Communication animale et langage humain

Hansjörg Mayer, alphabet carré, 1967
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Par ÉMILE BENVENISTE*

C'est aussi la société qui est la condition du langage.

Appliquée au monde animal, la notion de langage n'est créditée que d'un abus de termes. On sait qu'il a été impossible jusqu'ici d'établir que les animaux aient, même sous une forme rudimentaire, un mode d'expression qui ait les caractères et les fonctions du langage humain. Toutes les observations sérieuses faites sur les communautés animales ont échoué, toutes les tentatives faites par diverses techniques pour provoquer ou contrôler toute forme de parole ressemblant à celle des hommes. Il ne semble pas que les animaux qui émettent des cris variés manifestent, lors de ces émissions vocales, des comportements dont on déduit que des messages « parlés » sont transmis. Les conditions fondamentales d'une communication proprement linguistique semblent manquer au monde animal, même supérieur.

La question se pose différemment aux abeilles, ou du moins il faut admettre qu'elle peut l'être. Tout porte à croire – et le fait est observé depuis longtemps – que les abeilles ont un moyen de communiquer. L'organisation prodigieuse de leurs colonies, leurs activités différenciées et coordonnées, leur capacité à réagir collectivement face à des situations imprévues, suggèrent qu'ils ont les compétences pour échanger de vrais messages. L'attention des observateurs a été particulièrement attirée sur la manière dont les abeilles sont averties lorsque l'une d'entre elles découvre une source de nourriture.

Une abeille ouvrière récoltante, trouvant par exemple en vol une solution sucrée au moyen de laquelle elle tombe dans un piège, s'en nourrit aussitôt. Pendant qu'il se nourrit, l'expérimentateur prend soin de le marquer. L'abeille retourne alors dans sa ruche. Quelques instants plus tard, on voit arriver au même endroit un groupe d'abeilles parmi lesquelles l'abeille marquée est introuvable et qui proviennent toutes de la même ruche.

Elle a dû prévenir ses compagnons. Il faut bien qu'elles aient été bien renseignées, car elles arrivent sans guide sur les lieux, souvent très éloignés de la ruche et toujours à l'abri des regards. Il n'y a pas d'erreur ni d'hésitation dans le repérage : si la première a choisi une fleur parmi d'autres qui pourrait également l'attirer, les abeilles qui viendront après son retour se jetteront sur celle-là et abandonneront les autres. Apparemment, l'abeille éclaireuse a indiqué à ses compagnons d'où elle venait. Mais de quelle manière ?

Ce problème fascinant a longtemps interpellé les observateurs. Karl von Frisch (professeur de zoologie à l'université de Munich) doit à Karl von Frisch, à travers les expériences qu'il mène depuis une trentaine d'années, d'avoir établi les principes d'une solution. Ses recherches ont fait connaître le processus de communication entre les abeilles. Il a observé, dans une ruche transparente, le comportement d'une abeille qui revient après avoir trouvé de la nourriture. Il est immédiatement entouré de ses compagnons au milieu d'une grande effervescence, et ceux-ci tendent leurs antennes vers lui pour recueillir le pollen dont il est chargé ou absorber le nectar qu'il crache. Puis, suivie de ses compagnes, elle exécute des danses. C'est à ce moment essentiel du processus et de l'acte de communication lui-même.

L'abeille s'adonne, selon les cas, à l'une des deux danses différentes. L'une consiste à dessiner des cercles horizontaux de droite à gauche, puis de gauche à droite successivement. L'autre, accompagnée d'une vibration continue de l'abdomen (danse frétillante, « danse du ventre »), imite plus ou moins la figure d'un chiffre 8 : l'abeille vole tout droit, puis fait un tour complet à gauche, vole à nouveau tout droit, recommence un tour complet à droite, et ainsi de suite. Après les danses, une ou plusieurs abeilles quittent la ruche et vont directement à la source que la première avait visitée, et après s'être rassasiées, elles retournent à la ruche où, tour à tour, elles s'adonnent aux mêmes danses, ce qui provoque de nouveaux départs. ., si bien qu'après quelques allées et venues, des centaines d'abeilles ont déjà afflué à l'endroit où la première a découvert de la nourriture.

