Par LUIZ CARLOS BRESSER-PEREIRA*
Considérations sur un essai de Pierre Vesperini
Dans son essai sur Nouvelle revue de gauche avec ce titre (no. 146, 2024), Pierre Vesperini commence par évoquer « l’annulation de la culture ». Les jeunes accusent certaines des figures les plus prestigieuses de la pensée, de l’art et de la politique de la culture occidentale de racistes, misogynes ou autoritaires. Il distingue la « culture en tant qu’héritage » (connaissances acquises au fil des générations), qui est la cible de la proposition d’annulation, de la « culture en tant que coutume » – l’ensemble des croyances et valeurs, idéologies ou mentalités dominantes. Mais ce qui intéresse réellement Pierre Vesperini, ce n’est pas la Cancel Culture, mais comment s’est formée la culture occidentale et par quelles étapes elle est passée.
Pierre Vesperini dit que pour lui « l'Occident est le résultat de la mondialisation de la civilisation européenne » (p. 100). Même si elle s’inspire de la Grèce antique et de Rome, la culture occidentale n’a pas vu le jour à cette époque. Deux facteurs ont déterminé son origine vers le IVe siècle : la division de l'Empire romain en un Empire byzantin, et un autre en Occident et le début de la christianisation – la conversion de toute la population au christianisme. Il écrit Christianisation avec un c majuscule car ce fait ou Conversion joue un rôle central dans sa vision de l'Occident.
Il rappelle que « le monde antique ne s'est pas converti spontanément ; Le christianisme était plutôt un joug violemment imposé sur lui. J’ai appris exactement le contraire quand j’étais enfant, mais aujourd’hui les historiens ne laissent aucun doute sur le fait que le christianisme a été imposé à tous ces gens par le fer et le feu. Et l’Église a rapidement adopté un argument puissant : selon lequel les païens iraient tous en enfer. « En regardant en arrière au fil des siècles, nous ne pouvons que reconnaître que l’Europe n’a jamais été chrétienne librement, sincèrement et pacifiquement. Une épée a toujours été levée sur la conscience de la population » (p. 101).
Le christianisme a apporté des innovations qui l'ont renforcé. Premièrement, la vie éternelle après la mort. Les religions plus anciennes parlaient également d’une autre vie, mais ce n’est que maintenant que la vie éternelle est devenue méritée par un bon comportement. Deuxièmement, dans les temps anciens, le corps et l’âme formaient une unité, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, la chair conduisait l’âme au péché et à la damnation. Enfin, pour être sauvé, l’homme doit accepter tous les dogmes de l’Église – les accepter sans réserve. Les clercs deviennent alors les gardiens de l'ordre. Ceux qui niaient cette foi – les Juifs, les Musulmans, les « hérétiques », les sorciers et les païens étaient les ennemis.
Le christianisme était la première couche de la culture occidentale, la seconde étant capitaliste. Le capitalisme s’est rapidement révélé être bien plus qu’un système économique – un grand mélange d’économique, de politique et de religieux. Or, plus expressément que dans le cas de la conversion, il s'agit d'un « projet politique ». Pierre Vesperini aurait pu rappeler que ce projet politique repose sur un mythe : celui que le « marché » aurait la capacité de coordonner l'ensemble de l'économie sans pratiquement aucune intervention de l'État.
Avec la révolution capitaliste, l’Occident a considérablement accru sa puissance et a pu conquérir le monde. C’était l’impérialisme colonialiste de la seconde moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Pierre Vesperini souligne que Marx, « un historien sans égal, a observé que l'esclavage voilé des salariés avait besoin, comme base, d'un esclavage non qualifié dans le Nouveau Monde » (Marx, La capitale, trad. Ben Fowkes, 1976 : 925).
Cet ordre, si un système aussi injuste peut être appelé « ordre », a été et continue d'être marqué par toutes sortes de violences. "Les catastrophes inimaginables qui se sont propagées à travers l'Europe lors de sa conquête du monde et les violences qu'elle a infligées à ses propres populations au fil des siècles, notamment aux femmes et aux minorités, sont des traumatismes ressentis par les générations d'aujourd'hui." Ainsi, la culture actuelle de l’annulation devient compréhensible. « Les classes dirigeantes vénèrent la culture occidentale comme un objet sacré et donc intouchable » (p. 105-06).
