Le génie irlandais dans la culture occidentale ne découle pas de la pureté raciale celtique, mais d'une condition paradoxale : savoir composer avec brio avec une tradition à laquelle ils ne doivent aucune allégeance particulière. Joyce incarne cette révolution littéraire en transformant la journée ordinaire de Leopold Bloom en une odyssée sans fin.
1.
Mesdames et Messieurs, le sociologue américain d'origine suédoise Thorstein Veblen a consacré un article à la prépondérance des Juifs dans la culture occidentale. Cette prépondérance, ou primauté, peut être démontrée statistiquement, et Thorstein Veblen a voulu en étudier les causes. Il rejetait avant tout l'ethnicité : il ne croyait pas, niait toute supériorité ou singularité de la race juive.
Il a également souligné que les Juifs sont très métissés, qu'on ne peut peut-être pas parler de Juifs purs, et a conclu que la raison de ce phénomène était que les Juifs, dans la culture occidentale, ont affaire à une culture qui n'est pas la leur. Autrement dit, une culture à laquelle ils ne doivent aucune loyauté et au sein de laquelle ils peuvent agir sans superstition et souvent de manière révolutionnaire.
Abordons maintenant un problème similaire, celui qui nous intéresse aujourd'hui : le cas de l'Irlande, celui des Irlandais dans la culture britannique et occidentale. Au XIXe siècle, la différence entre la race saxonne et la race celtique était soulignée : il existe un roman de Meredith intitulé Celtes et saxons, mais plus tard, en approfondissant le sujet, on a constaté qu'il ne s'agissait pas d'une différence raciale.
Au XIXe siècle, on pensait que tous les Anglais étaient d'origine saxonne, et qu'être Irlandais signifiait avoir du sang celtique. On pense aujourd'hui que les Anglais et les Irlandais sont racialement hétérogènes, ce qui est tout à fait naturel. Prenons l'exemple d'une population celtique en Angleterre, envahie ensuite par les Romains, qui furent ensuite envahis par les Saxons, les Angles et les Jutes – ces derniers venus du Danemark –, puis par les Danois, puis par les Normands, puis par les Scandinaves, conquis par la culture française…
On constate déjà que la culture anglaise est assez hétérogène. Quant à l'Irlande, il suffit d'observer quelques grands noms irlandais pour constater que beaucoup sont d'origine anglaise. La théorie de la race celtique ne suffirait donc pas à expliquer ces phénomènes.
Ce qui est curieux, c'est que l'Irlande a donné au monde une série de noms célèbres, et cela n'a rien à voir avec le fait que l'Irlande soit un petit pays pauvre et peu peuplé. Cependant, nous avons déjà le célèbre mystique Jean Scot au IXe siècle, et puis – je ne prétends pas épuiser la liste des noms irlandais illustres, je mentionnerai simplement ceux qui se sont accumulés, ceux qui me viennent à l'esprit – pensons à Oscar Wilde, à William Butler Yeats, celui que T. S. Eliot considérait comme le plus grand poète de langue anglaise de notre époque, à George Moore, à Bernard Shaw, à Sheridan… dans un autre domaine, au duc de Wellington. Autrement dit, les noms illustres ne manquent pas. Et puis pensons aussi à James Joyce.
Je pense que la théorie, la conjecture de Thorstein Veblen, pourrait s'appliquer aux Irlandais, indépendamment de toute caractéristique raciale. On pourrait donc dire que les Irlandais vivent au sein de la culture anglaise. Ils maîtrisent – parfois avec brio – la langue anglaise. Et pourtant, ils savent qu'ils ne sont pas anglais, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas particulièrement attachés à la tradition – ou aux traditions – anglaises. Ils peuvent donc envisager leur action d'un point de vue révolutionnaire.
Et, si vous me permettez une digression, telle est, ou pourrait être, ou a été, dans certains cas, notre attitude en tant qu'Américains. Nous participons à la culture occidentale, nous parlons d'une langue occidentale – l'espagnol – et pourtant nous savons que nous ne sommes ni Européens, ni Espagnols. De toute façon, notre histoire commence par la décision de ne pas être Espagnols. C'est peut-être pour cela que la plus grande révolution de la littérature hispanophone a d'abord émergé en Amérique, puis a atteint l'Espagne. Je pense, bien sûr, au modernisme, à Rubén Darío, Jaime Freyre et… pas des moindres, à Leopoldo Lugones.
2.