La danse en rond et la danse en huit sont donc de véritables messages par lesquels la découverte est signalée à la ruche. Restait à trouver la différence entre les deux danses. K. von Frisch pensait qu'il s'agissait de la nature de la nourriture : la danse circulaire annoncerait le nectar, le huit, le pollen. Ces données, avec leur interprétation, présentées en 1923, sont aujourd'hui des notions courantes et déjà vulgarisées.[I] Il est compréhensible qu'ils aient suscité un vif intérêt. Même démontrés, cependant, ils ne permettent pas de parler d'un vrai langage.

Ces aspects sont maintenant complètement renouvelés par les expériences que Karl von Frisch réalisera plus tard, élargissant et corrigeant ses premières observations. Il les fait connaître en 1948 dans des publications techniques et, résumées très clairement, en 1950 dans un petit volume qui reproduit des conférences données aux États-Unis.[Ii] Après des milliers d'expériences d'une patience et d'une ingéniosité vraiment admirables, il réussit à déterminer le sens des danses. La nouveauté fondamentale consiste en ce qu'elles ne portent pas, comme il l'avait d'abord pensé, sur la nature de la trouvaille, mais sur la distance qui sépare cette trouvaille de la ruche.

La danse en cercle annonce que le lieu de la nourriture doit être recherché à une petite distance, dans un rayon d'environ une centaine de mètres autour de la ruche. Les abeilles partent alors et se répandent autour de la ruche jusqu'à ce qu'elles l'aient trouvée. L'autre danse que l'ouvrier moissonneur exécute en vibrant et en décrivant des huit (danse frétillante), indique que le point est situé à une plus grande distance, au-delà de cent mètres et jusqu'à six kilomètres. Ce message a deux indications distinctes - l'une sur la distance, l'autre sur la direction.

La distance est impliquée par le nombre de figures dessinées dans un temps donné; varie toujours en raison inverse de sa fréquence. Par exemple, l'abeille décrit neuf à dix "huit" complets en quinze secondes lorsque la distance est de cent mètres, sept sur deux cents mètres, quatre et demi sur un kilomètre et deux seulement sur six kilomètres. Plus la distance est grande, plus la danse est lente. Quant à la direction dans laquelle chercher la trouvaille, c'est l'axe du « huit » qui pointe vers le soleil ; selon qu'il s'incline vers la droite ou vers la gauche, cet axe indique l'angle que forme le lieu de découverte avec le soleil. Les abeilles sont capables de s'orienter même par temps couvert, en raison d'une sensibilité particulière à la lumière polarisée.

En pratique, il y a de légères variations d'une abeille à l'autre ou d'une ruche à l'autre dans l'évaluation de la distance, mais pas dans le choix de l'une ou l'autre danse. Ces résultats sont le produit d'environ quatre mille expériences, que d'autres zoologistes, d'abord sceptiques, ont répétées en Europe et aux États-Unis, et ont finalement confirmées.[Iii] Nous avons maintenant les moyens de nous assurer que c'est bien la danse, sous ses deux formes, qui sert aux abeilles à informer leurs compagnes de leurs trouvailles et à les guider par des indications de direction et de distance. Les abeilles, percevant l'odeur de la moissonneuse ou absorbant le nectar qu'elle a avalé, découvrent en outre la nature de la trouvaille. Ils entreprennent à leur tour leur vol et atteignent l'endroit avec certitude. De là, l'observateur peut, selon le type et le rythme de la danse, prédire le comportement de la ruche et vérifier les indications transmises.

L'importance de ces résultats pour les études de psychologie animale n'a pas besoin d'être soulignée. Nous voudrions insister ici sur un aspect moins visible du problème que K. von Frisch – soucieux de décrire objectivement ses expériences – n'a pas abordé. Nous sommes pour la première fois en mesure de préciser avec quelque précision le mode de communication employé dans une colonie d'insectes ; et pour la première fois on peut imaginer le fonctionnement d'un « langage » animal. Il peut être utile de préciser brièvement en quoi c'est et ce n'est pas un langage, et comment ces observations sur les abeilles aident à définir, par similitude ou par contraste, le langage humain.

