devant la frontière

Robert Rauschenberg et Jasper Johns, Sans titre, vers 1955.
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Par JEANNE-MARIE GAGNEBIN*

Considérations sur les thèses « Sur le concept d'histoire », par Walter Benjamin

Si nous parvenons à survivre et à nous souvenir des morts, 2020 sera une année monstre. Au Brésil, le confinement physique provoqué par l'isolement contre le virus Covid-19 a entraîné un enfermement psychique ; il était difficile de ne pas céder à une indignation, d'autant plus verbeuse et impuissante, lorsqu'on se rendait compte des effets meurtriers des injures et grossièretés vociférées par le président. En tant qu'« intellectuels », c'est-à-dire en tant que citoyens très privilégiés, même si la plupart du temps mal payés, nous avons pris conscience à la fois de notre fragilité et de l'absolue nécessité de la résistance.

Fragilité et résistance qui ont donné une intensité peu commune aux diverses célébrations du quatre-vingtième anniversaire de la mort de Walter Benjamin : son suicide à la frontière franco-espagnole à Port Bou, généralement remémoré comme le geste désespéré d'un mélancolique »Homme de lettres» (expression qu'Hannah Arendt a choisie pour désigner son amie), a acquis une autre connotation. J'entends la provocation. Au moins dans ce geste, Benjamin a montré une compréhension pratique qu'il n'a pas l'habitude de montrer dans la vie : s'il ne s'était pas suicidé, il aurait été remis à la police française de Vichy et par cette dernière à la police nazie, à la Gestapo, finissant ses jours dans un camp de concentration – comme ce fut d'ailleurs le cas de son frère cadet, Georg Benjamin, un médecin communiste de Wedding, un quartier prolétarien de Berlin. Il est mort à KZ Mathausen en 1942 lorsque, selon les archives nazies, il a tenté de fuir et a été électrocuté sur la clôture du camp.

La mort de Walter Benjamin à la frontière rappelle, pour ainsi dire par avance, les innombrables morts - futures et présentes - d'autres exilés et fugitifs qui, comme lui, n'ont jamais eu tous les documents nécessaires pour accéder à des terres plus privilégiées. Cette mort peut être rappelée comme un dénouement tragique qui a mis fin à la vie d'un intellectuel toujours « déplacé », un intellectuel dont la pensée critique consistait en fait en plusieurs déplacements. En même temps, c'est une mort exemplaire pour tant d'autres, anonymes, qui continuent de se produire dans le même beau paysage méditerranéen, dans la neige ou dans les déserts. Une mort sans tombeau comme celle de Moïse, mais aussi comme celle de tant de disparus contemporains.

Lorsqu'on relit, une fois de plus, les thèses "Sur le concept d'histoire", manuscrit que Benjamin a probablement emporté avec lui dans les Pyrénées dans sa mystérieuse valise en cuir, il faut d'abord prêter attention à deux caractéristiques de ce texte : son contexte historique et le genre littéraire de cette écriture obscure mais brillante.[I] Si nous ne le faisons pas, nous courons le risque d'immobiliser les soi-disant « thèses » dans une interprétation dogmatique comme s'il s'agissait d'un texte fini sur la théorie de l'histoire, ce qui n'est certainement pas le cas.

Benjamin lui-même attire l'attention sur le caractère provisoire et essayiste de ces observations lorsqu'il écrit à Gretel Adorno, début mai 1940, qu'il a couché sur le papier plusieurs réflexions qui l'ont longtemps inquiété, peut-être même à son insu. , mais qu'il n'avait pas songé à les publier tels quels car ils provoqueraient, sous cette forme, « le plus enthousiaste des malentendus » (2005 : 410).

On sait que Benjamin a commencé à rédiger ces « thèses » après le pacte de non-agression entre les gouvernements de l'Allemagne nazie et de l'Union soviétique en août 1939, c'est-à-dire lorsque les derniers espoirs que les exilés juifs, communistes, autrichiens ou allemands, se sont effondrés. .. pourrait avoir par rapport à la résistance de l'Union soviétique contre la montée du fascisme en Allemagne. Les militants antifascistes allemands, réfugiés à Paris, se sont retrouvés déchus de leur nationalité par les autorités de leur pays d'origine, mais, en même temps, traités comme des ennemis potentiels par le gouvernement français.

