël Stevens continuent-ils à citer Jared Diamond ? Pourquoi ne mentionnent-ils pas le Interroger l'effondrement, qui conclut que la thèse de l’effondrement environnemental des sociétés passées est infondée ? Ils pourraient le faire parce que, s’agissant du présent, les « collapsologues » ont absolument raison : la destruction de l’environnement constitue une réelle menace d’effondrement. Les écosocialistes partagent pleinement cette préoccupation. En revanche, nous sommes totalement en désaccord avec la manière résignée de considérer l’effondrement comme un événement à accepter, car il serait inévitable.

Pablo Servigne affirme dans une interview que cette fatalité repose sur un « ensemble de preuves scientifiques ». Cette affirmation est extrêmement discutable. En fait, lorsque les experts en menaces environnementales abandonnent le strict récit des faits, deux directions principales se dégagent.

La première est celle des chercheurs pour qui la croissance est une vache sacrée. Ils croient que les technologies miracles permettront d’éviter une catastrophe sans altérer le système économique. Cette orientation est clairement majoritaire. Dans le 5ème rapport du GIEC (qui synthétise les travaux existants), plus de 90% des scénarios visant à rester en dessous de 2°C de réchauffement reposent sur l'hypothèse d'un déploiement massif des bioénergies avec captage et séquestration du carbone (une forme de géo-ingénierie lourde de conséquences) avec des risques écologiques et sociaux).

La deuxième orientation, très minoritaire, vient de chercheurs pour qui la croissance est une calamité, mais qui attribuent la responsabilité du désastre à l'humanité. Ils disent que la technologie et la production sociale sont productivistes par définition. L’idée selon laquelle la société actuelle se heurte à un mur parce qu’elle cherche à tirer profit des capitalistes qui se battent pour des parts de marché ne les touche même pas. Réduire brusquement la population est la seule solution pour ces gens. Certains disent sans ambages que la Terre est malade à cause de l’humanité. La disparition du genre humain semble plus facile à imaginer que celle du capitalisme, qui n’existe que depuis deux cents ans…

D’une manière générale, ces deux orientations ont en commun d’agir comme si les relations sociales de la société capitaliste étaient soumises aux lois naturelles. Au lieu de critiquer la « science » sur ce point, les « collapsologues » l’imitent.

Dans l'interview précitée, Pablo Servigne explique que l'effondrement est inévitable car « notre société repose à la fois sur les énergies fossiles et sur le système de la dette » : « pour fonctionner, il faut toujours plus de croissance », ou « sans énergies fossiles, il n'y a pas plus de croissance », « donc la dette ne sera jamais payée » ; « C’est donc tout notre modèle socio-économique qui va s’effondrer », dit-il. La même analyse est développée dans l’ouvrage rédigé avec Stevens.

Cependant, on ne peut pas mélanger les pommes des énergies fossiles avec les poires de la dette ! Les entreprises fossiles et leurs actionnaires ne veulent pas arrêter d’explorer les stocks fossiles car cela ferait éclater une bulle financière, d’accord. Mais cette bulle est constituée de capital fictif. C'est le produit de la spéculation. Cela n'a rien à voir avec le monde physique. Aucune loi naturelle ne dit que la facture de l’éclatement de la bulle carbone doit être payée par le reste de la société. Aucune loi naturelle ne dit donc que cette explosion doit effondrer la population mondiale. Aucune loi naturelle ne dit d'ailleurs que le seul moyen d'échapper à cette menace est de se résigner et de se retirer à la campagne pour fonder de petites communautés résilientes (expériences intéressantes d'ailleurs, mais là n'est pas le débat). Laissons les actionnaires payer le coût de leur gaspillage et le problème de la dette sera résolu…

Plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre sont imputables aux dix pour cent les plus riches de la population mondiale. Autrement dit : plus de la moitié de l’énergie consommée est destinée à répondre aux besoins des riches. Ajoutez à cela l'énergie gaspillée pour fabriquer des armes (pour défendre les intérêts des riches) et des produits d'obsolescence programmée (pour augmenter les profits des riches), ainsi que le gaspillage de près de la moitié de la production alimentaire mondiale (principalement dû à la course au profit instituée par les riches) et l'analyse change complètement.

