Par VLADIMIR SAFATLE*
Considérations sur l'œuvre du cinéaste récemment décédé
"Mène-moi ver la vie / Au-delà de la grille basse / Qui me sépare de moi même / Qui divise tout sauf mes cendres / Sauf la terreur que j'ai de moi» (Paul Éluard).
1.
"Tu ne m'auras jamais." Elle prononce cette phrase après avoir eu des relations sexuelles avec lui devant une voiture garée avec les phares allumés. Ensuite, elle entre dans une cabane en bordure de route pour disparaître une fois pour toutes. Il change de personnage et la suit jusqu'à la tente. Mais là, il ne trouve qu’un homme maquillé comme quelqu’un qui sort tout juste d’un film d’horreur de catégorie B. Un homme avec une caméra à la main qui crie : « Au fait, tu t’appelles comment ? Ce n’est pas une question aussi simple qu’il y paraît. Comme nous le verrons, sa difficulté vient de la phrase qui résonne encore dans la tête de ce personnage qui ne peut répondre à son nom : « Tu ne m'auras jamais ». Elle nous dira peut-être pourquoi seule une époque comme la nôtre pouvait produire un film comme La route perdue.
On dit communément que David Lynch est devenu un cinéaste obscur, de ceux qui aiment les récits qui se dissolvent dans un enchevêtrement de labyrinthes et de fausses pistes. Mais on peut aussi dire que c’est quelqu’un qui affiche clairement ses intentions. Par exemple, dans un certain sens, l'histoire de La route perdue c'est banal. Il est divisé en deux. Dans le premier, le saxophoniste Fred Madison assassine sa mystérieuse épouse, Renée. Entre les deux, planait une atmosphère de silence catastrophique et de trahison féminine. Fred ne se souvient pas du meurtre. Il ne l'a appris que grâce à une vidéo réalisée par quelqu'un qui est entré dans sa maison et l'a filmé à genoux, dans la chambre, à côté du corps déchiré de la femme.
Dans la deuxième partie, le mécanicien Pete Dayton commence à avoir une liaison avec Alice : l'amante de M. Eddy/Dick Laurent, gangster-producteur de films pornographiques. Laurent découvre l'affaire et Alice convainc le mécanicien de commettre un braquage et de s'enfuir avec elle vers le désert. Là, au milieu du désert, elle disparaît après avoir couché avec Pete.
Le matériel narratif est banal, mais la composition ne l’est pas. Toute la particularité de La route perdue c'est dans cette tension entre des éléments pourris du langage cinématographique et des procédés de composition capables de provoquer de l'étrangeté face à ce qui a été beaucoup vu.[I] Ce sont eux qui tissent la couture entre les deux histoires au sein du film, ce sont eux qui dupliquent les détails et les personnages (Fred Madison/Peter Dayton ; Renée/Alice) créant une sorte de bande de Moebius vertigineuse dans laquelle le vers devient nécessairement dans inverse.
Mais la complexité des duplications de Lynch est relative car soumise à un modèle général d’organisation. En ce sens, le titre, La route perdue, Cela ne pourrait pas être plus didactique et indicatif. Il fait nécessairement référence à un road-movie, mais sans oublier que c'est un road movie raté : histoire de quelqu'un qui s'est perdu en chemin.
Ici, nous sommes déjà confrontés à l'un des éléments centraux des films de Paul Éluard Lynch : la route. Il n'est pas seulement présent dans La route perdue, de 1997. Sauvage au cœur, Une histoire vraie¸ juste pour être parmi les plus évidents, ce sont des films structurés comme un road-movie. Promenade Mulholland, qui a été présenté comme la suite de notre film, est aussi quelque chose comme un road movie, et ce n'est pas un hasard si les panneaux de signalisation, les panneaux de rue et autres panneaux de signalisation apparaissent si fréquemment dans le film.
Mais voici la question : qu'est-ce qu'un road movie? On peut dire qu'il est avant tout le substitut contemporain aux vieux romans formateurs. Nous suivrons quelqu'un qui partira en voyage et atteindra sa destination, mais, au cours de ce voyage, il rencontrera un événement qui détruira son horizon de compréhension ancien et limité. De cette destruction, il sortira transformé en une autre personne. Après ce voyage, le personnage trouvera le véritable point d'arrivée et ne sera plus jamais le même, il changera d'identité. Ceci étant dit, La route perdue est road movie parfait ou peut-être le seul road movie sur l'impossibilité d'un road movie.