Ainsi, Benjamin et plusieurs de ses compagnons d'exil sont transférés dans un « camp de travail », près de Nevers, dans un grand manoir, froid et sans aucun confort. Grâce à l'intervention d'amis français, notamment Adrienne Monnier, propriétaire de Librairie de l'Odéon, Benjamin est libéré de ce camp en novembre 1939 et peut retourner à Paris et ses études à Bibliothèque Nationale – au lieu de concentrer vos efforts sur l'obtention d'un visa de sortie aux États-Unis.

Si je rappelle ce contexte de danger et de persécution, de guerre et d'invasion imminente de la France par les troupes allemandes, c'est pour insister sur le moment historique de la rédaction de ces thèses. Moment de tension dans lequel l'auteur, apatride et réfugié, vit la fin des espoirs politiques dans la lutte contre le fascisme et la fermeture dans un exil de plus en plus précaire. Moment de menace, moment de danger, comme le dit la thèse VI, moment de confrontation avec leurs espoirs personnels et collectifs de résistance. Benjamin n'écrit pas dans le calme d'un bureau, mais dans une chambre provisoire (il a déménagé plusieurs fois ces derniers mois à Paris), sur le point de s'évader. Et il écrit, comme il l'a dit à Gretel Adorno, non pas à la demande d'une revue scientifique ou littéraire, mais pour lui-même, pour éclaircir l'impasse, pour confronter les réflexions politiques et théologiques qui l'ont occupé tout au long de sa vie - car les deux, théologie et politique , concernent la transformation du monde.

J'insiste sur ce caractère de l'écriture car aujourd'hui, dans notre vie universitaire compétitive et bureaucratique, où les « productions » comptent des points et les points comptent l'avancement professionnel, nous écrivons pour publier dans des revues prestigieuses ou pour mettre un autre livre sur le marché. L'exercice (ascèse) de l'interrogation et de la méditation, caractéristiques de la philosophie de Platon à Foucault, de l'interlocution avec soi-même, dont l'écriture de configuration permet, a fait place à la production de papiers qu'ils doivent offrir cohérence et résultats au lieu d'essayer de mieux élaborer des doutes et des questions.

Or, dans ce cadre de pensée administrative et administrée, on a du mal à laisser résonner un texte comme les thèses « Sur le concept d'histoire », qui ne propose aucune « solution », qui use de métaphores et d'allégories, qui recourt, en même temps, à Nietzsche, Brecht et la mystique juive, en somme, qui ne se veut ni systématique ni applicable, mais qui lance des hypothèses sur nos insuffisances de pensée et d'action face au(x) fascisme(s). Je propose, ci-dessous, quelques éléments qui devraient aider à mieux entendre comment ces questions, formulées dans un moment si sombre de l'histoire du siècle dernier, peuvent avoir des répercussions sur l'impuissance actuelle et, également, encourager notre résistance et notre inventivité.

Il faut d'abord observer que, selon le titre de la propre écriture de Benjamin, ces « thèses » ne portent pas sur l'histoire ou sur l'évolution historique, mais sur le concept d'histoire. En ce sens, elles sont bien une réflexion philosophique et théorique, même si non conventionnelle. Le premier titre que les rédacteurs du numéro Zeitschrift pour la Forschung Sociale, en hommage à Benjamin, donna ce texte posthume, «Geschichts philosophische Thesen» (c'est-à-dire « Thèses sur la philosophie de l'histoire ») est trompeuse. Il a été corrigé dans les éditions critiques ultérieures, même si le surnom de "thèses" continue d'être utilisé, peut-être pour souligner une certaine affiliation aux "Thèses contre Feuerbach" de Marx, c'est-à-dire une affiliation à une tradition combative de la philosophie. Aussi pour mettre en évidence le genre littéraire du texte qui ne consiste en aucune argumentation déductive, mais plutôt en une série d'énoncés critiques.

