Émietter les scénarios

Ricardo Hamilton, Croissance et forme, 2014
Whatsapp
Facebook
Twitter
Instagram
Telegram

Par PABLO PETRAVICIUS VIEIRA*

Considérations sur la pièce L'Étranger

La pièce L'étranger, basé sur le texte acclamé d'Albert Camus, retrouve une nouvelle vie sous la direction de Vera Holtz et grâce à l'interprétation de Guilherme Leme Garcia. L'histoire suit les mésaventures de Meursault, un homme ordinaire et sans prétention, qui se rend aux funérailles de sa mère. Le lendemain, il se lance dans une passion sensuelle avec une ancienne collègue. Il témoigne en faveur d'un ami accusé de violences conjugales, simplement parce que celui-ci lui a demandé une faveur et, par hasard, assassine un Arabe sur la plage. Jugé et condamné à mort, Meursault fait face à un sort tragique.

Lorsque le spectacle commence, la scène se révèle presque vide : un banc et un homme allongé dans la pénombre, qui se lève et prononce la célèbre phrase d'ouverture : « Aujourd'hui, maman est morte. C'était peut-être hier, je ne sais pas. L'annonce du décès est reçue par une note. Le banc, simple et multifonctionnel, sert d'élément scénique flexible, tandis que la scène sombre, avec des tissus noirs en arrière-plan, nous place au point inaugural et ambigu de la représentation et de la vie, aussi absurde soit-elle, et nous invite à reconstituer mentalement les scènes. . On retrouve ainsi la pièce : les décors dans lesquels se dérouleraient les journées sans crise se sont effondrés pour perpétuer la monotonie des journées de Meursault, enrichies pourtant par les couleurs qui nous parviennent à travers les gestes et les descriptions de l'acteur.  

La pièce est composée d'un seul acteur qui assume les rôles de personnage et de narrateur, se rapprochant intensément du public, sa cible, et prêt à capturer le cœur et la conscience des spectateurs, qui, assis dans l'ombre, deviennent témoins du film de Meursault. destin. Il représente, dans une certaine mesure, le destin de chacun. Même si le personnage décrit les événements et ses sentiments (réduits à ses sensations physiques), et que les dialogues des autres personnages sont présentés à travers le seul acteur, c'est au public qu'il se confesse. Elle instaure une complicité avec le public, avec le spectateur caché des faits, qui se cache derrière les lignes imaginaires du texte ou les silhouettes floues des tribunes. Parfois, il s’adresse directement à eux.

Le costume de Guilherme, une combinaison aux tons sobres, complète la proposition minimaliste de l'ensemble. Il met en valeur le visage de l'acteur, le rend fascinant et permet de croire, un instant, que l'évasion de Meursault a réussi et qu'on le croise sur cette scène cachée sur laquelle il nous présente le témoignage de votre affaire. avec la vie. La combinaison est capable d'articuler la perception diffuse entre le travailleur ordinaire, le prisonnier et le métier d'acteur. L'acteur a su exalter l'acidité d'une pudeur si profonde que peut atteindre l'indifférence de celui qui ne trouve plus de valeur au-delà de la vie qu'atteste son regard. Meursault devient ainsi un corps, matérialisé dans l'acteur et ses forces, à la fois de séduction et de destruction, comme n'importe quel autre corps au monde. L'objectivité avec laquelle la scène est imposée et la façon dont le texte est raconté est telle qu'il est capable d'exprimer du sarcasme sans être intentionnellement sarcastique. L'éphémère s'impose dans la vie quotidienne, là où il apparaît le plus ferme, parfois éternel. L’étranger résonne d’une inanition intellectuelle active qui transparaît dans le discours obsédant du personnage, avec le ton prophétique de celui qui se retrouve accroché à une vérité désagréable : « on s’habitue à tout ».

Si la lecture de l’œuvre peut être déconcertante, regarder le spectacle est une expérience bouleversante qui complète et enrichit le texte original. La pièce révèle le besoin de mise en scène, qui amplifie la force vitale de l’œuvre littéraire. Dans le drame du personnage de Meursault, le désir qu'il contenait de posséder un corps, une voix et un visage est évident. À cet égard, la performance de Guilherme est si vivante et convaincante qu'elle apparaît de manière spectaculaire comme la face cachée du héros taciturne. Son ton de voix, âpre et puissant, accompagné d'une diction légèrement nasillarde, fait résonner la pudeur aiguë du personnage, se propageant dans la cathédrale du théâtre fait écho à l'insuffisance du personnage-acteur face aux exigences de la vie.

On peut percevoir dans la voix de cet acteur la confluence évoquée par Albert Camus, selon laquelle la voix « est à la fois de l'âme et du corps ». Il inspire la vérité pour laquelle les ondes sonores qui l'animent sont essentielles, surtout le fait indéniable de l'étonnement de la conscience hésitante face aux forces qui se superposent à l'identité fragmentée de cet étranger sur terre, de cet exilé du monde, de cet apatride qu'il trouve dans le corps de cet acteur son expression.