Être La route perdue um road movie Nous poserons trois questions centrales : Quel est le point d’arrivée ? Quel est l'événement ? Lequel élan déplacer le chemin ? Ils permettront de retrouver les points fixes qui structurent le récit du film.
2.
Commençons par la première question.
"Dick Laurent est mort». Lorsque Fred Madison entend cette phrase sur l'interphone de sa maison, le film commence. Qui l’a prononcé, personne ne le sait. Pendant presque tout le film, ce sera une déclaration sans énonciateur, une voix sans corps. Mais cette phrase sera une sorte de formule capable d’organiser le sens de l’action cinématographique, au même titre que l’impératif «Le dormeur doit se réveiller» répéta à l'infini em Dune.
Qui est Dick Laurent ? On ne le saura que dans la deuxième partie du film : un gangster, homme d'affaires de l'industrie du porno qui entretient une relation « paternelle » avec Pete, celui qui prendra la place de Fred Madison. Une figure à la fois paternelle et obscène : cette conjonction ne peut nous laisser indifférent. Elle apparaît dans plusieurs films de David Lynch. Ses figures d’autorité se situent toujours au point précis où se croisent l’énonciation de la Loi et l’hypothèse de la jouissance. En ce sens, rien n'est plus emblématique que la scène dans laquelle Dick Laurent, au volant de sa voiture à la vitesse définie par la loi, se fait doubler par un conducteur pressé.
La punition viendra sans pardon : le conducteur sera éjecté de la route, tiré de sa voiture, mis à genoux avec un pistolet pointé sur sa tête pendant que Laurent le battrait en criant qu'il est irresponsable de courir ainsi, qu'il devrait le faire. apprenez à respecter la loi puisque 30% des accidents de la route se produisent dans des situations comme celle-là. L'énonciation de la Loi apparaît comme la forme suprême de réalisation de la jouissance sadique.
Tuer Dick Laurent est donc une manière de suspendre cette Loi qui cache entre ses lignes une jouissance obscène. Désir de révélation que l'on retrouve dans d'autres films de Lynch. Quelle est l'histoire de la série télévisée Pics jumeaux, par exemple, autre que le processus apparemment infini de dissolution de l'image de l'ordre et de la vertu d'une petite ville de montagne dans un enchevêtrement de modes de jouissance indéniables ? Comme si le véritable désir de Lynch était de dévoiler la machine désirante qui se cache derrière les formations de la Loi. Un peu à la manière de Joseph K., le héros kafkaïen de. Le processus, qui, en entrant dans le tribunal et en pouvant enfin feuilleter les pages du livre de Loi, ne trouve que des dessins pornographiques.
"Dick Laurent est mort». Quand cette phrase sera répétée, quand le même Fred Madison la prononcera dans son interphone et « se parlera tout seul », le film sera terminé. Le voyage sera terminé : le message apparaît pour trouver un énonciateur[Ii]. Fred semble avoir fait ce à quoi il était destiné, en prenant la place qui, dès le début, était la sienne ; même s'il ne le savait pas.
Mais peut-être que « complet » n’est pas le bon mot, car une insuffisance radicale continue de pousser le personnage à poursuivre son chemin perdu. Même après la mort de Dick Laurent, Fred Madison ne réalisera pas pleinement son destin. Ainsi, si le thème classique d'un road movie consiste à montrer le chemin par lequel un sujet doit passer pour « devenir ce qu'il est », pour reprendre l'expression de Nietzsche, en assumant l'énonciation de son véritable chemin, La route perdue nous raconte l'histoire de ce chemin bloqué qui va de soi à soi, de cette impossibilité de la voix autonome qui résonne comme un destin à assumer le corps choisi pour l'incarner. Comme je l'ai dit, l'histoire d'un processus de formation, ou de son échec.
3.
Il faut donc s'interroger sur les causes de cet échec, qui nous met sur la voie de l'événement fondamental qui fait perdre à Fred Madison la carte qui pourrait le guider sur son chemin.