Benjamin ne trace aucune esquisse d'une « philosophie de l'histoire », mais s'attarde sur le concept. Cependant, ce concept est ambigu car Histoire peut être utilisé à la fois pour une séquence d'événements temporels et pour la discipline historique (Histoire) qui essaie d'étudier et de représenter cette séquence et, finalement, aussi comme un récit (narratif), littéraire ou non, notamment en tant que récit de fiction, en tant que roman, roman, nouvelle, intrigue, le mot étant, dans cette acception, souvent employé au pluriel. On peut dire que toute la philosophie de Benjamin s'attarde sur cette riche pluralité de sens qui met l'accent sur l'imbrication entre les événements dits « réels » et la narration qui leur donne vie et épaisseur. Car sans récit, il n'y a pas de souvenir articulé de ce qui s'est passé. Peut-être y a-t-il des traces, des ruines, des indices, mais il n'y a pas d'histoire.

Les thèses reviennent sur cette question : comment se raconte l'histoire du passé ? Et, du fait de ces différentes manières de raconter, comment appréhendons-nous notre rapport présent au passé et, également, notre rapport au futur ? Le moment présent, le temps de maintenant (Temps de Jet), moment de danger et de décision, ne peut être défini que comme un relâchement (selon l'expression de saint Augustin au livre XI du Aveux) entre l'image du passé et l'image du futur, des images qui ne sont pas des répliques de faits, mais des récits que l'on tisse, que l'on peut défaire et défaire, combler ou au contraire vider, souligner des lacunes, pointer vers incertitudes.

Ainsi, les thèses « Sur le concept d'histoire » sont avant tout des thèses sur les différentes formes possibles d'historiographie et sur les conséquences politiques des décisions historiographiques. Ce ne sont pas des observations épistémologiques. Benjamin ne cherche pas une juste définition du savoir historique, problème qu'il laisse aux théoriciens de la « science historique ». Cela ne veut pas dire que toutes les versions du passé sont équivalentes, c'est-à-dire que le relativisme général règne. Cependant, on ne peut pas partager la certitude – positiviste – que l'on peut connaître le passé « tel qu'il était » (expression de l'historien Leopold von Ranke) car le passé se transmet toujours, il n'y a pas de « faits bruts » quand on parle de mais des événements qui ont été relatés et transmis et que nous racontons à nouveau.

Benjamin écrit donc beaucoup plus, comme le dit la thèse VI, sur l'articulation du passé au présent, du présent au passé : « Articuler historiquement le passé ne veut pas dire le connaître « tel qu'il était proprement ». Cela signifie s'emparer d'un souvenir tel qu'il clignote dans un instant de danger. Il est important pour le matérialisme historique de capter une image du passé tel qu'il apparaît inopinément pour le sujet historique au moment du danger » (Benjamin cité Lowy 2005, 65).

La métaphore clé de l'articulation met en évidence la dynamique qui imprime un mouvement à la fois sur l'image du passé et sur la perception du présent, un mouvement qui atteint les deux, dans le même effort, et permet une transformation réciproque. L'hypothèse politique (pas seulement herméneutique) de Benjamin consiste à analyser comment certaines manières de raconter l'histoire non seulement reproduisent la domination de classe, mais aussi nous empêchent de combattre, nous paralysent, nous rendent impuissants. En tant que critique littéraire et en tant que philologue, le philosophe insiste sur la pertinence politique et pratique des différentes formes de narration. On peut avoir une théorie historique des différentes formes narratives littéraires, comme le propose Györy Lukács dans La théorie du roman ou Benjamin lui-même dans l'essai sur « Le narrateur », et on peut aussi analyser les différents récits dits historiques et montrer leurs implications. De nombreux auteurs contemporains – comme Reinhardt Koselleck, Paul Ricœur ou encore Michel Foucault – reprennent cette ligne de réflexion critique sur l'historiographie, suivant la piste ouverte par Benjamin ou à la suite d'autres hypothèses. Et la réflexion ouverte par la psychanalyse insiste aussi sur la pertinence pratique des diverses manières de raconter sa propre histoire, essayant d'inciter le sujet à sortir de sa clôture dans le même récit, auto-construit ou imposé, pour oser inventer une autre histoire. .

