De Tarsila à Oiticica

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Par LUIZ RENATO MARTIN

Le traitement de la question de l'espace, dans le cadre visuel de la culture brésilienne moderne, rassemble les œuvres de Tarsila do Amaral, Lúcio Costa, Oscar Niemeyer et Roberto Burle Marx.

Malgré les distinctions matérielles entre peinture, urbanisme, architecture et paysage, le traitement de la question de l'espace, dans le champ visuel de la culture brésilienne moderne, rassemble les œuvres de Tarsila do Amaral (1886-1973), Lúcio Costa (1902-1998 ), Oscar Niemeyer (1907-2012) et Roberto Burle Marx (1909-1994).

En revanche, l'œuvre d'Hélio Oiticica (1937-1980), qui rassemble dans sa poétique des matériaux spécifiques aux médias précités, se distingue radicalement des autres en termes d'usage et de conception de l'espace. Quel est l’intérêt d’une telle comparaison dans le Brésil étroit et exigu d’aujourd’hui, pays dans lequel ne circulent plus les figures mythiques du « temps libre » et de la « cordialité », liées à l’économie symbolique du déchet et des grands espaces ?

Tarsila

Dans la peinture de Tarsila do Amaral, contrairement à celle d'Anita Malfatti (1889-1964), les contours jouent un rôle déterminant. Géométrisés d'abord, curvilignes et allongés plus tard dans « l'anthropophagie », ils définissent à un moment ou à un autre les figures à la manière des reflets verticaux et horizontaux de la géométrie descriptive.

En ces termes, l'exécution des peintures de Tarsila do Amaral suit un projet ; il ne contient pas les gestes frappants et les empâtements épais des toiles de Malfatti, qui mettent en scène l'acte de peindre comme une action subjective et dramatique. Avec des coups de pinceau neutres et un usage parcimonieux de la peinture, l'action picturale de Tarsila semble issue du contexte sériel et industriel des arts graphiques.

Cela ne le diminue pas. Cela indique plutôt une cohérence. La possibilité de prioriser la conception et le plan est conséquente dans ses développements ; ainsi, les zones chromatiques tendent vers l'uniformité, et le traitement de la toile cherche à donner à cette dernière l'onctuosité du papier. Bref, son art résulte d'une volonté projective qui a le dessin pour fleuron et qui prévaut sur le plan comme tabula rasa ou une terre vierge.

Dans son contexte, le caractère modernisateur d’un tel projet est indéniable. Cela dit, d’autres aspects et facteurs sont condensés dans un tel tableau. Ses couleurs rayonnent de brésilianité. Selon Tarsila do Amaral, ils évoquent le monde campagnard.[I] Cette option, à son tour, en plus de l'inflexion simple et réminiscence, implique une objectivation visuelle de la principale source économique du pays : la plantation de café. L'accord des couleurs avec les lignes et la luminosité uniforme duplique sur le plan pictural l'interaction entre les capitales du café et l'industrie, qui, à l'époque, cherchaient à moderniser et à rationaliser le pays selon ses conditions.

Si cela est vrai pour la peinture « pau-brasil », certaines variables de cette équation changent dans le cycle « anthropophage », à partir de 1928. Plus mature, son art dissout les liens immédiats : il troque la représentation schématique du paysage local contre la prospection. de l'imaginaire brésilien. L’affirmation nationale, guidée par la référence initiale à la nature, est dépassée par l’incorporation de mythes populaires, indigènes, africains, etc. Dans ce processus, la dureté de la ligne angulaire et la structure géométrique, auparavant stylistiquement hégémoniques, commencent à être tempérées, sans perdre le caractère planifié de la composition, par des lignes plus elliptiques et sinueuses, propices à la représentation de l'imaginaire.

Mais cette mise à jour s’effectue en termes de discours moderniste et n’annule pas le programme précédent : elle cherche une synthèse entre les modèles de langage modernistes, comme ceux géométriques-sériels, au contenu cosmopolite, et les signes de la brésilianité, autrefois réprimés dans le classicisme académique. discours de l’Empire brésilien.

Dans le style « anthropophage » de Tarsila do Amaral, les mêmes composantes de base persistent : l'alliance entre le programme nationaliste et le contenu analytique de la poétique prévaut, marquée par le pouvoir modernisateur et internationalisateur de la formalisation, établi à travers la ligne, qui légifère de manière hégémonique sur le domaine du plastique. La composition reste linéaire et modulaire. Il rassemble des éléments issus d'œuvres antérieures et de séries internes, dans lesquelles les formes, si elles varient en taille et en combinaison, s'affirment comme dérivations d'un module. La poétique rationnelle et analytique n’a pas peur des répétitions.