C'est vrai que le film semble, d'une certaine manière, commencer trop tard. Dès le début, l'ambiance est lourde, les dialogues et les regards qui circulent entre Fred et Renée, sa femme, sont secs et difficiles ; on a l'impression que quelque chose de terrifiant s'est déjà produit. L'événement semble avoir déjà eu lieu. Mais si nous regardons les autres films de Lynch, nous trouverons une indication précieuse qui peut nous guider : tous les événements se produisent entre les mains de femmes.
Em velours bleu, le voyage de Jeffrey vers une expérience capable de rompre avec les moindres certitudes de son monde stable dans une ville tranquille de la campagne nord-américaine sera guidé par sa rencontre avec Dorothy Vallens, une mystérieuse chanteuse de cabaret qui ne manque jamais de nous rappeler la même Renée. /La constellation sémantique de fragilité et de séduction d'Alice. Son chemin le mènera jusqu'à la chambre de Dorothy, où, caché dans un placard, il découvrira le rituel masochiste et incestueux qui la lie à Frank : un bandit violent et impuissant. Face à cette négativité qui marque tout ce qui est sexuel, Jeffrey va pouvoir accomplir son destin.
Le sexe apparaît ici comme un lieu réel. Comment apparaîtra-t-il plus tard dans Conduite Mullholand, puisque ce ne sera qu'après que la joviale et éblouie Betty aura couché avec Rita (un autre de ces personnages féminins empreints de mystère, dans la lignée de Dorothy Vallens – Renée/Alice) que son monde onirique cédera la place à un Théâtre des Illusions qui, pour elle, aura valeur de théâtre d'horreur : seul moyen de faire ressentir une expérience de l'ordre du réel.
Em La route perdue, la procédure n'est pas différente. Rappelons d'abord que la raison pour laquelle Dick Laurent doit mourir est simple : il est entre Pete et Alice (il apparaîtra plus tard en train de coucher avec Renée). Il prive Pete du plaisir d'Alice et le tuer est le seul moyen de l'atteindre. Mais cette problématique liée à la privation de jouissance semble imprégner certains moments centraux de La route perdue.
Ainsi, dans la première partie du film, on voit un Fred Madison abasourdi et en sueur essayant de coucher avec Renée. Les images sont au ralenti pour mettre en valeur le corps comme chair. Malheureusement, le résultat final sera quelques tapes dans le dos et un réconfort : «C'est bon, c'est bon». L'étage s'ouvre entre Fred et la jouissance de son objet de désir. Une rupture aussi grande que celle qui vous sépare définitivement de vous-même.
Mais cela ne semble pas être le problème de Pete. Au contraire, comme le dira le policier chargé de le surveiller : « Où trouve-t-il autant de chattes ? Oui, contrairement à Fred, Pete sait comment s'y prendre. Il le sait si bien qu'il finit par tomber amoureux de la femme réduite à sa simple condition instrumentale : l'actrice de films pornographiques. Femme réduite à la condition de support fétiche imaginaire. Mais cette femme réduite à son image, toujours disponible dans n'importe quel vidéoclub et prêt à partir sera exactement celui qui dira : « Tu ne m’auras jamais ». Pete est tombé amoureux d'une image qui s'efface dans le désert, tout comme Fred ne sait que faire de la chair de femme qu'il a entre les mains. Tous deux les conduisirent vers un chemin perdu.
En ce sens, tuer Dick Laurent ne pourrait jamais amener Fred/Pete à réaliser ce qui donnerait une certaine stabilité à sa recherche. Parce que cet objet est essentiellement vaporeux, trompe l'oeil fait d'images et de projections. La route perdue Il raconte ainsi la découverte de l'opacité des objets auxquels le désir s'acharne à s'attacher. Une découverte qui nous conduit à une rencontre traumatisante avec l'impossibilité de terminer le voyage. Une rencontre traumatisante avec un destin qui ne peut se réaliser que comme une chute.
4.
Cette histoire d'objets insaisissables et de stars du porno glissantes ne serait pas aussi emblématique si elle n'était pas liée à quelques problématiques centrales du cinéma des années 1990.