Les abeilles sont capables de produire et de comprendre un vrai message qui contient d'innombrables données. Ils peuvent donc enregistrer des relations de position et de distance ; ils peuvent les garder en « mémoire » ; ils peuvent les communiquer en les symbolisant par divers comportements somatiques. Le fait notable est d'abord qu'ils manifestent une aptitude à symboliser : il y a même une correspondance « conventionnelle » entre leur comportement et les données qu'ils traduisent. Cette correspondance est perçue par les autres abeilles dans les termes dans lesquels elle leur est transmise et devient un moteur d'action. Jusqu'à présent, nous avons trouvé, chez les abeilles, les conditions mêmes sans lesquelles aucun langage n'est possible - la capacité de formuler et d'interpréter un "signe" qui renvoie à une certaine "réalité", la mémoire de l'expérience et la capacité de la décomposer.

Le message transmis contient trois données, les seules identifiables à ce jour : l'existence d'une source de nourriture, sa distance et sa direction. Ces éléments pourraient être commandés un peu différemment. La danse en cercle indique simplement la présence de la trouvaille, déterminant qu'elle se trouve à une petite distance. Il est basé sur le principe mécanique du « tout ou rien ». L'autre danse formule véritablement la communication ; cette fois, c'est l'existence de la nourriture qui est implicite dans les deux données (distance, direction) expressément énoncées. On y voit bien des points de ressemblance avec le langage humain. Ces procédés mettent en œuvre une symbolique vraie quoique rudimentaire, par laquelle des données objectives sont transposées en gestes formalisés, qui comportent des éléments variables de « sens » constant. De plus, la situation et la fonction sont celles d'une langue, en ce sens que le système vaut à l'intérieur d'une communauté donnée et que chaque membre de cette communauté a des aptitudes à l'utiliser ou à le comprendre dans les mêmes termes.

Les différences sont pourtant considérables et aident à prendre conscience de ce qui caractérise réellement le langage humain. La première, essentielle, est que le message des abeilles consiste entièrement en danse, sans l'intervention d'un appareil « vocal », alors qu'il n'y a pas de langage sans voix. D'où une autre différence, qui est d'ordre physique. La communication chez les abeilles, n'étant pas vocale, mais gestuelle, s'effectue nécessairement dans des conditions permettant la perception visuelle, à la lumière du jour ; il ne peut pas se produire dans l'obscurité. Le langage humain ne connaît pas une telle limitation.

Une différence capitale apparaît aussi dans la situation dans laquelle la communication a lieu. Le message des abeilles ne suscite aucune réponse de l'environnement, seulement un certain comportement, qui n'est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain. On parle avec d'autres qui parlent, c'est la réalité humaine. Cela révèle un nouveau contraste. Parce qu'il n'y a pas de dialogue pour les abeilles, la communication ne fait référence qu'à certaines données objectives. Il ne peut y avoir de communication concernant une donnée « linguistique » ; non seulement parce qu'il n'y a pas de réponse, la réponse étant une réaction linguistique à une autre manifestation linguistique ; mais aussi en ce sens que le message d'une abeille ne peut être reproduit par une autre qui ne s'est pas vue dans les faits que la première annonce.

Il n'est pas prouvé qu'une abeille va, par exemple, emporter le message qu'elle a reçu dans la sienne vers une autre ruche, ce qui serait une forme de transmission ou de retransmission. On voit la différence du langage humain, où, dans le dialogue, la référence à l'expérience objective et la réaction à la manifestation linguistique se mêlent librement, à l'infini. L'abeille ne construit pas un message à partir d'un autre message. Chacun qui, alerté par la danse du premier, sort et va se nourrir au point indiqué, reproduit la même information lorsqu'il revient, non pas du premier message, mais de la réalité qu'il vient de vérifier. Or, le caractère du langage est de fournir un substitut à l'expérience qui se prête à une transmission sans fin dans le temps et dans l'espace, ce qui est typique de notre symbolisme et du fondement de la tradition linguistique.

