Par BENTO PRADO JR.*
Considérations sur les oeuvres de Frédéric Dard (San-Antonio) et Albert Simonin
Nous réduisons notre champ d'action. Nous n'avons pas l'intention de discuter des « langues » du roman policier français considéré dans son ensemble. Ce qui nous intéresse, c'est la proximité et la distance entre deux auteurs : Frédéric Dard (qui a écrit une bonne partie de son œuvre sous le pseudonyme de San-Antonio, nom d'un de ses personnages principaux) et Albert Simonin. Au fond, nous voulons utiliser une brève référence à Simonin pour souligner l'originalité de San-Antonio.
La proximité entre les deux est évidente pour plusieurs raisons. Proches, car contemporains : le premier a vécu de 1921 à 2000, et le second, de 1905 à 1980. adaptation, franchissant ainsi la ligne qui sépare la littérature de la cinématographie. La frontière entre le roman et la version cinématographique devient poreuse à tel point que, moi-même, lecteur enthousiaste des deux et spectateur répété des adaptations cinématographiques (combien de fois ai-je vu Grisbi, or maudit [Touchez pas au Grisby], 1954, de Jacques Becker ? Combien de fois devrai-je revoir cette version du roman de Simonin, avec Jean Gabin, Jeanne Moreau et Lino Ventura ?), je franchis souvent cette ligne sans m'en rendre compte.
Dans la mémoire, textes et images forment un seul corps. Mais proche, surtout, pour avoir ouvert la porte sur la pègre française du milieu du XXe siècle, révélant ce monde social principalement à travers un travail littéraire sur la langue dans laquelle il s'exprimait.
Nul n'ignore que les bandits ont leur propre langage, et les romans policiers et le cinéma américains nous ont familiarisés avec ce « dialecte » (qui, dans ce cas, doit quelque chose au dialecte de la mafia italienne).
Plus difficile pour le lecteur brésilien est de pénétrer le argot travaillé par nos deux auteurs. A tel point qu'une traduction portugaise d'un roman de Simonin, transposant le argot pour la langue correspondante des marginaux au Portugal, il ajoute un long lexique pour le lecteur portugais, traduisant la langue « professionnelle » en langue commune. Inutile de dire que, pour le lecteur brésilien, la lecture de cette traduction est plus problématique que l'original : les « professionnels d'ici et d'outre-mer » ne parlent décidément pas la même langue. Il est vrai qu'il est difficile de bien lire les écrits de Joyce dans les traductions, dans lesquelles beaucoup se perd ; mais il est possible de le faire, avec grand plaisir. Si une catastrophe détruisait toutes les versions originales de Ulysse, leurs traductions assureraient au roman une place très élevée dans la littérature du siècle dernier.
Ce n'est peut-être pas le cas de nos bons romanciers. On ne peut les lire, en fait, qu'en français. Les traductions tuent ce qui est vivant en elles. C'est l'usage local de la langue, intraduisible, même lorsqu'il permet une vision plus large du monde. Dans le cas de San-Antonio, sans aucun doute, nous sommes face à la meilleure littérature, désespérément populaire et locale.
Mais ce qui nous intéresse ici, nous le répétons, c'est la distance qui sépare des auteurs comme Simonin et Frédéric Dard (ou San-Antonio). Le premier, disons, dans une approximation forcée, est une sorte de Guimarães Rosa (réfléchi et méditatif) du langage des enfers, tandis que le second est une sorte de Louis-Ferdinand Céline, ennemi de toute forme de pudeur. Il est vrai que ce dernier (si bien analysé par Trotsky, qui a pu prédire dans les admirables pages anarchistes de ce genre de nihiliste radical sa future conversion à l'extrême droite - ce même Trotsky qui, à l'occasion, a aussi pointé quelques ambiguïtés des romans « engagés » du beau Malraux, qu'il vantait pourtant) faisaient déjà ressortir la brutalité du quotidien et l'univers extra-bourgeois sur la surface calme des belles-lettres françaises.
La référence à Céline est indispensable pour que le lecteur ne s'imagine pas que je suis ici en train d'opposer Simonin à San-Antonio, selon l'axe qui oppose Dashiell Hammett à Mike Spillane ("Mike Spillanne, quel écrivain!", comme l'a toujours répété la bonne âme de l'imbécile incarnée par l'excellent acteur Ernst Borgnine dans le film. Martin [1955, par Delbert Mann]).