Revenons maintenant au cas de James Joyce, qui nous intéresse aujourd'hui. Je ne connais pas précisément ses origines, mais je sais que son père était collecteur d'impôts et que sa famille était catholique ; c'est pourquoi James Joyce a été éduqué par les Jésuites. Quant à ses origines celtiques, je sais que Joyce, contrairement à ses contemporains, ne s'y intéressait pas particulièrement au départ. Lorsque les Irlandais étudiaient leur ancienne langue celtique, James Joyce se souvenait que Dublin [prononcé Borges en anglais] avait été un port d'attache pour les Vikings, les Vikings danois, et qu'il y avait déjà eu des dynasties scandinaves.
Autrement dit, à l'origine de l'Irlande se trouvaient non seulement les Celtes, mais aussi les Scandinaves. James Joyce étudia le norvégien et écrivit une longue lettre à Henrik Ibsen, ce grand dramaturge sur lequel un autre Irlandais, Bernard Shaw, attirait l'attention de l'Angleterre. Et dans le dernier livre de James Joyce, l'énigmatique et vertigineuse les finnegans se réveillent, il y a, nous dit-on, de nombreux mots scandinaves, de nombreux tomes faits avec des mots scandinaves.
Par conséquent, puisqu'il est commode de fixer James Joyce dans le temps, il convient de rappeler ces quelques dates : James Joyce est né à Dublin en 1882. Il a publié l'œuvre qui le rendrait célèbre et scandaleux dans le monde, Ulysse, vers 1922, je crois, et il meurt en 1941. James Joyce passe sa vie loin de l'Irlande. Il le dit lui-même dans le Portrait de l'artiste en jeune homme, un roman manifestement autobiographique, qui propose de quitter l'Irlande et de travailler avec trois armes, ces trois armes étant le silence, l'exil et la ruse : silence, exil et ruse, sont les mots utilisés par James Joyce sur la dernière page de Portrait de l'artiste en jeune homme.
L'œuvre de James Joyce est une œuvre qui, au-delà de nos goûts et de nos aversions, est très importante pour notre époque. J'ai participé au mouvement dit ultraïste et je croyais au possible renouveau de la littérature. Si je devais citer une œuvre qui représente, qui représente magnifiquement tout ce qu'ils appelaient et continuent d'appeler « moderne », ce serait sans aucun doute celle de James Joyce.
Autrement dit, il y avait, il y a des centaines, des milliers de jeunes gens dans le monde qui répètent une œuvre correspondant à ce que Guillaume Apollinaire appelait « l'aventure », l'ordre contraire. Or, le symbole de cette aventure, de notre aventure, est clairement l'œuvre de James Joyce. Je veux dire que si toute la littérature dite moderne devait être perdue, et que deux livres devaient être sauvés, et que ces deux livres devaient être choisis, disons, dans le monde entier, ce seraient, tout d'abord… Ulysse, et puis, les finnegans se réveillent de Joyce. Je veux dire qu'il existe une sorte d'aventure, une aventure que les jeunes entreprennent partout dans le monde ; le meilleur reflet de cette aventure est l'œuvre de James Joyce.
Eh bien, James Joyce, dès le début, sait qu’il est irlandais, se sent profondément irlandais – c’est une passion pour lui – et peut-être plus qu’irlandais, Dubliner, un Dublinois. Devenu célèbre, Joyce retourne en Irlande pour quelques jours, puis à Paris, puis à Zurich, où il meurt, anéanti par un travail long et acharné, déjà aveugle, en 1941.
Martínez Estrada a dit que William Henry Hudson avait pu quitter la République argentine dans sa jeunesse, et qu'il n'y était jamais retourné, car il l'avait emportée avec lui. Il n'avait pas besoin d'y retourner : sa mémoire était aussi vive que, disons, l'intuition sensible des choses. Et on pourrait en dire autant de James Joyce. Joyce a emporté l'Irlande, son Irlande, avec lui. D'ailleurs, il a dit un jour que l'exil est une arme. C'est-à-dire, peut-être pour écrire ces deux livres si profondément irlandais… Ulysse e Finnegans Réveiller, la nostalgie était nécessaire, il fallait un stimulus et des encouragements, et Joyce le savait, car il a écrit quelque chose comme «silence, l'exil et la ruse ».
3.
Eh bien, James Joyce commence par écrire un livre de nouvelles, Dublinois. Ensuite, il y a une pièce intitulée, de manière significative, Exiles; toutes ces œuvres sont lues maintenant parce qu'elles reflètent, parce que la gloire de Ulysse tombe sur eux, sinon ils seraient – à juste titre, me semble-t-il – oubliés. Et puis il y a le roman, Un portrait de l'artiste en jeune homme, le livre le plus accessible de James Joyce. Et puis, il y a ce recueil de nouvelles, Dublinois.