Dans le cas particulier des thèses de Benjamin, l'analyse critique se heurte à deux récits dominants : une historiographie dite progressiste et une autre dite bourgeoise, que Benjamin assimile à « l'historicisme », reprenant nombre des critiques dirigées par Nietzsche, dans son « Second intempestif ». considération », à ses collègues bâlois érudits – et profondément ennuyeux. A première vue, ces deux lignées s'opposent comme elles le sont aujourd'hui, en effet, des professeurs militants dits marxistes et des professeurs traditionnels dits spécialistes et érudits continuent de s'opposer. Les difficultés de compréhension des thèses de Benjamin proviennent, entre autres, de cette double confrontation car Benjamin critique à la fois « l'idéologie du progrès » et l'érudition vaine et cumulative de l'historicisme.

D'une part, il accuse la social-démocratie allemande de penser qu'elle « nage avec le courant » (voir notamment les thèses XI et XIII), c'est-à-dire qu'il y a une direction historique prédéterminée, que le flux des événements historiques coule nécessairement dans l'océan de l'histoire, de la justice sociale et socialiste ; Simultanément, Benjamin soutient clairement la lutte de classe du prolétariat allemand et ses tentatives révolutionnaires, en particulier les conseils ouvriers, les grèves de 1918/1919, tentatives du mouvement spartakiste, brutalement vaincues par la police et terminées par l'assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, dont les corps ont été jetés dans la Spree (rivière berlinoise) par la police sur ordre du social-démocrate Noske. Il s'agit donc de penser une politique de gauche, de lutte des classes et de révolution, mais sans la « foi » en marche à la fin de l'histoire – une foi qui est peut-être un Ersatz de foi religieuse moribonde – sans « l'idéologie du progrès » comme l'appelle Benjamin.

Il y a aussi – et cela renvoie à nos tentatives actuelles de réécriture de l'histoire, tentatives féministes, décoloniales et autres – une critique claire de la part de Benjamin du côté « épique », comme il l'appelle, des récits historiques, tant issus de la classe dirigeante et de ses batailles et de ses héros vainqueurs, ainsi que des sujets ensevelis par la domination. Adopter un ton héroïque est toujours dangereux car, si nous avons d'admirables exemples à retenir et à célébrer, « c'est à la mémoire des sans-nom que se consacre la construction historique » comme l'écrit Benjamin.

Comme le dit aussi Brecht dans le poème intitulé « Questions d'un ouvrier qui lit », la véritable historiographie matérialiste doit se souvenir du cuisinier de César et des esclaves qui ont élevé les arcs de triomphe de Rome :

Chaque page est une victoire.
Qui a cuisiné le festin ?
Tous les dix ans un grand homme.
Qui a payé la facture ?
Tant d'histoires.
Tant de questions.

C'est-à-dire : nous devons et pouvons vénérer Zumbi dos Palmares et Nelson Mandela, oui, mais aussi honorer la mémoire des anonymes qui sont morts avec eux ; respecter et étudier l'œuvre de Simone de Beauvoir, oui, mais aussi honorer la mémoire de tant de femmes réduites au silence, tuées sans avoir parlé ni écrit. Bref, ne pas tomber dans une nouvelle historiographie glorieuse, car il ne s'agit pas de gloire et de héros, mais de justice et de bonheur partagé, ce qui est beaucoup plus radical.[Ii]

Si Benjamin rejette, en revanche, le récit accumulatif de l'historicisme – qui repose, comme l'idéologie du progrès, sur une appréhension de l'histoire « parcourant un temps homogène et vide » – son érudition interminable et fastidieuse, sa thésaurisation de « biens culturels », sa manie de commémorer les grandes dates nationales, comme Pierre Nora l'a d'ailleurs dénoncé dans les récents débats historiographiques français, il ne le fait pas car les « détails » seraient superflus.

Au contraire, l'éloge du « chroniqueur » dans la thèse III souligne l'importance décisive du « petit » ; la critique vise une pratique de thésaurisation qui ne souhaite que l'accroissement de la propriété privée, une « culture » privée et ostentatoire, au fond la réplique au niveau individuel de l'accumulation capitaliste. La célèbre image du cortège du triomphe (thèse VII) qui déploie sa proie, sous le nom de « biens culturels », est éloquente. Il dénonce une notion de culture qui sert d'ornement et de support à la domination au lieu d'être le signe d'une remise en cause du « statu quo » et de l'émancipation.