Chez Céline, cependant, la syntaxe éclate, laissant place à une éruption ininterrompue d'éructations, d'exclamations, de cris et de jurons qui conduisent presque à la limite ou à l'extinction du langage : au cri, en dessous ou au-delà de la parole.
Je pourrais donner mille exemples de ce « style » dans ses romans, mais je préfère le chercher dans un article où il répond à un texte de Sartre («Le portrait d'un antisémite") dans la revue Temps moderne, dans les temps difficiles de l'après-guerre, notamment pour Céline, qui s'est alliée au nazisme et a adopté son antisémitisme. Sous le titre "La secousse de la bouche», dans un langage proche de celui du bon San-Antonio, il dit : « […] Mais à la page 462 la petite merde, ça me laisse sans voix ! Oh! Le putain de cul pourri ! (…) Sale petite crasse bouchée de merde, tu sors d'entre mes jambes pour me souiller à l'extérieur ! Caïn anus, pfui ! ». Tout se passe, dans ce torrent d'insultes, comme si la structure syntaxique de la langue s'effondrait, laissant place à une pure énumération, à la simple juxtaposition d'expressions « atomiques ». La même forme, dépourvue du dégoûtant du texte cité, réapparaît joyeusement et érotiquement dans un paragraphe sur la copulation dans le roman. San-Antonio chez les Mac: « Et je bouge, frères ! A moi la suspension de la Citroën ! Voir Miss Mapple et mourir ! J'applique le cerveau magique, la toupie auvergnate, le tourbillon bulgare (…), le grand six, le grand neuf, le grand Condé (…), le lancier du Bengale, le gondolier à une main, le pétomane sans voix (dans petto homme de la faune) et la croisière suprême ». On pourrait parler du pastiche de Céline, mais d'un pastiche qui nous transporte de la tragédie noire à la facétie joyeuse.
Ainsi, chez San-Antonio, ce qui explose le langage ou « déconstruit » le récit n'est pas le désespoir, la misère absolue, mais quelque chose comme un choix ludique de rebattre les cartes. De jouer avec le langage et avec la vie, de faire des jeux de mots (comme dans le titre du roman Rapt à la Rapp – ratp est l'acronyme du métro parisien) et inverser les situations de manière à tourner en dérision ce qu'il y a de plus grave dans la tradition littéraire, politique ou intellectuelle. Un anarchisme sain ? En tout cas, un anarchisme joyeux qui prend son temps dans la multiplication des jeux de mots.
Ainsi, l'assistant de San-Antonio, Bérurier (Béru-Béru), brute ignorante mais sympathique (que le lecteur peut imaginer incarnée par l'encombrant Gérard Depardieu, qui l'a déjà représenté au cinéma), dit « circonférences aux lieutenants » pour exprimer «circonstances atténuantes», dans un roman qui met également en scène un noble irlandais nommé Sir Constance Haggravant. Ce n'est pas le désespoir qui s'exprime dans ce flot continu de jeux de mots, mais aussi d'obscénités, imprégné de l'érotisme de la plaisanterie plus que de l'érotisme tragi-moral-métaphysique, mais quelque chose comme un salut à la vie commune qui ne semble pas se passer de une démolition systématique des règles des genres littéraires.
Voici un exemple. Dans un roman intitulé Y At-Il un Français dans la Salle? [Y a-t-il un Français dans la salle ?], qui rappelle la célèbre blague de l'humoriste français qui demande : « Y a-t-il des Belges dans le public ? », puis ajoute : « S'il y en a, ce n'est pas grave, je raconterai la blague deux fois » . Le personnage central est un éminent homme politique de l'opposition au président de la République (tout indique Giscard, avec une référence explicite aux claquements de bouche aristocratiques, de grand prestige, dont il ponctuait ses discours), qui se retrouve dans une situation tragique : l'imminence de la découverte de ce que son oncle avait signalé des Juifs à la Gestapo.
