Par THOMAS PICETTY*
La concentration croissante des richesses est en passe de devenir le principal problème économique mondial.
Réjouissez-vous : le Association économique américaine (AEA), la première organisation professionnelle d'économistes aux États-Unis, vient de décerner la médaille Clark à Gabriel Zucman pour ses travaux sur la concentration des richesses et l'évasion fiscale. Décernée chaque année à un lauréat de moins de 40 ans, la distinction récompense notamment un travail de rupture qui démontre l'importance considérable de l'évasion fiscale des riches, y compris dans les pays scandinaves, rapidement érigés en parangons de vertu.
Doté d'une immense capacité de travail, d'un souci du détail rare et d'un talent inégalé pour déterrer de nouvelles données et les faire parler, Gabriel Zucman a également révélé l'ampleur insoupçonnée de l'évasion fiscale des sociétés multinationales de tous les pays.
Aujourd'hui directeur de l'Observatoire budgétaire de l'Union européenne, il consacre la même énergie à trouver des solutions aux maux qu'il documente. Dans l'un de ses premiers rapports, l'Observatoire a démontré que les États membres de l'Union européenne pouvaient choisir d'aller plus loin que le taux minimum de 15% fixé par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (trop bas et largement contourné), sans attendre l'unanimité. En imposant à chaque multinationale qui entend exporter des biens et des services une taxe de 25 % sur ses bénéfices – les mêmes que ceux payés par les producteurs établis sur le territoire national – la France obtiendrait un revenu supplémentaire de 26 milliards d'euros et inciterait les autres pays à le faire le même.
Le fait de Association économique américaine choisir de récompenser ce travail est important, car il montre que le cœur de la profession commence à prendre conscience de l'insoutenabilité du modèle social et fiscal actuel. N'exagérons pas : les économistes ont toujours été moins monolithiques qu'on ne l'imagine parfois, y compris aux États-Unis. En 1919, le président de Association économique américaine, Irving Fisher, a choisi de consacrer son « discours présidentiel » à la question des inégalités.
Il explique sans détour à ses collègues que la concentration croissante des richesses est en passe de devenir le principal problème économique de l'Amérique, qui risque, si l'on n'y prend garde, de devenir aussi inégalitaire que la vieille Europe (alors perçue comme oligarchique et contraire à l'américain esprit). Irving Fisher est perplexe face aux estimations publiées en 1915 par Willford King selon lesquelles « 2 % de la population possèdent plus de 50 % des richesses » et que « les deux tiers de la population ne possèdent presque rien », ce qui lui suggère « une répartition non démocratie de la richesse » menaçant les fondements mêmes de la société américaine.
taxe de victoire
C'est dans ce contexte que les États-Unis ont appliqué de 1918 à 1920 (sous le président démocrate Wilson) des taux supérieurs à 70 % au sommet de la hiérarchie des revenus, avant tous les autres pays. Lorsque Franklin D. Roosevelt est élu en 1932, le terrain intellectuel est depuis longtemps préparé pour la mise en place de la progressivité fiscale à grande échelle, avec le fameux taxe de victoire (Victory tax) de 88% en 1942 et 94% en 1944. Les Etats-Unis appliqueront des taux similaires en Allemagne et au Japon : dans l'esprit de l'époque, ces institutions fiscales étaient perçues comme un complément indispensable aux institutions démocratiques, sinon elles fonctionnaient le risque de tomber dans une dérive ploutocratique.
Ces leçons ont malheureusement été oubliées, et les États-Unis et une grande partie du monde sont entrés, depuis les années 1980 et 1990, dans une nouvelle spirale oligarchique. Il serait certainement exagéré de jeter tout le blâme sur les économistes. Si la contre-offensive lancée dans les années 1960 et 1970 par Milton Friedman ou Friedrich Hayek a réussi à porter ses fruits, c'est aussi en raison du manque d'appropriation collective par les institutions du New Deal par les citoyens et le mouvement social et syndical.
La bataille intellectuelle se livre aussi dans les départements de philosophie : lorsque John Rawls publie son Théorie de la justice en 1971, il pose les bases conceptuelles d'un ambitieux programme égalitaire, mais reste relativement abstrait dans ses réalisations concrètes. Dans le même temps, Milton Friedman et Friedrich Hayek sont parfaitement précis quant à leur objectif de démolir la progressivité fiscale.
Déréglementation et libéralisation
Le fait est que les économistes portent une responsabilité particulière dans le mouvement de déréglementation et de libéralisation des dernières décennies. Il y a bien sûr les effets liés à la recherche de financements privés, qui détournent les propos vers la droite. En 2016, lorsque les démocrates Bernie Sanders et Elizabeth Warren ont approuvé des propositions audacieuses d'impôt sur la fortune (avec des taux passant de 6% à 8% par an au-dessus de 1 milliard de dollars), l'ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton et président de Harvard, Larry Summers - grand défenseur de la libéralisation absolue des flux de capitaux – s'étrangle presque et n'hésite pas à s'en prendre violemment aux chercheurs comme Gabriel Zucman qui défendent ces propositions (qui relèvent pourtant du simple bon sens, compte tenu des taux d'imposition quasi nuls de l'impôt sur le revenu payés par les milliardaires).
Il existe aussi des raisons strictement intellectuelles liées à l'évolution de la discipline économique. Pour se donner une fascination scientifique autonome, l'économie a eu tendance à s'isoler de l'histoire et de la sociologie et à naturaliser les institutions étudiées (marché, propriété, concurrence), oubliant au passage son cadre social et politique dans des sociétés particulières.
Les modèles mathématiques peuvent être utiles s'ils sont utilisés à bon escient et non comme une fin en soi. La technique statistique peut être utilisée à condition de ne pas perdre de vue le regard critique sur les sources et les catégories. Il reste encore un long chemin à parcourir pour que l'économie politique et historique retrouve sa place au sein des sciences sociales.
* Thomas Piketty est directeur de recherche à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales et professeur à l'École d'économie de Paris. Auteur, entre autres livres, de Capitale au XNUMXème siècle (intrinsèque).
Traduction : Aluisio Schumacher pour le portail Forum 21.
Publié par le journal Le Monde.
Note
Collecte du déficit fiscal des entreprises multinationales : simulations pour l'Union européenne, Mona Barake, Theresa Neef, Paul-Emmanuel Chouc, Gabriel Zucman, juin 2021.
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