De l'esprit des lois

Marcelo Guimarães Lima, Horizonte, gravure numérique, 2021
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Par THIAGO VARGAS*

Présentation du livre nouvellement édité de Montesquieu

Avec des sections conçues pendant l'intense vie mondaine parisienne et d'autres en période d'engagements laborieux à Bordeaux, la esprit des lois (1748) a été essentiellement écrit dans le calme bucolique de La Brède. Entre les soins ruraux et la gestion de sa propriété, Montesquieu a également trouvé la tranquillité nécessaire pour profiter de sa bibliothèque, rassembler des documents, lire ses sources et, enfin, se consacrer à la préparation du livre qui fera de lui un souvenir pour la postérité.

Plus de deux décennies avant le lancement de sa grande œuvre, Montesquieu a déjà eu l'occasion de connaître une relative reconnaissance littéraire. A 32 ans, il publie le retentissant succès public Lettres persanes (1721), roman épistolaire dans lequel deux Perses voyageant en France consignent leurs observations sur les coutumes occidentales. On retrouve déjà dans ce classique de la littérature philosophique la perspective relativiste développée plus tard par esprit des lois.

Bien que le Lettres persanes Bien qu'ils aient été publiés de manière anonyme, une partie considérable du cercle intellectuel français, en particulier les membres de l'Académie de Bordeaux (à laquelle Montesquieu avait été admis en 1716), connaissait la véritable paternité de la publication. Porté par le succès de son livre, Montesquieu a alors commencé à avoir de plus grandes prétentions et a commencé à faire des visites régulières à Paris, fréquentant les salons de la société lettrée.

Il se consacra ensuite à la rédaction de dissertations et d'essais sur divers sujets et, à la fin de cette décennie, vécut un an à Paris (1727), transitant par l'Autriche et séjournant plus tard en Italie (1728-1729) et en Angleterre (1729- 1731). Ses impressions ont été rapportées dans des carnets de voyage, dans lesquels on lit des observations sur la culture, la religion, la politique, l'histoire, l'économie, des descriptions de personnalités qu'il a rencontrées, entre autres. En mai 1731, de retour en France, remarquablement inspiré de ses voyages et encouragé par ses amis, Montesquieu décide de s'installer à La Brède pour écrire son grand ouvrage.

Entre 1734 et 1735, il commence à réaliser le projet d'écriture du esprit des lois, même si l'idée de publier un traité contenant des réflexions sur les domaines les plus variés du savoir était bien plus ancienne et le fruit d'une longue maturation intellectuelle. L'auteur lui-même révèle son ambition dans une lettre datée de mars 1749, dans laquelle il revient sur son livre récemment lancé : « Je peux dire que j'y ai travaillé toute ma vie. Quand j'ai fini l'école, des livres de droit ont été mis entre mes mains : j'ai cherché leur esprit, j'ai travaillé, mais je n'ai rien fait de valable. Il y a vingt ans, j'ai découvert mes principes : ils sont très simples. Quelqu'un d'autre qui avait travaillé aussi dur que moi aurait fait mieux. J'avoue pourtant que ce travail a pensé à me tuer ».

Un récit similaire serait d'abord inséré dans la préface même du l'esprit des lois, comme on le lit dans un extrait de Mes Pensées : « J'ai passé vingt ans de ma vie à cet ouvrage, et j'étais loin d'y avoir consacré assez de temps » (MP, n. 1924). Consacrant une bonne partie de ses journées à l'écriture de son livre et devant l'aggravation de ses problèmes de vue à partir de 1747 (qui le rend de plus en plus dépendant de l'aide de secrétaires pour mener à bien ses tâches d'écrivain), ce n'est pas sans raison que Montesquieu trouvé Il était content d'avoir mené à bien son projet : il dit se sentir soulagé et heureux comme un jeune homme qui vient de quitter l'école.

Dans le but d'échapper à la censure, notamment pour aborder des questions liées à la religion et à la politique, Montesquieu a envoyé le texte à imprimer à Genève, en Suisse, sans que son nom n'apparaisse initialement sur le manuscrit. Un tel plan de discrétion ne durerait pas longtemps : après tout, tout le monde savait qui était l'auteur qui préparait un long travail d'analyses historiques et jurisprudentielles - ou, comme il le définissait lui-même, faisait le travail d'un « historien et juriste » et écrivait un "livre de droit". Outre une certaine difficulté à traiter les manuscrits (car de nombreuses fois, comme indiqué, ceux-ci ont été expurgés ou recopiés par ses secrétaires), Montesquieu enverra encore tout au long de l'impression plusieurs corrections et ajouts, faisant amender la première édition du soi-disant des cartons, c'est-à-dire les pages ajoutées et collées après l'impression finale. L'éditeur Jacob Vernet, ayant déjà traité les premières épreuves, est chargé d'effectuer les dernières révisions et corrections, en plus de suggérer le long sous-titre du livre.