La couleur, à son tour, dans l’ordre « linéaire-anthropophagique », répond au volume. Il continue donc à fonctionner comme l'élément qui garde la mémoire du regard et de l'expérience tactile de l'enfance, du sentiment du monde agraire et préindustriel. Dans la peinture de Tarsila de cette période, en effet, les champs chromatiques se sont élargis, parallèlement à la prospection de l'imaginaire. Cependant, les couleurs, bien qu'elles gagnent en intensité et en éloquence, continuent de faire l'objet d'un projet qui, simple et économique, se veut universel, cosmopolite et rationnel.

Certes, un tel programme poétique a deux objectifs : entrer dans le rythme de l’art moderne international et élargir la base sociale de la culture nationale. En répétant cependant les sensations de l'enfance à l'âge adulte, cette volonté de modernisation révèle, à côté de la dimension universalisante, un angle privé : une vie socialement protégée, qui préserve la continuité entre l'enfance et la vie adulte ; passage, en revanche, détruit pour la majorité sans pouvoir de choix, réduit à la simple condition de force de travail.

Ainsi, l’élan modernisateur dénote une personne formée au commandement et signale, comme le reste du modernisme, « la tentative (populiste) d’une élite culturelle d’éliminer les différences de classe et de créer un art qui soit l’expression de l’ensemble de la nationalité ».[Ii]

Brasilia ou Maracangalha[Iii]

En poursuivant, dans le sens de cette revue, de l'espace de l'écran au territoire, de l'œuvre de Tarsila do Amaral à celles de Lúcio Costa et Oscar Niemeyer, nous trouvons des continuités. Lúcio et Tarsila ont en commun la fête parce qu'elle est simple, linéaire et géométrique, parce qu'elle est sobre et synthétique. Tous deux valorisent les caractéristiques simples et fonctionnelles de la maison coloniale rurale, le profil horizontal distinctif des sièges des anciennes fermes brésiliennes.

Un autre fil de continuité se distingue entre les courbes caractéristiques de la largeur et de la sinuosité du style « anthropophage » de Tarsila do Amaral et de l'architecture d'Oscar Niemeyer. Dans les deux cas, le choix des courbes s’impose comme un emblème de la visualité brésilienne, faisant tantôt référence à la culture africaine, tantôt à la nature du pays. Les traits arrondis de la silhouette au noir (1923, huile sur toile, 100 x 81,3 cm, São Paulo, Musée d'art contemporain de l'Université de São Paulo), de Tarsila do Amaral, qui se détachent au premier plan sur la structure en bandes horizontales du fond, préfigurent le prépondérance des courbes dans sa peinture « anthropophage » ; à leur tour, les courbes de Pampulha, conçues par Niemeyer, concentrent les horizons du Minas Gerais.

Outre cet ordre de similitudes, les plates-formes modernistes des trois coïncident structurellement. Chez eux, le pouvoir de moderniser inclut la conviction civilisatrice et universalisante. Moderniser, c'est opérer sur un plateau où l'on joue seul. Ainsi se rejoignent le pouvoir du sujet et sa pensée, sur la base d'un projet rationnel et civilisé, avec la prérogative de planifier de haut en bas, de bien diviser l'espace du pays, dont le champ symbolique, plastique ou architectural présente lui-même comme un double ou une comparaison.

Ainsi, l'écho du privilège seigneurial du colonisateur de légiférer unilatéralement peut être perçu partout. Le bâtiment du ministère de l'Éducation et de la Santé (commandé en 1936 par Capanema, ministre de Getúlio), le complexe de Pampulha (commandé par JK [1902-1976], nommé maire de Belo Horizonte, en 1941), bref, les monuments architecturaux La modernité du Brésil d’avant 1945 est née de l’ordre des autorités de l’Estado Novo, qui, même si elles sont modernes et « éclairées », ne sont pas démocratiques.