Il semble que James Joyce ait décidé d'ajouter une nouvelle à la série, mais il s'intéressait déjà à l'évolution de la littérature européenne. Autrement dit, Joyce a étudié en profondeur les deux grands mouvements français de l'époque : le naturalisme, dont le nom le plus célèbre est celui d'Émile Zola, et le symbolisme. Le symbolisme a donné naissance à un grand poète en Irlande, comme on le sait, le poète Yeats. Ce sont deux écoles opposées ; en France, les symbolistes étaient les ennemis des naturalistes, mais James Joyce s'intéressait aux deux. Nous allons donc les aborder maintenant, car cela est nécessaire à la compréhension de l'œuvre de Joyce.
Examinons d'abord le naturalisme. Les naturalistes proposaient d'offrir à leurs lecteurs les morceaux de la vie, des tranches de vie. Il existe aussi une expression courante à cette époque : « transcription du réel ». Autrement dit, les naturalistes, bien que certains d'entre eux – notamment Émile Zola – aient une imagination débordante, voire visionnaire, disaient vouloir simplement transcrire le réel. Analysons cette expression. Certes, on ne transcrit que ce qui est oral, on ne transcrit que ce qui est écrit, ou ce qu'on appelle une transcription.
D'un autre côté, une grande partie de la réalité n'est pas orale, de sorte que même dans ce programme apparemment modeste de transcription de la réalité, il y a quelque chose d'impossible. Autrement dit, il est possible de transcrire ce qu'une personne dit, ou un écrivain peut composer avec un style qui est confondu, ou semble confondu, avec le style oral. Mais la majeure partie de la réalité n'est pas orale.
Il y a une part de la réalité qui est orale, une autre qui est olfactive, une autre qui est tactile, une autre qui est gustative, et puis nous avons aussi la mémoire, une mémoire faite d'images, et nous avons les passions. Rien de tout cela ne peut être transcrit directement. Il serait possible de transcrire la réalité si elle était simplement verbale, mais elle est bien d'autres choses : elle est mémoire, passion, nostalgie et désir. Tant de choses qui ne sont pas des mots.
James Joyce s'intéresse également au symbolisme. Le symbolisme se veut l'opposé du naturalisme ; le symbolisme considère que rien ne peut être exprimé, que l'écrivain doit procéder par suggestion. En ce sens, le symbolisme est plus proche de la tradition éternelle, des traditions éternelles de la littérature, que le naturalisme.
Voyons ce que sont les mots ; les mots sont des symboles, mais pour que ces symboles fonctionnent, ils doivent être partagés. Par exemple, si je parle de la place de la Constitution, cela éveille une image en chacun de nous, car nous la connaissons. Mais si je vous parle de la rue Congrès à Austin, par exemple, cela ne donne peut-être pas une image fidèle de la situation.
Or, les symbolistes voulaient procéder par suggestion, et la métaphore est, dans une large mesure, une suggestion. Et peut-être les métaphores ou images les plus heureuses ne sont-elles pas celles qui déclarent les choses, mais celles qui les suggèrent. Je me souviens, par exemple, à cet instant, d'une image de Mallarmé, et il est curieux que Mallarmé soit symboliste, et pourtant je citerai une image de Mallarmé qui est à l'opposé du symbolisme, qui marque trop les choses, me semble-t-il. Mallarmé parle d'un couple d'amoureux, alors il les appelle couple de nageurs blancs, Le couple de nageurs blancs. Bien sûr, c'est frappant, mais en même temps, c'est trop frappant.
Ici, Mallarmé n'était pas vraiment un symboliste. En revanche, je me souviens d'un poète du XIVe siècle, Chaucer, et de Chaucer dans Troïlus et Cressida il est écrit "Ô amoureux, vous qui vous baignez dans la joie« Ô amants qui vous baignez dans la joie ». Ici, le mot « baigner » suggère la nudité. Le mot « baigner » suggère aussi ce que Mallarmé dit explicitement. Autrement dit, dans ce vers, ce lointain poète du XIVe siècle était un meilleur symboliste ; il agissait selon les règles du symbolisme, certainement plus que Mallarmé, dont l'image est si explicite qu'il est étrange que l'on remarque immédiatement les différences entre, disons, nager et s'embrasser.
4.
Eh bien, James Joyce s'intéressait aux deux méthodes. On pourrait presque dire qu'il s'intéressait à tout ce qui était littéraire. Joyce n'était pas un penseur important. Joyce – la vie de James Joyce – fut une vie ordinaire. Il avait, disons, la passion politique de son époque. Il était consciemment, et parfois agressivement, irlandais. Il cherchait délibérément des modèles en France plutôt qu'en Angleterre. Les idées de James Joyce sont des idées ordinaires. Ce qui le distingue de tous les autres hommes, c'est sa passion littéraire, le fait qu'il ait consacré sa vie à la littérature.