Le cinéma des années 1990 a connu un mouvement général que l’on pourrait qualifier de « retour au réel ». Contrairement à l'esthétique hyperplastique et publicitaire des années 1980 (en ce sens, rien de plus illustratif que Mauvais chantait, de Léo Carax et Diva, de Jean-Jacques Beinex), les années 1990 sont marquées par la promesse d'un retour au réel aux multiples facettes. Lars von Trier et ses amis ont par exemple exposé une des facettes de ce retour à travers le manifeste Dogme avec ses impératifs de capturer les images dans leur crudité « originale ».
Un projet esthétique nécessairement accompagné de contenus « transgressifs » visant à révéler la perversion qui se cachait derrière la loi paternelle (Festen, par Thomas Vitemberg), ou encore, révélant la bêtise et le cynisme en dernier recours contre les frustrations de la vie sociale (Les idiots, Lars von Trier). Les frères Dardenne (Palm d'Or/2001 avec Rosetta) a amené une comédienne amateur à revivre le quotidien désesthétisé et insupportable d'une jeune Belge pauvre à la recherche d'un travail.
On peut dire que, de La route perdue, Le projet esthétique de David Lynch semble être absolument engagé dans les coordonnées d'un « cinéma du réel », mais son engagement suit une logique tout à fait particulière, très différente du jargon de la spontanéité de Lars von Trier.
Remarquons comment, dans La route perdue, tous les personnages ont l'air faux ou caricaturaux. Chacun nous donne l'impression de sortir d'un film qu'on a déjà vu : le « Mystery Man » porte des crêpes, du maquillage pour les yeux et des vêtements noirs comme n'importe quel vampire cheap d'un film à petit budget, les policiers sont stupides comme tous les policiers officiers, l'amant/proxénète de Renée, Andy, a la peau bronzée et une fine moustache comme tout amoureux latino, du moins selon les lois hollywoodiennes.
Les personnages sont trop chargés et semblent parfois se contenter de répéter des répliques et jouer des rôles que tout le monde sait usés. Tout semble avoir été réutilisé, comme dans une liquidation de vieux clichés de l'histoire du cinéma qui ne fonctionnent plus correctement. David Lynch filme ainsi avec les ruines de la grammaire de l'imagerie cinématographique.
C'est l'un des points de génie du film et concerne le processus créatif général de David Lynch. Il s’agit d’ouvrir un espace pour une expérience de la réalité à travers la répétition mimétique d’une réalité fétichisée. Entre les mains d'un autre cinéaste, ces histoires d'un mécanicien qui tombe amoureux de l'amant du vieux gangster, ou d'un mari tourmenté qui assassine sa propre femme sans se souvenir de rien, deviendraient une histoire triviale. Mais Lynch sait que ces histoires ne peuvent plus être racontées – elles sont trop usées – et il essaie de le montrer à tout moment.
La forme de la structure narrative nie le contenu de l’histoire qu’elle est censée soutenir. C'est de ce conflit que naît l'impression irréductible d'éloignement typique des La route perdue. Nous vivons dans un monde où nous investissons libidinalement dans les ruines. En ce sens, Lynch nous propose un chemin vers la sublimation en utilisant l'un des plus grands dispositifs de l'art contemporain, dont l'axe de développement consiste précisément à repousser ses marges en introduisant de l'instabilité dans ce qui, à bien des égards, semblait ne plus pouvoir signifier n'importe quoi.
Ce qui était très familier doit devenir étrange. Stratégie qui ouvre l'espace à l'expérience du réel à travers le brassage des notions d'identité et de similarité qui structurent notre univers stable de références, une démarche que David Lynch poussera plus tard à l'extrême dans Promenade Mulholland.
5.
Comme je l'ai déjà dit, Promenade Mulholland a été présenté comme une sorte de continuation de La route perdue. Non pas que ce soit la résolution du récit. Les deux intrigues sont totalement différentes. Mais, d'une certaine manière, Promenade Mulholland avance un peu plus dans cette voie déjà ouverte par son prédécesseur.
De la même manière que dans La route perdue, on dit souvent que Mulholland Drive il n'y a pas d'histoire. Encore une fois, si nous l’analysons attentivement, nous verrons que le film a une histoire relativement simple. Betty Elms arrive à Hollywood depuis une petite ville du Canada.