Dans le cycle d’expansion économique et politique qui a commencé après la guerre de 1945, l’architecture brésilienne moderne s’est également développée. Dans cette production, se démarquent les inventions qui concernent l'interface entre le bâtiment et l'espace naturel. Le « génie brésilien » se distingue, comme le souligne Mário Pedrosa (1900-1981), par l’invention de nouveaux systèmes de protection thermique, de ventilation, d’éclairage naturel, de pare-soleil, de fermes, de cloîtres et de briques creuses appelées cobogós – ceux-ci, avec des caractéristiques visuelles remarquables. fantaisie et mêlant architecture et arts graphiques, autre symbole de l'excellence brésilienne de l'époque. L'intégration du jardin dans la maison, faisant de l'espace extérieur une extension de l'espace intérieur, sera une autre marque de l'inventivité de cette architecture.[Iv]

Burle Marx, paysagiste pionnier et exemplaire, abandonne les classiques parterres de fleurs et les pelouses en broussailles. Son art innove également dans l'utilisation des couleurs. Éloignez-vous de la division chromatique vers de grandes taches de couleur. Comme dans Tarsila do Amaral, il y a une synthèse entre les ressources de l'art européen moderne et des éléments primitifs ou anticlassiques, élevés au rang d'emblèmes nationaux. Collaborateur d'Oscar et Lúcio, Burle Marx utilise des plantes de la forêt amazonienne et d'autres, que l'on trouve dans les cours ou au bord des routes.

Comme les couleurs de Tarsila, ces plantes constituent des éléments « familiers à l'ambiance de la campagne brésilienne » et absents de l'art académique classicisant. Architecture et nature se rejoignent : « Les jardins de Burle Marx font toujours partie de la nature, même s’ils participent déjà à la vie de la maison et servent (…) de cadence à son rythme spatial. Leur rôle est désormais de l’élargir, de le faire déborder dans les espaces ouverts. »[V]

Les palais présidentiels, conçus par Oscar Niemeyer, répondent également à la vocation d'intégrer le bâtiment et la nature : des constructions horizontales, entourées de grands balcons, porches ou terrasses, conformément à la tradition architecturale des Casas Grandes. Alvorada et Planalto présentent également, le long des balcons, un hybride colonne/sculpture dont les courbes, en plus d'actualiser stylistiquement le renflement des colonnes grecques, peuvent même suggérer une autre caractéristique du pays : celle des voiles gonflées des radeaux.

Cependant, en décorant les porches autour des palais, ces colonnes, outre la dimension emblématique qu'elles ont pour le public extérieur, remplissent également une autre fonction : elles encadrent le paysage du Cerrado.[Vi] Ils constituent donc l'implantation de Casas Grandes en un point plus élevé du terrain, proposant la vision du paysage comme un élément patrimonial.

Dans ces pièces abstraites modernes que sont les colonnes de Niemeyer, comme dans la peinture de Tarsila, il y a une articulation des opérations abstraites du design moderne, avec les couleurs typiques du pays, en l'occurrence celles du Cerrado. Ainsi, ce bâtiment, bien que moderne, n’apparaît pas comme un élément urbain, mais plutôt comme une unité dans le paysage, à la manière d’une maison coloniale rurale.[Vii]

En bref, un seul type de relation englobe les découvertes de l'architecture moderniste brésilienne : l'intégration entre l'architecture et la nature ou l'utilisation rationnelle et évaluative de la nature par le projet. Cependant, cela se produit, comme le note Pedrosa, « au détriment d’une pensée spatiale plus articulée et approfondie, dans les jeux de volumes et d’espaces intérieurs ».[Viii]

L’excellence de cette architecture réside donc plutôt dans la valorisation de la nature que dans le risque urbain, ce dernier objectif s’inscrivant davantage dans la ligne directrice fonctionnaliste du rationalisme architectural moderne. Il faut le dire, la perspective atavique de l’architecture brésilienne moderne est encore celle du « colonisateur/civilisateur », qui se lance sur la terre dite vierge (sic) pour l’incorporer dans la soi-disant « civilisation (du marché »). ) ».

Cette marque génétique sera aussi celle du Plan Pilote de Brasilia. En d'autres termes, la structure géométrique modulaire, sans fond organique ou autochtone, qui peuple le plan de formes communicatives et internationalisantes, dans les œuvres de Tarsila, est aussi celle de la logique exprimée par le mémorial de Lúcio Costa pour le concours de Brasilia.

À la page 2 de l'original du Plano Piloto, l'architecte et urbaniste, en présentant son parti, dit, d'une manière franche et directe, comme d'ailleurs son style : « Il est né du geste premier de quelqu'un qui marque un lieu ou en prend possession : deux axes se croisant à angle droit, c'est-à-dire le signe de la croix lui-même.[Ix]

En revanche, il existe un autre aspect, l'aménagement, par lequel une telle architecture, liée à la tradition coloniale, se distingue de cette dernière. Tout au long de l’histoire, les avancées privées sur le territoire national se sont toujours produites en fonction d’intérêts à court terme et unilatéraux. En d’autres termes, depuis les capitaineries, la première forme de privatisation au Brésil, en passant par les expéditions des bandeirantes, et plus tard, lors de la création des latifundia agraires-exportatrices des caféiculteurs de São Paulo, la marche de la côte vers l’intérieur avait invariablement un contenu chaotique et prédateur. Les actions de construction modernes ont un caractère planifié. Et le meilleur exemple d’occupation territoriale planifiée doit être Brasilia, selon Pedrosa.