Si nous considérons maintenant le contenu du message, il sera facile de voir qu'il se réfère toujours et uniquement à une donnée, l'aliment, et que les seules variantes qu'il contient sont liées à des données particulières. Le contraste avec le contenu illimité du langage humain est évident. Par ailleurs, le comportement signifiant le message des abeilles dénote une symbolique particulière qui consiste en une copie de la situation objective, de la seule situation qui rend possible un message, sans aucune variation ou transposition possible. Or, dans le langage humain, le symbole en général ne configure pas les données de l'expérience, au sens où il n'y a pas de rapport nécessaire entre la référence objective et la forme linguistique. Il y aurait bien des distinctions à faire ici sous l'aspect du symbolisme humain, dont la nature et le fonctionnement ont été peu étudiés. La différence demeure cependant.

Un dernier caractère de la communication des abeilles est fortement opposé aux langages humains. Le message des abeilles ne peut être analysé. On ne peut les voir que comme un contenu global, la seule différence étant liée à la position spatiale de l'objet rapporté. Il est cependant impossible de décomposer ce contenu en ses éléments formateurs, en ses « morphèmes », de manière à faire correspondre chacun de ces morphèmes à un élément de l'énoncé. Le langage humain s'y caractérise précisément. Chaque énoncé est réduit à des éléments qui peuvent être librement combinés selon des règles définies, de sorte qu'un très petit nombre de morphèmes permet un nombre considérable de combinaisons - d'où naît la variété du langage humain, qui est la capacité de tout dire.

Une analyse plus approfondie du langage montre que ces morphèmes, éléments de sens, se résolvent, à leur tour, en phonèmes, éléments articulatoires dépourvus de sens, encore moins nombreux, dont l'assemblage sélectif et distinctif fournit les unités signifiantes. Ces phonèmes « vides », organisés en systèmes, constituent la base de toutes les langues. Il est clair que le langage des abeilles ne permet pas d'isoler des constituants similaires ; elle ne se réduit pas à des éléments identifiables et distinctifs.

L'ensemble de ces observations révèle la différence essentielle entre les processus de communication découverts entre les abeilles et notre langage. Cette différence se résume au moment qui nous semble le plus approprié pour définir le mode de communication utilisé par les abeilles ; ce n'est pas une langue, c'est un code de signes. Tous les caractères en découlent : la fixité du contenu, l'invariabilité du message, la référence à une situation unique, le caractère indécomposable de l'énoncé, sa transmission unilatérale. Il est cependant significatif que ce code, la seule forme de « langage » que l'on puisse encore découvrir chez les animaux, soit caractéristique des insectes qui vivent en société.

C'est aussi la société qui est la condition du langage. Eclairer indirectement les conditions du langage humain et le symbolisme qu'il suppose n'est pas le moindre intérêt des découvertes de K. von Frisch – outre les révélations qu'elles nous apportent sur le monde des insectes. Il est possible que les progrès de la recherche nous fassent pénétrer plus profondément dans la compréhension des ressorts et des modalités de ce type de communication, mais avoir établi qu'il existe, ce qu'il est et comment il fonctionne, c'est déjà mieux voir où commence le langage et comment il est délimité L'homme.[Iv]

*Émile Benveniste (1902-1976) était professeur de grammaire comparée au Collège de France. Auteur, entre autres livres, de L'homme au langage (brésilien).

Traduction : Maria da Glória Novak et Luiza Neri.

Initialement publié dans le magazine Diogène, je (1952).

notes


[I] Alors Maurice Mathis, Le peuple des abeilles, p.70 : « Le docteur K. von Frisch avait découvert… le comportement de l'abeille accrochée autour de la ruche. Selon la nature de la trouvaille à explorer, miel ou pollen, l'abeille crochue exécutera une véritable danse de démonstration sur les galettes de cire, tournant en rond pour une substance sucrée, décrivant des huit pour le pollen ».

[Ii] Karl de Frisch, Les abeilles, leur vision, leurs sens chimiques et leur langage, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1950.

[Iii] Voir l'introduction de Donald R. Griffin au livre de K. von Frisch, p. VII.

[Iv] [1965]. Pour un aperçu des recherches récentes sur la communication animale et le langage des abeilles en particulier, voir un article de TA Sebeok, publié dans Science, 1965, p. 1006 art.

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