Bien que le spectacle ait eu lieu en hiver, le théâtre sombre est étouffé par la chaleur solaire qui se propage depuis la scène. Nous sommes écrasés par le brouillard même qui poursuit Meursault de manière exhaustive dans l'intrigue. Vous pourrez ressentir le rafraîchissement d’une baignade dans la mer algérienne. Les scènes appellent à l'invasion des paysages et des sensations, reflétant la manière dont Meursault vit la vie, vidant son contenu subjectif : à travers les sensations corporelles. Albert Camus oppose à la vie heureuse perçue dans l'épiderme le bruit d'une balle, bouleversant l'équilibre d'une journée heureuse à la plage, intervenant dans la folie historique des hommes dans la nature. Combien de fois l’homme n’a-t-il pas su répéter sa condamnation ?

L'étranger d'Albert Camus s'inscrit dans cette étrange expérience de la conscience que la vie continue malgré tout le désir de justice et de correction de la réalité de la part des hommes sérieux. C’est le sentiment de ne pas appartenir au foyer qui devrait, en fin de compte, être le plus familier à nous-mêmes. Cette ambiguïté au sein de l'identité explore le détachement de l'exilé de la réalité et la subjectivité fragmentée. Il met en lumière la sensation intrigante dans laquelle se matérialise l'absurde, grand thème d'Albert Camus, la relation disproportionnée entre le besoin humain et le monde insensé qui l'entoure, comme des réalités qui luttent pour surmonter un accord artificiel. Meursault, à son tour, se jette dans l'abandon complet, dans la rencontre naturelle de son être, immergé et gouverné selon les sensations fortes de la nature.

Il y a donc une recherche d'une rencontre, d'un effleurement, d'un plongeon dans la mer, d'une lèvre sincère, d'un baiser de Marie – qui, bien que fantomatique et chaleureuse dans l'imaginaire, n'est pas présente sur scène. Mais l'excès de soleil sur la tête de Meursault fait « tout vaciller ». Une rencontre fortuite avec un Arabe qui le défie, combinée à l'intensité du soleil, provoque une larme de sueur salée qui lui brûle les yeux, symbolisant la cécité et la mort. Il vient d'assassiner un Arabe anonyme.

Se déroule alors un procès absurde qui scrute les banalités et les mesquineries de Meursault, c'est-à-dire tous les aspects de sa vie. Cette perception triviale est utilisée pour justifier son crime et son châtiment, révélant l'insensibilité cognitive et morale qui imprègne son existence. Condamné à mort, nous passons quelques jours – ou plutôt quelques minutes – avec Meursault en prison, témoin de sa révolte conflictuelle contre le prêtre qui le tourmentait avec des promesses de salut éternel.

Meursault est à la fois révolté contre les illusions humaines et immergé dans une compréhension profondément incarnée de lui-même et situé dans l'extrême brièveté de son temps. Que se passe-t-il dans la dernière seconde dans l’esprit d’un condamné à mort, en attente de la guillotine ? En fin de compte, pour Meursault, peu importe qu'il vive éternellement ou qu'il meure dans dix ou vingt ans ; ça arrive pareil. Il est allé trop loin dans son vidage psychique. Y a-t-il de la culpabilité là-dedans ? Il est vif, conscient, accroché à la terre brûlée dont il ne peut s'arracher.

Cependant, il est coupable non seulement du crime, mais de tout : d'avoir placé sa mère dans un asile, d'avoir fait preuve d'insensibilité lors des funérailles et d'avoir été complice, ne serait-ce que par simple commodité, des violences conjugales de son ami. Il est coupable de tout et sa condamnation est donc la mort. Il est coupable de n'avoir pensé à rien d'autre depuis le jour où sa mère, bien que moins coupable, a exécuté la peine indiquée dans la note. Mais s'il y a un coupable, c'est bien le soleil qui frappe son visage, l'image brillante du couteau de l'ennemi, le tics de ses doigts sur le revolver. L'excès de soleil et la rencontre avec l'Arabe culminent dans un procès absurde qui examine la banalité de sa vie comme les véritables conditions de son crime.

En prison, Meursault, devant le curé, oppose à Dieu un allié invétéré de son temps, bouleversant le présent et toutes les sensations qui le frappent au visage et dit que s'il pouvait choisir une autre vie, il aimerait qu'il en ait une. cela pourrait être le même que celui dans lequel vous vivez actuellement.

La pièce atteint le ridicule de la monotonie. Il réussit cependant à créer les sensations passionnées qui entourent Meursault. On ressent les courbes et les caresses de Marie, la synergie avec les vagues de la mer, on voit, à tout moment, les paysages de l'Algérie, là où se déroulent les événements. La pièce se déroule en hiver, dans un théâtre majoritairement sombre et nous met encore en imaginaire dans un air lourd, illuminé et étouffant.