Ainsi, le critique justifie la création de la capitale comme un exemple d'une nouvelle logique, en l'opposant précisément à l'ouverture des plantations de café par les habitants de São Paulo.[X] La dévastation des propriétaires fonciers a créé un certain type de ville : « Le promoteur trace rapidement quelques rues (…) et la vente des lots commence là. Les premières maisons (…) indiquent la future rue principale, la route elle-même. Il n’y a rien de plus pratique pour la circulation des marchandises (…). Les pionniers sont indifférents à l'environnement local, car ils ne s'arrêtent jamais dans leur course incessante ».

Brasilia, non : c'est « une vieille idée politique, ancrée à travers les générations », dit Pedrosa. La politique et la planification s’opposeraient ainsi au chaos du profit, comme formes de rationalité.[xi]

Le destin de Brasilia, cependant, pourrait être, comme il l'a été en fait, différent de celui de l'utopie planifiée et émancipatrice, qui devait fusionner les projets de la nouvelle capitale et de réforme agraire. En ce sens, le même Mário Pedrosa avertissait déjà, depuis 1957 : « Quelque chose de contradictoire se cache dans l'enveloppe très moderne de sa conception (…). Le Brasilia de Lúcio Costa est une belle utopie, mais a-t-il quelque chose à voir avec le Brasilia que Juscelino Kubitschek veut construire ?[xii]

L’un des dangers de Brasilia, isolée des autres zones urbaines, serait de devenir un foyer de bureaucratie.[xiii] D'où l'éloge de Pedrosa pour le Plan de Lúcio qui, contrairement aux autres, « évitait ingénieusement toutes les formes fermées », évitant « le vice du centralisme bureaucratique (…) et la toute-puissance administrative de ceux qui décident sans la résistance d'une opinion présente ».[Xiv]

Un deuxième avertissement critique clairvoyant était également de nature politique : « Lúcio, malgré son imagination créatrice (…) a tendance à céder aux anachronismes (…). Dans son plan, [il] prévoit le long de l'axe monumental de la ville, au-dessus du secteur communal, en plus (citant l'architecte) « des garages de transports urbains (…) la caserne » (…). [Mais, s'exclame Pedrosa :] De quelle caserne s'agit-il ? Selon lui, il s’agit en réalité des casernes des troupes de l’Armée (…). [Et continue :] Il faut d’abord se demander : pourquoi ces casernes se trouvent-elles à l’intérieur de la ville ? Deuxièmement, quelles sont les fonctions spécifiques de ces troupes, lorsque la Nouvelle Capitale (…) est à l’abri d’un débarquement soudain de l’ennemi et ne peut être atteinte que par voie aérienne ? Le déploiement de troupes terrestres pour sa défense ne trouve aucune justification militaire (…). A moins que ces troupes n'aient été destinées non pas à la défendre contre des ennemis extérieurs, mais à certains moments jugés opportuns, à passer leur les chars, d'une manière qui nous est si bien connue, à travers l'axe central de la ville, afin d'avoir un effet sur les habitants eux-mêmes et peser (…) sur la délibération d'un ou plusieurs pouvoirs de la République. Mais alors pourquoi changer ? Pourquoi Brasilia ? Pourquoi rêver d’utopies ?[xv]

D'où le sous-titre du texte : « Brasilia ou Maracangalha ? ». On sait ce que Pedrosa a eu raison. Mais revenir à l’évidence concernant Brasilia est utile pour situer les racines historiques de cette génération pionnière d’architectes modernes comme étrangères à un contexte de réflexion urbaine. En bref, sa perspective est la même que celle des premiers modernistes, qui synthétisaient les structures poétiques modernes et les éléments nationaux, auparavant réprimés par l’art académique. Dans cette opération symbolique, selon les circonstances et les limites du moment historique, les emblèmes nationaux qu'ils créent revendiquent un contact immédiat ou semi-organique avec la nature.[Xvi] Il faut dire que, de ce point de vue, le Brésil apparaît plus comme un mythe et une nature que comme une ville et une formation sociale posée par la division sociale du travail.