James Joyce avait écrit Dublinois Et puis il a pensé à ajouter une nouvelle à la série. L'intrigue de cette nouvelle était assez simple, ou du moins elle semblait simple, ou du moins elle semblait simple à première vue. Joyce pensait à un personnage très commun, Leopold Bloom, un Juif complètement perdu à Dublin, et à une de ces journées d'hommes. Or, ce qui intéressait James Joyce, c'était que cet homme savait que sa femme le trompait, il savait que sa femme le tromperait ce jour-là, et il devait remplir ses obligations – c'est un homme d'affaires – alors il parcourt Dublin, parle à diverses personnes, parfois il oublie cette inquiétude, mais en réalité, cette idée, que sa femme va le tromper – il connaît l'heure et le lieu – le hante, et cela jette une sorte d'ombre sur lui, puis il rentre chez lui, il sait ce qui s'est passé, et il s'endort.
Et Joyce eut alors l'idée de consacrer une nouvelle à ce jour, ce jour d'échec, de solitude, ce jour d'un homme qui vit un destin tragique mais refuse de se l'avouer, qui veut vivre cette journée avec indifférence. Alors James Joyce se dit : « J'écrirai une nouvelle où la journée de Leopold Bloom sera présente, du moment où il se réveille jusqu'au moment où, au milieu de la nuit, il s'endort. »
Puis James Joyce se remémora ce jour-là et il se souvint de ce qui était arrivé à Zénon d'Élée, un Grec de l'Antiquité, qui s'interrogeait sur le problème d'un objet en mouvement qui doit aller d'ici à cet autre bout de la table. Zénon d'Élée se dit alors : « D'abord, il faut que cela passe par ce point intermédiaire, mais avant de passer par ce point intermédiaire, il faut que cela passe par celui-ci, avant celui-ci, avant celui-ci, et ainsi de suite jusqu'à l'infini. » Zénon d'Élée voyait donc dans une extension, toute extension, l'infini. La même chose arriva à James Joyce.
On peut penser à James Joyce se remémorant l'époque de Leopold Bloom et constatant que cette journée, pour être fidèlement relatée, contenait des milliers de choses. Pensons aux perceptions visuelles qui nous accompagnent du réveil à l'endormissement : il y en a certainement des milliers. Pensons aux perceptions tactiles, aux perceptions gustatives. Pensons simplement à ce que signifie traverser une rue, entrer dans une maison, rencontrer une personne et la reconnaître. Pensons au contexte de souvenirs que nos actions évoquent.
Par exemple, en arrivant à La Plata aujourd'hui, j'ai repensé à mes nombreuses visites. J'ai pensé, par hasard et sans le vouloir, à mes amis disparus. J'ai pensé à López Merino, et des vers d'Almafuerte me sont revenus en mémoire. Bref, tout ce qui tient dans une journée. Et puis James Joyce a compris que s'il voulait réaliser ce programme apparemment modeste d'écrire une journée humaine, il lui faudrait écrire un livre presque infini. Et Joyce a consacré de nombreuses années, à Paris, à Trieste et à Zurich, en Suisse, où il allait mourir, à l'écriture de ce livre.
Parmi les personnages traditionnels, il en était un qui attirait toujours James Joyce : Ulysse. Joyce le comparait à d’autres personnages qui vivent dans la mémoire et l’imagination des hommes – Faust, Don Juan, Hercule –, tous lui paraissant bien moins importants qu’Ulysse, et il pensait que dans cette histoire d’un modeste marchand juif irlandais, l’aventure d’Ulysse pouvait être en quelque sorte codée.
Je crois que William Blake disait que tout se passe en soixante battements de minute. Blake, dans son langage métaphorique, parle des forteresses d'argent et d'or qui existent à chaque minute humaine, et James Joyce pensait la même chose. Il pensait que toute l'entreprise d'Ulysse, sa nostalgie, son désir de retourner à Ithaque, tout cela pouvait se résumer à la seule journée de Léopold Bloom. Léopold Bloom veut lui aussi retourner à son Ithaque, chez lui, et il craint de retrouver une Pénélope qui ne lui a pas été fidèle.
5.