Ce sentiment d'être dans la tête de Meursault, pertinent à l'œuvre et à la fonction de personnage/narrateur unique, nous envahit aussi, nous dérange, montre comment nous nous endormons devant tant de coutumes et d'illusions qui, si nous pouvions vraiment voir nous-mêmes, nous serions affligés et si nous pouvions ressentir la dissonance entre la réalité et nos attentes, cette disproportion de l'absurde, nous observerions comment ces idées peuvent faire effondrer les scénarios de nos pensées.

L'indifférence imposée même dans le noir absolu, c'est de savoir qu'il n'y a pas de vérité dans les choses sérieuses et ce qui compte, c'est le sentiment que la distance et la solitude nous rapprochent d'une étrange certitude dans la nature. Il est absurde de se laisser emporter par les rythmes de la nature et ses sensations. Le naturel avec lequel s'exerce l'indifférence est disproportionné, cependant, il est rusé parce qu'il est peu profond et profond, au fond d'une lumière, parce qu'il rétablit son équilibre, parce qu'il remplit son être vide des brumes de la mer, cependant , sans encore savoir ce que procurera l'errance d'une telle chance.

La pièce se distingue par l’exploration de la déconnexion avec les significations rationnelles de la réalité, en mettant l’accent sur une signification naturelle qui superpose la mortalité à la vie éternelle. Bien que le spectacle soit troublé par l'interconnexion entre le métaphysique et le physique, cette connexion devient claire dans de rares moments, car la pièce nous permet de ressentir l'absurde dans des moments de pensée ordinaires et parfois vides. Ce sentiment d'absurdité de l'existence banale est intensément mis en valeur par la performance de Guilherme.

Quand Meursault se rebelle contre le curé, la simplicité du personnage, accentuée par les gestes de l'acteur, qui lève les yeux vers le fond de la salle vers le faisceau de lumière qui l'éclaire, rappelle le philosophe cynique Diogène répondant à Alexandre. la Grande : "Je ne veux rien de toi, juste que tu t'éloignes de mon soleil, parce que tu me fais de l'ombre." Autrement dit, Meursault révèle, en chair, en sang et en voix, l'angoisse de se sentir étranger au monde, hormis la présence du corps qui l'accompagne et l'éloigne des besoins qui résonnent dans la subjectivité. La puissance exubérante de la nature se reflète visiblement sur le visage de l'acteur.

La dispute entre Meursault et le curé est marquée par une intensité viscérale. D'un seul faisceau de lumière, l'œuvre nous dévoile, à travers les barreaux de la prison, le ciel observé par Meursault. La scène évoque les paroles de Caetano Veloso : « Quand j'étais emprisonné / Dans une cellule de prison / C'est là que j'ai vu pour la première fois / Ces photographies / Dans lesquelles tu apparais entier / Mais là tu n'étais pas nu / Mais couvert de nuages ​​/ Terre / Terre / Aussi lointaine soit-elle / Le navigateur errant / Qui t'oublierait un jour ?

L'œuvre d'Albert Camus ne cesse de manifester cette liberté qui n'est pas entièrement dissociée de la nécessité. La liberté chez Camus n’est pas séparée du désir de trouver un sens pour continuer à vivre, au contraire, elle remet en question le corrélat existentiel de son objet réclamé. Le besoin de sens n’implique pas l’existence nécessaire du sens. L’existence de l’homme est la forme d’une pensée qui se met avec insistance en déplacement, déconnectée des relations causales exigées par la pensée.

De cette manière, le caractère universel et abstrait de la nostalgie est préservé, mais sa possibilité n'est pas comprise, du moins selon les exigences du raisonnement dans son sens strictement logique, mais dégradée par une esthétique qui s'entremêle avec la nature. C'est une compréhension de la vie qui transcende les catégories du raisonnement intellectuel, embrassant une identité qui inclut l'environnement, la nature, extérieure et inhumaine, qui ne répond pas aux supplications d'une personne désespérée.

Dans ce contexte, le corps de l'acteur-personnage acquiert une position ontologique significative dans la pièce, illustrant le drame du destin humain et offrant une expérience concrète du temps et de la présence, animée par une luminosité solaire dans l'imaginaire. La vitalité du personnage et de l'œuvre se confond avec celle du soleil.  

Au final, le spectacle laisse une impression profonde : réussite de l'acteur dans le défi proposé par le metteur en scène, la performance de Guilherme accomplit la synthèse ambiguë de l'œuvre, de l'auteur et du métier d'acteur. Le résultat est une représentation puissante et intime qui reflète l'image littéraire et philosophique d'Albert Camus et la vitalité du théâtre, qui était sa passion.

*Pablo Petravicius Vieira Il est doctorant au Département de philosophie de l'Unifesp.


la terre est ronde il y a merci à nos lecteurs et sympathisants.
Aidez-nous à faire perdurer cette idée.
CONTRIBUER

Voir tous les articles de

10 LES PLUS LUS AU COURS DES 7 DERNIERS JOURS

Voir tous les articles de

CHERCHER

Recherche

SUJETS

NOUVELLES PUBLICATIONS