Il faut lire ensemble les thèses VII et IV, qui ne se contredisent pas, mais attribuent aux œuvres et aux pratiques culturelles un rôle actif dans la lutte des classes : ne pas se laisser transformer en « biens » qui appartiennent aux vainqueurs, mais, au contraire, de remettre « sans cesse en question toute victoire qui revient au dominant », et cela avec « courage, humour, ruse, ténacité » dit la thèse IV. Notons ici que Benjamin ne parle pas de la position politique de l'auteur ou de l'artiste. Il ne suffit pas qu'un écrivain soit communiste pour avoir une œuvre remarquable, en fait, bien des fois il peut même être mauvais, dogmatique et rétrograde ! Souvent, au contraire, ce sont les artistes dits bourgeois qui, de par leur radicalité singulière, pointent le besoin de transformation.

Ainsi Benjamin lit dans Les affinités électives L'œuvre de Goethe n'est pas une défense du mariage, mais bien plus un diagnostic de son manque d'authenticité – et cela peut-être en dépit de Goethe lui-même, mais grâce à son honnêteté artistique. De la même manière, Baudelaire célèbre dans ses vers le désir de la beauté classique et, simultanément, son impossibilité – si le poème ne veut pas n'être qu'une fausse consolation illusoire. La célèbre phrase de la thèse VII, « Il n'y a jamais un document de culture qui ne soit, en même temps, un document de barbarie » (Benjamin cité Lowy 2005 : 70), n’implique pas la destruction des monuments, mais son analyse précise en tant que « documents » justement, dont la construction suppose à la fois le « génie » de l’artiste et la « corvée sans nom de ses contemporains ».

Un tel exercice de déconstruction souligne dans l'historiographie matérialiste une dimension souvent oubliée, celle de la transmission, mot synonyme de tradition, mais moins solennel, plus matériel et délimité. Dans ses divers textes sur Baudelaire et dans son essai sur Eduard Fuchs, le mot Traditions, transmission, acquiert de plus en plus de poids méthodologique. le radical alimentation désigne l'action concrète de « livrer », comme livrer un colis ou une lettre, et le préfixe sur le mouvement qui va d'un point précis à un autre déterminé, en traversant des distances mesurables[Iii].

Benjamin écrit dans les notes de l'édition critique des différents essais sur Baudelaire : « Ce qui s'oppose à la tentative de confronter simplement le poète Baudelaire à la société d'aujourd'hui et de répondre à la question, à la base de son œuvre, de ce qu'il a encore à dire à ses cadres avancés ; bien compris sans oublier la question, s'il a vraiment quelque chose à leur dire. Ce qui va à l'encontre de cela, c'est [que] nous avons été chargés précisément par la société bourgeoise de lire Baudelaire, lors d'un apprentissage historique. Cet apprentissage ne peut jamais être ignoré. Une lecture critique de Baudelaire et une revue critique de cet apprentissage ne font qu'un. Car c'est une illusion du marxisme vulgaire de penser qu'il peut déterminer la fonction sociale soit d'un produit matériel, soit d'un produit spirituel, en faisant abstraction des circonstances et des supports de sa transmission (Traditions) ». (BENJAMIN 2013, 1160/1161)

Dans ce constat, Benjamin refuse sans nommer le débat sur l'héritage (Débat über das Erbe) de la culture bourgeoise qui s'opposait aux penseurs marxistes tels que Brecht et Lukács. Dans l'essai sur « Eduard Fuchs, le collectionneur et l'historien » que l'Institut de recherches sociales lui a commandé, Benjamin critique implicitement ces discussions et propose une réflexion sur le processus de conservation et de transmission du passé, des œuvres et des événements du passé, pas un processus innocent, mais lui-même profondément changeant et historique.