Outre les enchantements primitifs, seuls les langages visuels – générés, aux côtés des sciences sociales et autres savoirs, après l’installation d’un réseau d’industries dans l’après-guerre – construiront effectivement d’autres modèles cognitifs, fondés sur des problématiques urbaines et campagnardes. considérée comme une formation sociale historique. Les problèmes des villes brésiliennes deviennent alors plus clairs pour les nouveaux architectes et artistes, à la lumière des exigences démocratiques et de la production de masse.

Un complexe de problématiques urbaines, spécifiques à de tels modèles, établit de nouveaux paramètres de défis et de réalisations pour l'architecture : répondre à l'universalisation des droits d'usage du sol et de l'environnement urbain, assimiler de manière analogue les flux et connexions internes/externes, proposer des environnements pluriels, des structures anonymes, etc.

Oiticica et Mangueira

Sous ce nouvel éclairage, l’œuvre d’Hélio Oiticica constitue un repère. Contrairement au premier modernisme, et en revenant sur la réélaboration rationnelle de ces questions par Oswald de Andrade (1890-1954) et Tarsila do Amaral dans les années 1930, Oiticica n'identifie pas l'exclusion en termes ethniques, c'est-à-dire dans les figures de la Indiens et noirs, comme doubles de la nature, mais plutôt dans les favelas, c'est-à-dire chez les exclus de l'ordre économico-juridique de la propriété fondamentale : le logement.

La recherche d'Hélio Oiticica d'une autre conception de l'espace est liée à la recherche du mouvement néoconcret concernant une nouvelle relation de réciprocité entre l'œuvre d'art et son environnement, y compris le public direct, comme sujet d'observation, élevé au rang de participant ou expérimentateur. D’où la suspension de la limite dedans/dehors et l’expérience de l’espace en connexion intrinsèque avec celle du temps – puisqu’elle requiert la mobilité de l’observateur. D’où aussi la notion de participation comme relation active entre l’observateur et l’objet esthétique.

La séparation entre la vie et l’art et l’idée de contemplation qui y est associée sont ainsi visées. Afin de favoriser la mobilité de l'observateur, à une participation anti-contemplative, Oiticica abandonne en 1960 la peinture bidimensionnelle pour le relief spatial, sorte de labyrinthe aérien, de planches de bois peintes, suspendues par des fils de nylon, les Noyaux, comme il dit.

Cependant, c’est en 1964 et à Mangueira, à contre-courant sous le poids du coup d’État militaire, que la décision de relancer le rapport vie/art prend une autre concrétisation, conduisant au concept d’art environnemental comme anti-art : « Toute mon expérience à Mangueira avec des gens de toutes sortes m'a appris que les différences sociales et intellectuelles sont la cause du malheur – j'avais des idées que je trouvais très abstraites, mais soudain elles sont devenues réelles : la créativité est inhérente à chacun, l'artiste ne fait que enflammer, cela met le feu et libère les gens de leur conditionnement.[xvii]

Que découvre Hélio Oiticica à Mangueira ? D’abord une nouvelle notion d’abri, d’habillement ou d’habitat temporaire, bref une manière mobile et temporaire d’occuper l’espace, qu’il appellera Parangolé.[xviii] Il s'agit, prosaïquement et sommairement, d'un manteau, d'une tente ou d'une bannière.[xix] De Parangolé, qui concerne le corps – et pour lequel Parangolé agit comme déconditionneur –, Hélio Oiticica passe à des constructions plus globales : d'autres abris, déjà, dans ce cas, déclarés architecturaux, comme Penetráveis ​​​​et Ninhos. Si Parangolé est issu de la danse, ces dernières sont directement issues de l'architecture organique et, toujours en marche, des favelas de Rio.[xx]

Mais, au fond, Parangolé lui-même, créé à partir de superpositions ou de collages de tissus, se nourrissait déjà de l'idée d'espace favela : « Dans l'architecture de la favela un caractère de Parangolé est implicite, telle est l'organicité structurelle entre les les éléments qui le constituent ainsi que la circulation interne et le démembrement de ces constructions ; il n'y a pas de passages brusques de la chambre au salon ou à la cuisine, mais l'essentiel qui définit chaque partie, qui est reliée à l'autre (par) continuité. Dans les travaux de construction, la même chose se produit à un niveau différent. Et ainsi dans tous ces coins et bâtiments populaires, généralement improvisés, que l’on voit tous les jours. Aussi les foires, les maisons de mendiants (…) etc.[Xxi]

Les Penetráveis ​​​​et les Parangolés sont fabriqués à partir de restes d'autres choses, dont Oiticica s'approprie des fragments, tout comme le font les habitants des favelas, pour construire leurs maisons. L’idée d’appropriation, dans laquelle la question de la propriété est déjà en cause, correspond à un nouveau degré de participation. L’appropriation se concentre sur les choses du monde que, comme tout le monde, Oiticica rencontre dans la rue.[xxii] Le créateur d'objets succède à l'artiste qui propose des pratiques.