La situation est-elle très grave ? Oui! Y a-t-il une menace d’effondrement ? Oui. Mais cette issue n’est pas du tout « inévitable ». Cela risque de devenir inévitable si nous n’imposons pas de réponses anticapitalistes. Nuancer! Les pratiques communautaires alternatives doivent donc être articulées avec une stratégie sociale et des luttes anticapitalistes, notamment pour bloquer les projets d’expansion du capital fossile.

En refusant de tirer cette simple conclusion, les collapsologues entrent dans un terrain très glissant : celui de la résignation fataliste face au risque de voir des centaines de millions d'êtres humains payer de leur vie la destruction de l'environnement par la folie de la croissance du capital. . Dans leur ouvrage, Servigne et Stevens évoquent, sans distance critique, les prédictions d'effondrement de plus de la moitié de la population mondiale. Son appel fataliste à « accepter le deuil » pourrait donc prendre une signification sinistre.

Ce risque de dérapage vient précisément du fait que la « collapsologie » naturalise les rapports sociaux au même titre que les chercheurs favorables à la seconde orientation évoquée plus haut, dont certains (Jared Diamond, par exemple) sont des néo-malthusiens. Les réponses hésitantes de Pablo Servigne au sujet de Malthus sont également significatives : sa grille de lecture « collapsologique » l'empêche de voir que l'auteur du Principe de population ce n’est pas un écologiste d’avant-garde, mais l’idéologue cynique de l’élimination des pauvres au profit de l’accumulation par les riches.

Dans un deuxième ouvrage (écrit avec Gauthier Chapelle), Pablo Servigne poursuit la réflexion de Kropotkine sur l'entraide dans le monde des vivants. C'est un point important. En particulier, la coopération est une caractéristique de Homo sapiens comme un animal social. Le capitalisme, fondé sur la lutte de tous contre tous, est donc un mode de production dénaturé. Espérons que ce constat permettra aux « collapsologues » d’abandonner leur triste résignation.

Mais il ne suffit pas d’appeler la biologie à la rescousse. Parce que la nature humaine n’existe concrètement qu’à travers ses formes historiques. La véritable entraide, qui se manifeste spontanément, mais de manière éphémère, lors des catastrophes, ne peut se solidifier que dans l’auto-organisation de la lutte contre la destruction capitaliste. En fin de compte, pour l’emporter, il faudra jeter les bases d’une autre société, fondée sur la satisfaction de besoins humains réels, déterminés démocratiquement et prudemment dans le respect des écosystèmes. C’est cette lutte et cette forme historique que nous appelons écosocialisme.

*Daniel Tanuro C'est un militant écosocialiste. Auteur, entre autres livres, de Illusion du capitalisme vert (La Presse Merlin).

Traduction: Joana Benário.

Initialement publié dans le journal Moins!.

Remarques


[1] Daniel Tanuro, ESSF (article 35111), Crise socio-écologique : Pablo Servigne et Rafaël Stevens, ou l'effondrement dans la joie.

[2] Comment tout peut s'effondrer. Petit manuel de collapsologie, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Seuil, 2015.

[3]Jared Diamant, Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Folio essais 2009.

[4] Interroger l'effondrement. Résilience humaine, vulnérabilité écologique et conséquences de l’Empire, Patricia A. McAnany et coll., Cambridge University Press, 2010.

[5] Reporterre, 7 mai 2015

[6] Entretien avec contretemps, 7 mars 2018. Les spécialistes de l’effondrement affirment que les pauvres des pays du Sud seront les moins touchés par l’effondrement parce que leur existence est la moins artificielle. C’est malheureusement (mais sans surprise) le contraire qui risque de se produire – et qui se produit déjà sous nos yeux.

[7] L'entraide. L'autre loi de la jungle, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, Les liens qui libèrent, 2017.


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