Or, comme James Joyce avait étudié toutes les techniques littéraires et qu'aucune d'elles ne lui avait donné satisfaction, il se proposa de les expérimenter et de les épuiser dans Ulysse, et a pris comme schéma le Odyssée. C'est-à-dire que chaque chapitre du Ulysse de Joyce correspond à chacun des Cantos, à chacune des rhapsodies de Odyssée. De plus, Joyce a cherché d’autres analogies : par exemple, chaque chapitre est consacré à un organe du corps humain ; dans chaque chapitre, une couleur prédomine ; chaque chapitre suit une technique littéraire différente.
Maintenant, il y a ceux qui ont vu le mérite de cette technique, l'une des vertus de UlysseJe ne pense pas qu'il y ait de plus grand mérite. Je pense que Joyce l'a fait simplement pour s'encourager à continuer d'écrire. Et je pense que c'est, en général, la fonction de tout argument et de tout schéma. Ce qui compte, c'est l'œuvre. Or, le schéma, l'argument, a le mérite de persuader l'auteur qu'il possède déjà quelque chose.
En d’autres termes, James Joyce, pour entreprendre la tâche gigantesque d’écrire Ulysse, il fallait penser que tout cela était préfiguré dans le OdysséeOu plutôt, je devais penser que lui, que son œuvre, était adapté à la réalité du Dublin du début du siècle, à toutes les aventures qu'Ulysse vit en Méditerranée, à toutes ces aventures fantastiques, avec des sorciers, des cyclopes, des guerriers, des dieux. Je pense que cela a aidé, ou était censé aider, James Joyce.
Maintenant, si vous êtes intéressé par tout ce genre d'échafaudages de Ulysse, tout cela est dans un livre, non officiel, disons, publié par Stuart Gilbert, qui était le secrétaire de James Joyce.
Voilà, nous avons le Ulysse de Joyce analysé chapitre par chapitre, là nous avons les correspondances homériques, là nous voyons que dans ce chapitre la couleur rouge prédomine, que dans ce chapitre presque toutes les métaphores sont tirées de la circulation, que dans un autre chapitre l'air prédomine, que dans ce chapitre presque toutes les métaphores sont tirées de la respiration, que dans un autre chapitre le digestif prédomine, dans un autre le génératif, et il y a aussi une figure, une figure rhétorique qui prédomine dans chaque chapitre.
À la fin de l'œuvre, nous avons un chapitre écrit sous forme de catéchisme. La méthode naturaliste y est poussée à l'extrême. Par exemple, on nous indique précisément l'angle sous lequel regardent les personnages, on nous donne le nom des livres de la bibliothèque ; c'est un chapitre riche en données précises. Et puis, dans le dernier chapitre, celui qui a eu la plus grande influence sur toute la littérature, il s'agit du long monologue intérieur de la femme de Bloom, ce à quoi elle pense avant de s'endormir. Odyssée, nous avons le thème d'Ulysse et de Télémaque, et dans le Ulysse De James Joyce, nous avons un personnage, Stephen Dedalus, qui est Joyce lui-même, qui recherche son père et le retrouve finalement en Bloom. Dedalus est le Télémaque de ce roman. Odyssée.
Maintenant, que pouvons-nous dire à propos de la Ulysse? C'est, bien sûr, l'une des œuvres les plus étranges de notre époque, mais - comme le souligne Sampson dans son Histoire de la littérature anglaise – a le défaut majeur d'être illisible. On ne peut le lire d'un bout à l'autre. En revanche, il abonde en phrases joyeuses, car le talent de Joyce était, et était, me semble-t-il, avant tout verbal. Nous le verrons dans certains poèmes que nous entendrons dans un instant. Or, il écrit ce livre, ce livre qui entend suivre la réalité.
Maintenant, je ne crois pas que je le suive exactement, car je ne pense pas que les mots puissent refléter la réalité. Et James Joyce a dû sentir qu'il n'avait pas atteint son objectif, car peu après, il a commencé à écrire l'autre livre, un livre qui est ce Ulysse est pour tous les autres livres, les finnegans se réveillentJe veux dire que Ulysse est plus complexe que toute autre œuvre littéraire, et pourtant, Ulysse c'est clair si on le compare avec les finnegans se réveillent. Ulysse dure une journée, ce qui signifie qu'elle correspond à la pensée éveillée, et les finnegans se réveillent dure une nuit, ce qui veut dire qu'elle correspond à la pensée, à la pensée symbolique, aux rêves de la nuit.
Jung parle de subconscient collectif. Cela signifie qu'en chacun de nous, il y aurait une petite zone, une surface, correspondant à la conscience, puis une sorte de sphère ou de cône d'ombre, correspondant au subconscient, et cela serait représenté dans les rêves. Il y a aussi une autre différence : certains psychologues disent que nous vivons successivement, c'est-à-dire que dans toute notre vie consciente, il y a un avant, un pendant et un après.