Ces dernières naissent de propositions qui, en tant qu'idées ouvertes, n'élaborent pas un objet ou une forme fermée, mais se combinent avec la disparition de l'objet d'art et de l'acte contemplatif associé, remplacés par des pratiques dites anti-art ou suprasensorielles, dans lesquelles « le véritable faire [du travail] serait l'expérience de l'individu », qui se « désaliène » en objectivant « son comportement éthique-spatial ».[xxiii]

Ainsi, « contrairement à ce que fait un architecte conventionnel, Oiticica, au lieu de créer un espace pour un certain programme d'usages et de fonctions, propose l'espace pour permettre ensuite de découvrir des usages et des fonctions possibles ».[xxiv]

À l’opposé de l’œuvre d’art, l’appropriation et la proposition fondent l’art environnemental, qui a pour vocation déclarée de transformer la structure socio-économique. Hélio Oiticica estime : « Une telle position ne peut être que (…) une position totalement anarchique (…). Tout ce qui est oppressif, socialement et individuellement, s'y oppose (…) la position socio-environnementale est (…) incompatible (…) avec toute loi qui n'est pas déterminée par un besoin intérieur défini (…) c'est la reprise de la confiance de l'individu dans ses intuitions et ses désirs les plus chers ».[xxv]

Le paradoxe de l'art constructif populaire, qui allie rareté et richesse des inventions, apparaît dans le vers de Nelson Cavaquinho (1911-1986) : « Nos cabanes sont des châteaux dans notre imagination ». En poésie, la conversion de « cabane » en « château » s’opère, selon les mots du vers précédent, grâce au « pouvoir d’expression » des « vers modestes de Mangueira ».[xxvi]. Cette conception du pouvoir poétique est cohérente avec la notion d'Hélio Oiticica de l'art de l'adversité.

Aujourd'hui, après avoir vaincu la dictature militaire encore en vigueur au moment de la mort d'Hélio Oiticica en 1980, et après avoir vérifié la majorité politique du mouvement ouvrier, la lutte juridico-politique pour vaincre la notion de propriété, qui restreint l'usage de la terre à une minorité, pourrait bien passer du statut d'annonce des poètes à celui d'objectif politique de la majorité. L’art, l’urbanisme et l’architecture peuvent donc être considérés de la même manière en ces termes.[xxvii]

* Luiz Renato Martins est professeur-conseiller du PPG en arts visuels (ECA-USP). Auteur, entre autres livres, de Les longues racines du formalisme au Brésil (Haymarket / HMBS).

Version portugaise du chap. 1 du livre ci-dessus.


[I] En expliquant sa production « brésilienne », Tarsila a justifié son « retour à la tradition, à la simplicité », par le plaisir intense qu'elle lui a procuré en rencontrant « les couleurs qu'elle aimait étant enfant », lors d'un voyage dans les villes historiques de Minas, avec Blaise Cendrars et d'autres modernistes, cité Carlos Zilio, La querelle du Brésil.Rio de Janeiro, Relume Dumará, 1997, p. 67.

[Ii]  Cf. C. Zilio, id.., ibid.

[Iii] Maracangalha était une ville imaginaire mentionnée de manière parodique dans la chanson du même titre (1957), conçue par Dorival Caymmi (1914-2008). Contemporaine de la construction de Brasilia, la chanson faisait allusion au mythe de la ville moderne, lorsque le protagoniste déclarait qu'il irait à Maracangalha, même seul et sans Amália, mais qu'il prendrait certainement son chapeau de paille. C'était la condition caractéristique des travailleurs manuels qui migraient des régions rurales misérables, principalement du Nord et du Nord-Est, pour construire Brasilia. Ils vivaient dans des bidonvilles, souvent dans des cabanes faites de sacs de ciment et, après l'inauguration de la capitale en 1961, ils sont allés vivre dans des villes dites satellites, qui présentent des aspects précaires similaires à ceux de leurs villes d'origine rurale – des caractéristiques, en détail et dans son ensemble, contrastant avec le Plano Piloto de Brasília, conçu par Lúcio Costa, dans lequel se trouvent les palais conçus par Oscar Niemeyer et les superblocs.