Elle veut être quelqu’un : « Une actrice ou une star », c’est ce qu’elle dit. Son corps, tout juste sorti de l'adolescence, révèle son envie de porter ce qui fait d'une femme un objet de désir. Pendant les deux tiers du film, elle ne se lasse pas de répéter que tout se passe comme dans ses rêves. Tout se passe comme un voyage qui ne fait que répéter les images parfaites de la brochure touristique.
Mais Betty rencontre une femme qui semble tout droit sortie d'un film de Rita Hayworth. Elle ne sait pas d'où elle vient, son nom est faux, sa mémoire a été effacée lors d'un accident de voiture. Tout ce qu'elle a, c'est un sac à main rempli de dollars et une clé bleue. Rien n'est plus prévisible : l'une veut être quelqu'un, l'autre ne sait pas qui elle est mais a une beauté cinématographique, des manières de star et de l'argent, en d'autres termes, tout ce qui fait qu'une personne est telle. En fait, l’un veut être ce que l’autre est déjà sans le savoir.
Mulholland Drive fonctionne comme un road movie dans les deux sens : une femme veut construire une histoire du présent au futur, l’autre veut reconstruire son histoire du présent au passé. Entre les deux, il y a un film à faire, mais personne ne comprend qui doit prendre la place de l'actrice principale. Pour l’instant, la place de la femme est vide. L'actrice était présumée morte. Mais il faut que le film continue et que quelqu'un vienne prendre la place laissée vide, même si pour cela il faut la remplir de personnages qui pourrissent.
"Ne donnez pas l'impression que cela est réel jusqu'à ce que cela devienne réel." C'est le conseil que le réalisateur a donné à la jeune fille qui a passé sa première audition pour devenir actrice. Et en réalité, pendant les deux tiers du film, rien ne semble réel. Mulholland Drive. Là encore, tous les personnages semblent faux ou caricaturaux.
Chacun nous donne l'impression de sortir d'un film qu'on a déjà vu : le réalisateur porte des vêtements noirs et des lunettes intellectuelles comme tout réalisateur, les policiers stupides comme tous les policiers reviennent, les managers de l'industrie cinématographique sont des mafieux comme tous managers. Là encore, les personnages sont trop chargés et semblent parfois lutter contre quelque chose de surhumain pour pouvoir répéter leurs répliques et jouer leurs rôles.
Mais il y a une impression encore plus forte qui traverse Mulholland Drive. Il est difficile de ne pas avoir l'impression de regarder un film qui, d'une certaine manière, aurait déjà dû se terminer. En ce sens, la scène paradigmatique est le premier test de Betty Elms sur son chemin pour devenir quelqu'un. Le producteur du film est un vieil homme ruiné, l'idole avec qui elle va jouer est un homme d'une soixantaine d'années au bronzage stylé. Miami Vice, le réalisateur du film est quelqu'un qui répète la même chose depuis des années. Betty Elms semble être arrivée trop tard, son film est devenu vieux. De la même manière que nos films sont devenus trop vieux. Les cadres de socialisation sont incapables de soutenir la production d’identité sans produire un reste qui ne rentre dans aucune scène.
Toutefois, si Mulholland Drive est un road movie, alors où va-t-il emmener Betty Elms ? Le même endroit où Lynch a emmené Fred Madison/Pete Dayton. Pour une rencontre traumatisante avec un destin qui ne peut se réaliser que comme une chute. Si l'on revient au moment clé où Pete fait l'amour avec cette image d'une femme idéale qu'il voit disparaître (pour être remplacée par un homme mystérieux qui pointe une caméra dans sa direction, comme un regard qui revient sur lui-même après le dissolution de l'objet), alors nous verrons que Conduite de Mullholand apporte une scène structurellement identique.
Il s'agit de ce moment où Betty Elms est allongée dans son lit, prête à dormir, tandis que Rita (qui n'est pas une actrice porno, mais qui est la représentation parfaite d'un autre stéréotype : la Gilda du cinéma noir) est là, appuyé contre la porte, nu et enveloppé seulement dans une serviette. "Pourquoi ne viens-tu pas dormir ici?" dit Betty. Quelques secondes plus tard, les deux feront l'amour. "Est-ce la première fois que tu fais ça?", demande Betty. «Je ne m'en souviens pas», dit Rita.