Les psychologues se demandent ce qu'est le présent. Le philosophe anglais Bradley affirme que le présent est l'instant où le futur devient passé. Autrement dit, nous ne vivrions pas selon le cours du temps, mais nous irions à contre-courant. Nous nous dirigerions vers la source du temps, qui se situerait dans le futur. C'est ce qu'écrivait Unamuno dans « Nocturno, le fleuve des heures coule / de sa source, qui est le futur ».[I] / éternel ». Eh bien, comme le dit Bradley. Le temps vient du futur vers nous, et nous voulons avancer vers le futur.
Eh bien, selon certains psychologues – je me souviens du livre de Dunne, Une expérience avec le temps (Une expérience avec le temps) –, nous ne rêvons pas successivement. Selon Dunne, lorsque nous rêvons, nous engloberions une zone de temps, composée du passé immédiat et du futur immédiat. Autrement dit, ce soir, nous rêverons d'aujourd'hui et de demain. Et nous dominerons tout cela – ce serait une petite éternité personnelle – d'en haut, mais, comme nous sommes habitués à vivre successivement, au réveil, nous nous souvenons successivement de ce que nous avons rêvé, même si le rêve a pu être simultané.
Par exemple, lorsque nous lisons, nos yeux ont l'habitude de se déplacer de gauche à droite sur la page. L'une des difficultés de l'apprentissage des langues sémitiques est de devoir retracer ce chemin. Or, selon certains psychologues, nous rêvons simultanément, même si plus tard, lorsque nous construisons le rêve et nous en souvenons, nous lui attribuons un caractère successif.
6.
James Joyce avait entrepris d'écrire un livre dont le protagoniste serait un tavernier dublinois, mais ce dernier apparaîtrait dans ses rêves, et non dans sa vie éveillée. Ainsi, le livre de James Joyce, les finnegans se réveillent, ce serait un livre simultané. Or, bien sûr, on ne peut pas le lire simultanément ; on est condamné à le lire successivement. On lit d'abord la page un, puis deux, puis trois, sauf qu'on n'arrive jamais à la page trois, car on s'arrête généralement à la première page, vu la difficulté du texte.
James Joyce a dit que ce livre devait être lu et qu'il pouvait être vu simultanément – je ne sais pas si l'attention humaine en est capable. Or, James Joyce, évoluant dans le monde des rêves, dans un monde aux suggestions infinies, dans un monde qui, selon lui, inclut aussi l'inconscient, ne pouvait se contenter du langage ordinaire ; il a donc décidé d'écrire un livre entier composé de néologismes. Voyons maintenant quel est le mécanisme de ces néologismes.
Je commencerai par un exemple en espagnol qui clarifiera les choses. Cet exemple appartient à Marcelo Del Mazo, auteur de ce triptyque de tango. Marcelo Del Mazo, un ami d'Evaristo Carriego. À Buenos Aires, il y avait des orchestres de gitans, c'est-à-dire de gitans, et quelqu'un a mentionné un café où jouait un orchestre de gitans et a demandé s'il s'agissait vraiment de gitans. Alors Marcelo Del Mazo a dit : « Eh bien, pas de gitans, gringariens», disons. Autrement dit, des étrangers qui se comportent en zigzags.
Et maintenant, eh bien, regardons ce mot dans lequel deux mots se rejoignent, gringos et zingaros, gringariens. Prenons maintenant un exemple de Laforgue, poète symboliste. Laforgue parle de violence. En violence nous avons l'idée de volupté, la volupté et viol, le viol. C'est exprimé en un mot. Et il y a un autre exemple, celui d'un déni d'éternité, une plaisanterie de Jules Laforgue sur l'éternité, il n'en parle pas. éternité plus de éternité, un éternité, n'est-ce pas ? Les deux choses sont niées.
James Joyce conçut le projet, et malheureusement il le réalisa, d'écrire un livre de trois cents pages dans lequel tous les noms, tous les adjectifs et tous les verbes deviennent ainsi des centaures à deux mots. Par exemple, en anglais, nous avons le mot « centaures ». bruit - bruit –, le mot voix – voix –, puis il dit voise pour unir l'idée de bruit et de voix. Ou, en anglais, on a la langue anglaise, mais aussi le mot tinter, chanson, cliquetis, qui consiste à faire sonner certaines touches, certains métaux, donc Joyce, au lieu de En langue anglaise, parle de Jinglish cliquetis.