[Iv] Voir Mário Pedrosa, « Introduction à l'architecture brésilienne – II », in idem, Des peintures murales de Portinari aux espaces de Brasilia, Aracy Amaral (org.), São Paulo, Perspectiva, 1981, pp. 329-32.

[V] Cf. M. Pedrosa, « Le paysagiste Burle Marx », in idem, Des peintures murales…, op. cit., p. 286 (c'est moi qui souligne).

[Vi] Voir par exemple les photos d'Alvorada dans Oscar Niemeyer, Mon architecture, Rio de Janeiro, Revan, 2000, p. 94.

[Vii] La priorité accordée à la conception du bâtiment comme une unité isolée dans le paysage, prête à la contemplation, se révèle également dans un texte récent de l'architecte, à propos du projet de l'auditorium du parc d'Ibirapuera : « Architecture… Comme il est bon de voir une feuille de papier blanche apparaît comme un palais, une cathédrale, une forme nouvelle, tout ce qui crée l'étonnement que permet le béton armé ! », cf. O. Niemeyer, « Comme si tout recommençait », dans L'État de São Paulo, 05.12.2002, p. C3.

[Viii] Cf. M. Pedrosa, « L'architecture moderne au Brésil », in idem, Des peintures murales…, op. cit., p. 262.

[Ix] Cf. L. Costa, « Brasília/ Mémorial descriptif du Plan Pilote de Brasília », dans Lúcio Costa : À propos de l’architecture, organisé par Alberto Xavier, 2a éd., Porto Alegre, Editora UniRitter, 2007, p. 265.

[X] Pedrosa s'appuie sur la thèse de Pierre Monbeig (1908-87), Pionniers et planteurs de São Paulo (1952), qui relie l’expansion de São Paulo vers l’intérieur à la colonisation portugaise, mêlant toutes deux « déplacement continu » et « désir tenace de profit ». D'où l'instabilité de la population, « une course ininterrompue », « la destruction des terres », « là où sont installés les planteurs, l'herbe repousse à peine ». Voir M. PEDROSA, « Brasília, la ville nouvelle », in idem, Textes académiques et modernes/sélectionnés III, org. par Otília Arantes, São Paulo, Edusp, 1998, pp. 411-21. Pour un équilibre précis et aigu des positions des critiques par rapport à Brasilia, voir Otília Arantes, Mário Pedrosa: Itinéraire critique, São Paulo, Scritta, 1991, p. 79-150.

[xi] « L’esprit qui souffle sur Brasilia (…) est l’esprit de l’utopie, l’esprit du projet (…). C’est un geste (…) d’un besoin national profond : la défense du territoire, soumis à un processus continu et terrible de destruction (…) Brasilia pourra hâter le moment de la libération d’une soumission trop immédiate au marché des prix internationaux. Cela ne pouvait que contraindre le front pionnier à se stabiliser (…). Le rythme d'expansion du marché national sera intensifié par la création de véritables nouvelles régions, au centre du pays, autour de la nouvelle capitale. De plus, il ne sera pas possible de rééquiper ou d'équiper ces terres sans la réforme agraire dont on parle de plus en plus au Brésil. Bref, Brasilia implique un remodelage géographique, social et culturel de tout le pays (…). Le temps de la renaissance économique sera celui de la planification. L’heure de la planification marque la fin de l’avancée de la spéculation pionnière. » Voir M. Pedrosa, « Brasília… », op. cit., Pp 416-7.

[xii] Cf. M. Pedrosa, « Réflexions autour de la nouvelle capitale », in idem, Universitaires…, op. cit., p. 391, 394.

[xiii] Dans un « climat artificiel et isolant, l’irresponsabilité morale prospérera, à mesure que se développera le centralisme d’une nouvelle bureaucratie technocratique toute-puissante, sous les effets de la séparation de la vie nationale elle-même, combinée à l’énorme disponibilité des ressources (…) » . Cf. M. Pedrosa, « Reflexões… », op. cit., p. 392.

[Xiv] Cf. M. Pedrosa, « Reflexões… », op. cit., p. 392.

[xv] Cf. M. Pedrosa, « Reflexões… », op. cit., p. 400-1. 