Dans la droite ligne des « thèses », il énonce : « Si, pour le matérialisme historique, le concept de culture est un concept problématique, sa décomposition en un ensemble de biens qui seraient l'objet d'une propriété pour l'humanité, c'est une représentation qu'il ne peut assumer. A leurs yeux, le travail du passé n'est pas terminé. (...). En tant qu'ensemble de formations considérées indépendamment, sinon du processus de production dont elles sont issues, mais du moins du processus dans lequel elles perdurent, le concept de culture a un aspect fétichiste. La culture y apparaît réifiée ». (Benjamin 1991, 477)

La thèse VII conclut : « Il n'y a jamais un document de culture qui ne soit en même temps un document de barbarie. Et de même qu'il n'est pas exempt de barbarie, le processus de sa transmission, la transmission par laquelle il est passé d'un vainqueur à l'autre, ne l'est pas non plus. Aussi le matérialiste historique s'éloigne-t-il autant que possible de cette transmission. Il considère qu'il est de son devoir de balayer l'histoire à contre-courant.

Les œuvres de la culture et les événements historiques sont donc transmis à notre présent, ou laissés de côté et oubliés dans un processus - pas toujours conscient - de formation et d'acceptation d'une tradition historique, un processus de transmission loin d'être fluide lié à des stratégies historico-historiques. et des luttes politiques qui conduisent à la constitution d'un canon, c'est-à-dire à l'exclusion de plusieurs œuvres et à l'oubli d'événements jugés sans importance. Cette herméneutique critique de Benjamin met l'accent sur la distance historique, l'étape des luttes et de la prise de décision qu'une conception conventionnelle de la tradition tend à occulter au profit d'une adhésion immédiate aux « valeurs » établies. On peut observer que Paul Ricœur, dans ses textes critiques de l'herméneutique de HG Gadamer, insiste aussi sur la «fonction héméneutique de la distanciation» (Ricœur 1986 : 101).

Depuis son texte de jeunesse sur Les affinités électives de Goethe, le thème de la distance historique s'oppose, dans les analyses de Benjamin, à l'idéal de compréhension qui défendait l'herméneutique de Dilthey, à l'appréhension immédiate par Empathie. On peut traduire ce concept par « identification affective », littéralement un « feeling in », une « empathie » du sujet avec son objet selon le modèle du dialogue individuel que Dilthey définit comme une forme privilégiée de compréhension.

Or, un tel idéal, selon Benjamin, est encore une illusion de communication et de consensus qui repose sur un paradigme psychologique individualiste et qui masque, sous des affections enthousiastes, une prise de pouvoir du sujet sur l'autre, minimisant son altérité essentielle. De plus, par rapport à la connaissance historique, elle minimise précisément ce qui sépare l'historien de son objet, à savoir leurs différences temporelles, au profit de la conception historique et limitée de la situation actuelle du chercheur, érigée en critère de validité.

Pour conclure, je voudrais revenir sur cette critique de la Empathie. En effet, il me paraît précieux pour nos tentatives maladroites de lutter aujourd'hui contre le processus de croissance et d'exacerbation de l'indifférence face à la douleur, la maladie et même la mort d'autrui. Indifférence monstrueuse que la pandémie a révélée et que de nombreux gouvernants encouragent comme s'il s'agissait d'un signe de virilité et d'un choix réaliste en faveur de la survie nationale, c'est-à-dire de l'économie néolibérale.

Dans ce contexte d'indifférence monstrueuse, le mot « empathie » a acquis une aura renouvelée. Il semble que la solution consisterait à faire appel à ce vague sentiment de sympathie avec l'autre dans lequel nous pouvons nous reconnaître, à la souffrance duquel nous pouvons participer. De tels appels à la compassion personnelle souffrent cependant de l'insuffisance de l'origine individuelle et individualiste de ce sentiment : appel au bon vouloir de chacun, appel bien trop dérisoire face aux forces d'écrasement et de destruction en jeu .

Dans un article récent, Vladimir Safatle oppose les exhortations (le plus souvent vaines) à l'empathie à la construction d'un sentiment collectif de solidarité, qui reconnaît que nous tous (même ceux auxquels je ne m'identifie pas et pour qui je n'ai aucune sympathie) font partie d'un même corps social : en termes politiques nous sommes mutuellement attachés à la solidité (même étymologie que solidarité) et à la persévérance de ce lien social, plus large que les relations personnelles de famille, d'amitié, d'alliance, de « gaffe ».