A un certain moment du récit, on peut lire : « C'est le moment où tout se mélange dans mon livre. Le moment qui m'échappe en cette très étrange fin d'après-midi ("pas à pas avec les autres”). Rassemblez les personnages pour en faire un paquet de personnages, assemblez-les ("récupérateur”). Le moment où Seruti bat son fils pour se punir de n'avoir demandé au président que l'heure qu'il est. L'instant où Noëlle prépare une dissertation (« dissertations » sur Camus, pendant que son père regarde le journal télévisé (…). Taïaut, le chien, lui lèche le sexe à la porte de sa niche. Le même instant du temps qui est maintenant, Je vous le dis. Et chaque instant vécu différemment constitue une diarrhée des mêmes instants qui décompose la vie en fines lames. Comprenez-vous ? Peut-être que vous n'en avez pas envie, après tout. De quel droit tenterais-je d'insérer mon pensé dans le vôtre? désespérément faux et avare en matière de bonne volonté."conférence"("dissertation") par " disserta ", qui ne signifie rien comme nom en portugais, ni ne garde le comique du verbe inexistant "récupérateur”. C'est la brise de la parole populaire, sensible dans l'original, qui disparaît nécessairement dans la traduction, comme si Juó Bananére devenait Olavo Bilac.
Mais, même dans la mauvaise traduction, il y a toujours le choc provoqué par le narrateur qui (suspendant les règles de « l'illusion » narrative qui garantissent un minimum de « réalisme », apparemment indispensable au roman policier) dit quelque chose comme ceci : « Lecteur , arrête de faire l'imbécile, tout ça n'est qu'une blague, et je m'en fous de toi ! Une sorte de démoralisation du genre littéraire lui-même, même si elle s'exprime à travers une mimesis de réflexion « philosophique » sur les paradoxes de la temporalité.
Comme on est loin du sérieux des dialogues de Grisbi, or maudit, quand, par exemple, notifié que Max, le héros du roman, veut renoncer au crime, son ami, le patron de la boîte de nuit, lui dit : "Cher Max, à notre âge on ne change pas nos vies" . Phrase que Gérard Lebrun [1930-99], le philosophe français, notre confrère de l'USP, n'a pas manqué de citer, même dans certaines classes, même s'il y a ajouté une ironie absente du roman et du film.
Il ne semble pas déplacé de citer ici un essai d'Otto Maria Carpeaux, «Une voix de la démocratie de São Paulo", en ce qui concerne la Increnca divine, d'Alexandre Ribeiro Marcondes Machado, qui lui aussi sous un pseudonyme ironique (Juó Bananére) a donné la parole au « povão » (ici, ce mot traduirait bien le mot « populo », qui adjectif le français fluide de San-Antonio). Principalement parce que la critique européenne basée au Brésil y a trouvé la reprise d'une tradition ancienne, qui remonte aux XVIe et XVIIe siècles, en France, en Espagne et principalement en Italie : celle de la poésie macaroni, dont le principal représentant serait Teófilo Folengo, auteur du héros-comique épique Balde. Ou comme Giuseppe Gioachino Belli, rappelé également par le même Otto Maria Carpeaux, dans un autre essai («Rome souterraine»), ce poète « dialectal » qui a écrit 3.000 XNUMX poèmes contre l'ordre établi (surtout la papauté), dans la langue des faubourgs romains du XVIIIe siècle.
Dans ce sens je pourrais, à la suite de la piste donnée par Carpeaux, rattacher notre auteur au lointain François Villon. Je ne le fais pas car j'entends déjà San-Antonio fulminer : "Déconne pas le gars, espèce de totologique petit Junior ! ».
San-Antonio est définitivement un macaroni, dans le premier sens du terme. La cible de son ironie est toujours le pouvoir. Sans déranger l'éventuel lecteur du roman quasi policier évoqué plus haut, Y At-Il un Français dans la Salle? Chez notre auteur, ce n'est jamais un roman de détection, puisque nous, les gens ordinaires, savons tous qui sont les criminels – nous pouvons reproduire ici deux phrases de cet ouvrage où, comme toujours, le narrateur, supposé neutre ou idéal, fait non il ne peut s'empêcher d'ajouter : « Et moi, l'auteur de Bourgoin-Jallieu, je vais vous choquer en vous disant que […] Car on sait depuis longtemps que la vie privée des grands de la Terre n'est pas celui de tout le monde et qu'il faut lui pardonner ».
En un mot, le populisme joyeux de San-Antonio et la représentation malveillante du politicien conservateur sont loin d'être révolutionnaires et puent le conformisme. Mais même ainsi, cette forme de résignation face à l'inégalité ne parvient pas à alléger le cœur du lecteur. En lisant ces livres, on peut toujours rire, dans notre solitude.
*Bento Prado Jr. (1937-2007) a été professeur de philosophie à l'Université fédérale de São Carlos. Auteur, entre autres livres, de quelques essais (Paix et Terre).
Initialement publié dans le journal Folha S. Paulo, rubrique « mais ! », le 29 février 2004.