Mais nous savons que c’est la première fois que Betty fait cela. Et une fois cela fait, elle ne pourra plus jamais revenir en arrière. Rita fera un rêve : «Il n'y a pas de groupe, il n'y a pas d'orchestre», c'est ce qu'elle dira dans son sommeil. À son réveil, elle emmènera Betty dans un théâtre d'illusions appelé Silence. Comme dans La route perdue, Le sexe apparaît ici encore comme un lieu de vérité.
Au Théâtre, un illusionniste est sur scène et répète les mêmes mots : «Il n'y a pas de groupe. Il n'y a pas d'orchestre. C'est juste une illusion« . Lorsqu'elle entend ces mots, Betty tremble comme si elle était possédée ou à l'intérieur d'un tremblement de terre qui indique que tout son univers s'effondre. Mais David Lynch ne semble pas très intéressé à critiquer simplement le fétichisme en montrant que l'on court après des images qui, au fond, sont des illusions. Son jeu est différent et bien plus radical.
Elle se révèle lorsqu'un chanteur latin prend la place de l'illusionniste. Elle chantera une capella une vieille chanson d'amour. Même si on les avait prévenues que tout serait une illusion, que tout n'était certainement qu'un play-back, Betty et Rita pleurent de façon compulsive. Et même dans un univers de simulations et d’images usées, il se passe quelque chose. Au milieu d’une artificialité qui n’a pas peur de dire son nom, se déroule enfin une expérience de l’ordre du réel. Cette expérience n'est pas la révélation de quelque chose de perdu ou d'une spontanéité originelle massacrée par notre monde industriel.
C'est l'éloignement de ceux qui se voient investir libidinalement des ruines, de ceux qui se voient chanter des paroles creuses, de ceux qui se retrouvent à faire l'amour avec une image parfaite. "C'est juste une illusion", oui, je sais, mais je ne peux pas m'empêcher de pleurer. Et c’est peut-être la plus grande leçon que David Lynch a à nous donner : tout art authentique connaît l’expressivité de l’inexpressif et sait qu’il n’y aura une expérience du réel que lorsque nous perdrons la peur d’entrer dans un théâtre d’illusions.
Mais Betty n’a pas accompli son destin, de la même manière que Fred Madison. Ils ne sont personne, leur road-movies ils ne sont arrivés nulle part. Fred ne pense qu'à assassiner cette image qui ne sera jamais la sienne (Renée) ou cet Autre qui semble avoir ce qu'il voudrait (Dick Laurent). Tout ce que Betty Elms souhaite, c’est être à la place de « la fille » qui soutiendra la reproduction fantasmatique des mêmes images fétichisées. Pour eux, l’expérience de la réalité ne pouvait être qu’une expérience de destruction.
Mais pour David Lynch, elle était une sublimation. Parce que le désir de Fred Madison et de Betty Elms restait prisonnier du même système d'images en décomposition qui l'enfermait et le constituait ; tandis que David Lynch a montré que notre seul destin possible est d'apprendre à construire des routes à partir de ruines.
*Vladimir Safatlé Il est professeur de philosophie à l'USP. Auteur, entre autres livres, de Manières de transformer les mondes : Lacan, politique et émancipation (Authentique)[https://amzn.to/3r7nhlo]
notes
[I] Une indication de tels processus est donnée par David Lynch lui-même dans une interview : « Si le dialogue lutte contre l'ambiance, alors il est parfait » (Entretien avec David Lynch, Cahiers du cinéma, n. 509, janvier 1997). Principe d'insuffisance qui sera élevé à l'état général de composition
[Ii] Comme nous le rappelle Slavoj Zizek : « Nous sommes dans une situation circulaire – d’abord le message qui est entendu mais non compris par le héros, puis le héros lui-même qui prononce le message. Bref, tout le film est basé sur l'incapacité du héros à se retrouver, à l'image de la fameuse scène du piège temporel des films de science-fiction où le héros, voyageant dans le passé, se retrouve. Le sujet chatouilleux, Londres, Verso, 1999, p. 299).
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