Maintenant, parfois les effets sont très curieux, par exemple, il parle de portes scintillantes of os d'elfe. scintillement c'est brillant, portes scintillantes nous donne, en un mot, l'image de portes brillantes. Voyons maintenant os d'elfe. En allemand, il y a le mot ivoire, qui signifie ivoire, mais pourrait être interprété comme « os d'elfe ». Mais, bien sûr, ce n'est pas l'étymologie. L'étymologie vient d'éléphant, Jambe – os d’éléphant, à cause de l’ivoire contenu dans les défenses.
James Joyce prend ce mot, le traduit et nous le donne os d'elfeAu lieu d'ivoire, des os d'elfe, comme si les squelettes des elfes étaient faits d'ivoire. Je vais maintenant rappeler un autre exemple : l'idée de comparer la nuit à une rivière ; ce n'est pas une idée très originale. Cependant, voyons ce que Joyce en fait. Il parle, eh bien, de la nuit qui coule, et Joyce parle de « les eaux fluviales de», les eaux, et puis nous avons «rivière», qui est un participe composé de rivière, de rivière.Les eaux de la dîme qui s'enfoncent dans", maintenant ici et de titulaire c'est ici et là, ici et là, mais ici et de ricanement est un verbe, qui nous donne l'idée d'un mouvement dans de nombreuses directions, et c'est ainsi que Joyce écrit la fin d'un des chapitres de Finnegans Réveiller: les eaux fluviales de, les eaux de la nuit qui s'enfoncent, et ainsi se trouve résolu ce qui a été dit plus haut. Tout cela est verbalement splendide, mais j'ignore si cela atteint l'objectif, peut-être humainement impossible, que Joyce s'est fixé.
Virginia Woolf a peut-être trouvé la meilleure définition de Ulysses e les finnegans se réveillentIl dit que ce sont des défaites terribles, des défaites glorieuses. Je pense que c'est ainsi qu'il faut les voir. Enfin, je ne pense pas qu'on puisse aller plus loin. C'est une sorte de réduction à l'absurde, de réduction d'absurde d'une ambition littéraire extrême. Croce disait que la littérature, que l'art, est expression. Or, James Joyce s'est donné pour mission d'exprimer. Tout écrivain a une part de langage inanimée : nous savons tous que dire « Untel est entré dans une pièce », « Untel est sorti dans la rue », n'exprime rien.
Il s'agit de suggérer au lecteur une possibilité d'images que nous ne lui donnons pas. James Joyce a plutôt voulu s'exprimer continuellement. Dans ce jeu de mots composé de les finnegans se réveillent, l’une des difficultés est que Joyce ne s’est pas limité à combiner des mots anglais, mais a combiné ses monstres verbaux avec des mots anglais, norvégiens, celtiques, français, grecs, espagnols, sanskrits… Eh bien, cela fait du livre une sorte de labyrinthe.
7.
Or, que nous reste-t-il de l'œuvre de James Joyce ? Je pense que, tout d'abord, nous avons, disons, l'exemple moral d'avoir entrepris une telle œuvre, même si elle n'est pas couronnée de succès, elle ne pourrait pas l'être. Ensuite, et c'est peut-être plus important encore, nous avons l'extraordinaire talent oratoire de Joyce. C'est pourquoi James Joyce ne peut être jugé sur une traduction. Joyce a révisé et collaboré à la version française. Ulysse. Cependant, si nous comparons cette version avec la version anglaise, nous constatons qu’elle est très, très, très déficiente.
Par exemple, nous avons quelque chose comme un bougies spectrales, dans la version française. Par contre, dans la version anglaise, on retrouve un mot composé, bougie fantôme: fantôme, fantôme, bougie, bougie, mais tout cela ne forme qu'un seul mot. Or, Joyce a commencé par écrire des poèmes. Ces poèmes sont vraiment extraordinaires. Il est dommage que Joyce, qui prit significativement le nom de Dédale, se soit consacré à la construction de labyrinthes, à la construction de vastes labyrinthes, dans lesquels il s'est lui-même perdu et dans lesquels ses lecteurs se perdent.
Mais maintenant, puisqu'aucun jugement sur un poète ne peut égaler l'écoute immédiate, le souffle de ses vers, je vous invite à écouter deux poèmes que notre ami […] va lire. Le premier est un poème assez court, tout simplement fait de mélancolie, de désespoir. Il n'y a peut-être pas de meilleurs éléments pour composer un poème. Il s'intitule, je crois, « Elle pleure sur Rahoon". Vous pouvez le lire.
« Elle pleure Rahoon »
La pluie sur Rahoon tombe doucement, doucement
Où repose mon sombre amant
J'aimerais, voyons, comme c'est beau "Où repose mon sombre amant« Là où repose mon sombre amant ». Sombre, parce qu'il est sous terre, parce qu'il est perdu, parce qu'il est mort.