[Xvi] Pour plus de nuances, il convient de considérer l'observation de Sérgio Buarque de Holanda selon laquelle la ville coloniale portugaise, contrairement à celles de l'Amérique hispanique, ne reflète pas la « raison abstraite », car elle « ne contredit pas l'image de la nature et sa silhouette est entrelacée avec la ligne du paysage. Voir SB de HOLLANDE, Racines du Brésil, préf. Antonio Candido, Rio de Janeiro, Livraria José Olympio Editora, 1969 (5e éd.), chap. IV, p. 76.

[xvii] H. Oiticica, « Lettre à Guy Brett, 02.04.1968 », in idem, Hélium Oiticica, catalogue, org. Guy Brett et. al. (Rotterdam, Witte de With, Centre d'art contemporain, février-avril 1992 ; Paris, Galerie Nationale du Jeu de Paume, juin-août 1992 ; Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, octobre-décembre 1992 ; Lisbonne, Centro de Arte Moderna à la Fundação Calouste Gulbenkian, janvier-mars 1993 ; Minneapolis, Walker Art Center, octobre 1993-février 1994 ; Centro de Arte Hélio Oiticica, septembre 1996-janvier 1997), Rio de Janeiro, Hôtel de ville de Rio. de Janeiro/ Projet Hélio Oiticica, 1996, p. 135.

[xviii] Pour l'appropriation du terme par Oiticica, voir Jorge GUINLE Filho, « La dernière interview d'Hélio Oiticica », dans Interview (Rio de Janeiro, avril 1980), rep. dans César OITICICA Filho et Ingrid VIEIRA (org.), Hélio Oiticica – Encontros (Rio de Janeiro, Beco do Azougue, 2009), p. 269.

[xix] « Tout a commencé avec mon expérience de la samba, avec la découverte des collines, de l'architecture organique des favelas de Rio (et par conséquent d'autres, comme les maisons sur pilotis d'Amazonas) et surtout des constructions spontanées et anonymes des grands centres urbains – l'art des rues, des choses inachevées, des terrains vagues, etc. Cf. H. Oiticica, « Tropicália/ 4 mars 1968 », in idem, Hélium…, catalogue, org. G. Brett et al., op. cit., p. 124. Republié in idem, Hélio Oiticica – Le musée est le monde, org. César Oiticica Filho, Rio de Janeiro, Beco do Azougue, 2011, p. 108. Voir aussi Paola B. Jacques, Esthétique Ginga/ L'architecture des favelas à travers l'œuvre d'Hélio Oiticica, Rio de Janeiro, Casa da Palavra/RIOARTE, 2001, p. 23-42.

[xx] Voir l'intéressante étude, très riche d'indications, de Paola Jacques, citée plus haut.

[Xxi] Cf. H. Oiticica, « Fondements fondamentaux pour une définition du Parangolé », in idem, Hélium…, catalogue, org. G. Brett et al., op. cit., p. 87 ; représentant. en idem, Hélio Oiticica – Musée…, org. C. Oíticica Filho, op. cit., p. 71.

[xxii] Voir H. Oiticica, « Environmental Program », in idem, Hélium…, catalogue, org. G. Brett et al., op. cit., p. 103 ; représentant. en idem, Hélio Oiticica – Musée…, org. C. Oiticica Filho, op. cit., p. 82. Voir aussi Lisette Lagnado, « Museu é o mundo », dans JE &, 24-26.05.2002, an III, n. 101, dans le journal Valor, São Paulo, pp. 60-1.

[xxiii] Cf. H. Oiticica, « Apparition du suprasensoriel », in idem, Hélium…, catalogue, org. G. Brett et al., op. cit., p. 128 ; représentant. en idem, Hélio Oiticica – Musée…, org. C. Oíticica Filho, op. cit., p. 106.

[xxiv] Voir PB Jacques, op. cit., p. 83. Voir aussi p. 110-111.

[xxv] Voir H. Oiticica, « Programme environnemental », op. cit., p. 103 ; représentant. en idem, Hélio Oiticica – Musée…, org. C. Oiticica Filho, op. cit., p. 81-2.

[xxvi] Les paroles disent : « Mangueira est une grange de bambas comme moi/ Portela aussi avait/ Paulo qui est mort/ Mais le chanteur de samba vit éternellement dans nos cœurs/ Les vers de Mangueira sont modestes/ Mais il y a toujours une force d'expression/ Nos cabanes sont des châteaux notre imagination/ ô, ô, ô, ô c'est Mangueira qui est arrivé”. Cf. Nelson Cavaquinho et Géraldo Queiroz, Toujours arroser.

[xxvii] Aide à la recherche et révision de la version précédente : Gustavo Motta. Dernière révision : Regina Araki.


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