Walter Benjamin est l'un des auteurs qui, dans son livre, a placé la culture en tant que patrimoine sous jugement. Thèses sur la philosophie de l'histoire. Il considérait l’histoire comme « une procession triomphale dans laquelle tous les dirigeants sont les héritiers de la culture antérieure » qu’ils traitent comme un butin. Pour Walter Benjamin, toutes les grandes œuvres culturelles ont leur base chez les barbares. Il n’y a pas de Virgile sans l’Empire romain, il n’y a pas de Michel-Ange sans la papauté. Walter Benjamin prévient cependant que toutes les grandes œuvres doivent être considérées avec « une considération prudente », c’est-à-dire avec suspicion quant à leur caractère sacré.
Il est compréhensible que la Cancel Culture réagisse contre le caractère sacré, hiérarchique et antidémocratique de la culture occidentale. Dont les grands personnages étaient souvent hérétiques en leur temps, comme Voltaire ou Sartre, ou non démocrates, comme Goethe, Renan ou Thomas Mann. Mais annuler la culture est inacceptable.
S’appuyant sur sa réflexion prudente, Walter Benjamin propose l’approche philologue de la culture occidentale, qui ne hiérarchise ni ne sacralise, mais se demande « comment cette œuvre a-t-elle été réalisée ? Pierre Vesperini affirme que cette approche permet d'aboutir à un « humanisme culturel », qui cherche à comprendre le passé sans l'instrumentaliser ni le dominer. Comme le proposait Charles Péguy, « cherchez à aborder le texte comme s’il n’y avait rien entre lui et vous » (Œuvres complètes, 1913 [1992] : 200). C'est l'approche philologique.
Enfin, Pierre Vesperini voit une troisième couche dans la culture occidentale, qui s'ajoute aux couches ecclésiastique et capitaliste : la couche de l'émancipation, apparue aux XVIIIe et XIXe siècles. «Cela est apparu à une époque où la croyance en l’au-delà et surtout la croyance en l’enfer déclinait… des croyances qui étaient des outils fondamentaux de domination.» Et il note : « Pendant un temps, le projet capitaliste et le projet émancipateur se sont unis contre l’ordre chrétien, une alliance qui a produit la Révolution française. Mais cette alliance s’est effondrée lorsque le nouvel ordre capitaliste a refusé de garantir l’émancipation économique et sociale » (p. 113-114).
La guerre de 1914 met fin à l’universalisme européen. Dès les années 1900 environ, la culture occidentale définissait les « ennemis intérieurs », principalement la race. Une culture réactionnaire de l’annulation s’est alors formée, qui définissait l’ennemi intérieur comme un humanisme culturel, fruit de l’émancipation.
Une annulation qui fut également entreprise par les chrétiens du Moyen Âge, mais Charlemagne en empêcha le succès lorsqu'il décida de fonder son gouvernement sur des textes en latin, à une époque où l'on tentait d'empêcher la production de textes dans cette langue. En fait, la formation d’un nouveau canon ne s’est jamais accompagnée de l’anéantissement de la culture précédente.
Que va-t-il se passer maintenant ? Pierre Vesperini dit que « nous connaissons tous l’importance d’une conscience réflexive du passé dans la vie d’un individu. Et il en va de même pour les sociétés… L’individu n’est pas qu’un rouage du système. Il s'émerveille devant les théories philosophiques, les chefs-d'œuvre de la poésie, de la musique et de l'art, qui peuvent lui donner un sens à la vie » (p. 117).
Le capitalisme a cherché à nous convaincre que nous ne sommes rien d’autre que de la matière et des intérêts matériels. « Mais les humains sont avant tout des âmes… Une âme est un élan à la fois ludique, esthétique et épistémologique : on a envie de jouer, de créer, de ressentir et de s'émerveiller ; nous voulons chercher, découvrir et connaître. Et nous voulons le faire en compagnie des autres. (p. 118).
Une belle conclusion, quoique un peu trop individualiste. Pierre Vesperini n'oublie pas la société, l'individu semble être au centre de sa réflexion. Je me méfie moi-même de l'individu et de son idéologie, de l'individualisme libéral. Mais « Comment lire le passé » est un bel essai – si stimulant qu’il m’a amené à écrire ce commentaire. Il n’est pas possible d’annuler le passé, et encore moins de sacraliser le présent, de sacraliser la culture capitaliste occidentale qui résiste à l’émancipation et à la démocratie.
* Luiz Carlos Bresser-Pereira Il est professeur émérite à la Fundação Getúlio Vargas (FGV-SP) et ancien ministre des Finances. Auteur, entre autres livres, de À la recherche du développement perdu : un nouveau projet de développement pour le Brésil (Éditeur FGV) [https://amzn.to/4c1Nadj]
Référence
Pierre Vespérini. "Comment lire le passé ? Réflexions sur « Annuler la culture »'». Londres, Nouvelle revue de gauche, 146 mars/avril 2024 : 99-122.
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