Je cite Safatle : « La solidarité, depuis le droit romain, est un type d'obligation contractée à plusieurs dans laquelle on peut régler la dette de tous. C'est un système d'obligation dans lequel l'action de l'un a pour effet l'action de tous, ce qui explique son caractère radicalement implicatif. En ce sens, il apporte l'idée d'un corps social qui s'organise sous les fondements du mutualisme. Un mutualisme qui a un pouvoir de transformation car il s'agit de comprendre comment je dépends de personnes qui ne me ressemblent pas, qui n'ont pas mon identité, qui ne font pas partie de ma place ». (Safatle 2020).

Maintenant, compte tenu de la nature de ces relations privées qui ont toujours prévalu au Brésil, de la colonisation prédatrice du pays à sa destruction actuelle, car les peuples autochtones et les Noirs ont toujours été chassés et tués sans pitié jusqu'à aujourd'hui pour ne pas être considérés comme des membres égaux du pouvoir " élite », la nation dans son ensemble semble vouée à l'autodestruction ; non seulement par manque de « bons sentiments », mais par manque de lucidité sur le besoin de réciprocité et de mutualité entre tous les citoyens, comme si les avenues bancaires de São Paulo pouvaient former un îlot opulent du néolibéralisme pour survivre seul au milieu d'un désert sans habitants – et sans forêt.

La critique de l'empathie chez Benjamin exige un récit solidaire avec les exclus de l'histoire dominante, singulièrement avec les morts – « même les morts ne sont pas à l'abri face à l'ennemi » –, énonce la thèse VI. Une phrase que la politique de réhabilitation de la dictature militaire a rendu cruellement vraie dans le Brésil de Bolsonaro. Seule la construction quotidienne et attentive de la solidarité politique permet de résister au fascisme. Et inventer d'autres formes de vie, plus justes, plus heureuses.

*Jeanne-Marie Gagnebin est professeur de philosophie à Unicamp. Auteur, entre autres livres, de Histoire et narration chez Walter Benjamin (Perspective).

Initialement publié le Journal de théorie de l'histoire, vol. 24, non.o. 2.

 

Références


BENJAMIN, Walter. Baudelaire. Paris : La Fabrique, 2013.

BENJAMIN, Walter. Schriften II-2. Francfort : Suhrkamp Verlag, 1991.

BENJAMIN, Walter. "A propos du concept d'histoire". Dans : LÖWY, Michael. Alerte incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d'histoire ». São Paulo: Boistime, 2005.

BENJAMIN, Walter ; ADORNO, Gretel. Porte-documents, 1930-1940. Berlin : Suhrkamp Verlag, 2005.

BIRNBAUM, Antonia. Bonheur Justice Walter Benjamin, Payot, 2008.

BRECHT, Bertold. Poèmes 1913 – 1956. São Paulo : éd. 34, 2000.

LINDNER, B. (org). Benjamin-Handbuch. Stuttgart : MetzlerVerlag, 2006.

LOWY, Michel. Alerte incendie. São Paulo : Boitempo, 2005.

RICOEUR, Paul. Du texte à l'action, éd. Seuil, 1986.

SAFATLE, Vladimir. Le Brésil et son ingénierie de l'indifférence. El País, 2 juillet 2020. Disponible sur : https://brasil.elpais.com/opiniao/2020-07-02/o-brasil-e-suaengenharia-da-indiferenca.html

BOUTON, Christophe; STIEGLER, Barbara. (Org). L'expérience du passé, Paris : éd. de l'éclat, 2018.

 

notes


[I] Je me permets de renvoyer, pour une analyse plus complète de ce texte, à l'article que j'en ai écrit dans (Lindner 2006). Une version française de ce texte a été publiée dans l'ouvrage collectif (Bouton ; Stiegler 2018).

[Ii] Je me souviens du beau titre d'Antonia Birnbaum (2008). Le thème du bonheur chez Benjamin mérite une étude à part.

[Iii] Pas par hasard, ce préfixe désigne aujourd'hui une application de transport !

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