"Triste est sa voix qui m'appelle, m'appelant tristement / au lever de la lune grise". "Moonrise" au lieu de "lever du soleil», et le gris qui est présent tout au long du poème, comme vous le verrez.
Amour, écoute-moi
Comme sa voix est triste et appelle toujours,
Toujours sans réponse, et la pluie noire tombant,
Alors comme aujourd'hui.
Nos cœurs aussi, ô amour, seront sombres et froids
Alors que son cœur triste gisait
Sous les orties gris lune, la moisissure noire
Et une pluie murmurante.
« Pluie murmurante », « Pluie bavarde ». L'autre poème… – je le trouve tout simplement extraordinaire, comme son, comme musique verbale ; c'est déjà beaucoup pour un poème d'avoir cette musique verbale. – Et maintenant, examinons l'autre poème, qui est le poème de la vision.
J'entends une armée charger sur le pays
Et le tonnerre des chevaux qui plongent
De la mousse autour de leurs genoux :
Arrogant, en armure noire, se tient derrière eux,
Dédaignant les rênes, avec des fouets flottants, les cochers.
Ils crient jusqu'à la nuit leur nom de bataille.
Ce verset est l’un des plus extraordinaires, je pense : «Ils crient dans la nuit leur nom de bataille», la force que possède ce mot composé, leur nom de bataille, Oui.
Ils crient dans la nuit leur nom de bataille :
Je gémis dans mon sommeil quand j'entends leur rire tourbillonnant au loin.
Ils fendent l'obscurité des rêves, une flamme aveuglante
Bien sûr, « ils percent les ombres des rêves ».
Un bruit sourd, un bruit sourd sur le cœur comme sur une enclume.
Ils arrivent en secouant en triomphe leurs longs cheveux verts
Ils sortent de la mer et courent en criant vers le rivage.
Mon cœur, n’as-tu pas la sagesse de désespérer ainsi ?
Mon amour, mon amour, mon amour, pourquoi m'as-tu laissé seul ?
Très bien, merci beaucoup. J'aimerais maintenant ajouter quelques mots sur ces poèmes que notre ami a lus, avec une passion typiquement irlandaise, n'est-ce pas ? Eh bien, ce poème commence comme un rêve. Le poète rêve, ou a une vision, d'armées, homériques ou celtiques, ou, mieux encore, les deux à la fois, qui surgissent de la mer : « J'entends une armée charger sur le pays ».
Ce sont des armées très anciennes, car ce sont des guerriers sur des chars de guerre. Ils crient leurs noms de bataille dans la nuit et remplissent la terre. Ce sont des armées de dieux, de divinités homériques ou celtiques, qui émergent des profondeurs de la mer et remplissent la terre. Ils secouent leurs longs cheveux verts, si bien que nous comprenons qu'ils sont des divinités maritimes, puis ils frappent avec leur cœur :comme sur une enclume», comme s’il s’agissait d’une enclume.
Et puis il faut comprendre que, dans ce qui correspond aux deux derniers vers, le poète se réveille, et alors on voit que toute cette splendeur, toute cette horreur des armées qui surgissent de la mer et envahissent la terre, et qui crient leurs noms de bataille, et que le poète compare à une flamme qui le rend aveugle, ne sont qu'une sorte de vaste métaphore de la désolation dans laquelle l'a laissé une femme qui ne veut pas de lui.
Autrement dit, tout le début du poème est imprégné du tumulte visionnaire de ces armées. Et puis, à la fin, il y a simplement une question, comme celle d'un enfant perdu, racontant à sa bien-aimée pourquoi elle l'a quitté.
C'est ce que je voulais dire. [Ii]
*Jorge Luis Borges (1899-1986) était un écrivain, poète, traducteur, critique littéraire et essayiste argentin. Auteur, entre autres livres, de Fictions (Compagnie des Lettres) [https://amzn.to/3R7pV8n]
Traduction: Fernando Lima das Neves.
notes
[I] Borges lit ici « futur », bien que dans la « Rima descriptiva » originale numéro LXXXVIII du Rosaire des sonnets lyriques, Unamuno ait écrit « demain » (185). Voir : Unamuno, Chapelet de sonnets lyriques. Madrid : Impr. Espagnole, 1911.
[Ii] Nous tenons à remercier Matías Carnevale pour la transcription de cette importante conférence. Cette publication est publiée avec l'autorisation de l'Agence littéraire Andrew Wylie, qui représente l'héritier de Borges.
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