O esprit des lois il est alors lancé en 1748, et est chaleureusement accueilli : les exemplaires sont rapidement épuisés et des copies pirates commencent à circuler dans les librairies, provoquant l'impression d'une nouvelle édition à Paris. Cependant, le succès retentissant a été immédiatement suivi de critiques.

L'œuvre entre dans Sommaire en 1751 et plus tard, plusieurs de ses passages furent censurés par la Sorbonne. De plus, le livre devient la cible d'objections de la part des Jésuites du Journal de Trévoux et les attaques virulentes des jansénistes du Nouvelles Ecclésiastiques, qui l'accusaient de promouvoir l'athéisme, le spinozisme, et d'être un « sectaire de la religion naturelle ». L'assaut fait reprendre au philosophe la plume pour élaborer le Défense de l'Esprit des Lois, 1750, écrit à la troisième personne et publié anonymement. En 1752, un recueil intitulé Pièces pour et contre de l'Esprit des Lois, dans lequel le texte apparaît Précisions sur l'Esprit des Lois, également écrit par Montesquieu.

Le 10 février 1755, après une crise de fièvre aiguë et l'aggravation rapide de sa santé, Montesquieu meurt à Paris. En 1757, une édition posthume du esprit des lois avec toutes les corrections et additions indiquées par l'auteur. Cette dernière version, considérée comme la plus proche des conceptions de Montesquieu, a servi de base à la présente traduction. De plus, les deux pièces de défense citées accompagnent ce volume de l'Unesp.

Montesquieu raconte plus d'une fois que, bien que laborieux, le processus de réalisation de la esprit des lois c'était toujours agréable et procurait des moments de contentement. De son entrée au très respecté Collège de Juilly (1700-1705), à la poursuite de sa formation à la faculté de droit de l'université de Bordeaux (1705-1708), suivie d'une période d'études à Paris (1709-1713), le baron de La Brède avait toujours trouvé du plaisir à lire les classiques de la philosophie, de l'histoire, du droit, des sciences et à analyser la jurisprudence romaine et française.

Son admirable vigueur intellectuelle, dont la grandeur n'était peut-être que proportionnelle à sa curiosité pour les sujets les plus divers, se reflète dans le nombre considérable de sujets abordés dans l'ouvrage : les différentes méthodes de construction des navires et les diverses formes de navigation ; analyses géographiques, hydrographiques et climatiques; réflexions sur l'histoire du commerce, de la monnaie, critique du mercantilisme ; l'examen minutieux et érudit du droit romain et de son incorporation et de sa transformation par les peuples barbares ; recherche sur les instituts juridiques liés aux contrats, mariages, successions, peines et crimes; recourir aux traités scientifiques de son temps, notamment de médecine ; lire des textes latins et grecs classiques tels que Cicéron, Plutarque, Platon, Aristote; l'utilisation des ouvrages philosophiques, politiques, moraux les plus variés. Montesquieu a révélé qu'il était pleinement conscient de la dimension de son œuvre : « cette œuvre a pour objet les lois, coutumes et usages différents de tous les peuples de la Terre. On peut dire que son sujet est vaste, car il embrasse toutes les institutions reçues parmi les hommes », écrit-il dans le Défense.

Sa façon d'envisager les études et sa conscience de la singularité de son entreprise se manifestent depuis au moins 1741, des années avant la publication des esprit des lois, période au cours de laquelle son travail d'écriture s'intensifie. Écrivant à Jean Barbot, un de ses amis de l'Académie de Bordeaux, Montesquieu fait l'aveu suivant : « à propos de mon Lois, j'y travaille huit heures par jour. Le travail est immense [...]. J'ai hâte de vous le montrer. Je suis extrêmement excité à son sujet : je suis mon premier admirateur, je me demande si je serai le dernier".

L'histoire n'a pas tardé à répondre à cette question : depuis le lancement de esprit des lois, la liste des lecteurs et admirateurs de Montesquieu n'a cessé de s'allonger. D'Alembert, dans l'entrée Éloge pour M. Président de Montesquieu (inséré en introduction du tome 5 du Encyclopédie), lui attribue la dignité de bienfaiteur de l'humanité et le loue comme un inspirateur fondamental pour l'entreprise encyclopédique. Diderot et Jaucourt utilisent abondamment des passages de l'Esprit des Lois dans leurs entrées pour le Encyclopédie; d'ailleurs, à la demande des éditeurs eux-mêmes, Montesquieu a même contribué avec une partie de l'entrée « J'aime (Goutte) », publié à titre posthume.

Voltaire le reconnaît comme l'un des responsables du sauvetage des titres du genre humain. Même des opposants théoriciens aux vues antagonistes sur les questions économiques, comme le fervent physiocrate Du Pont de Nemours, opposé au défenseur du « système commercial » Véron de Forbonnais, s'accordent sur le cadre philosophique apporté par le livre publié en 1748 L'importance de l'analyse du droit pénal et les réflexions sur la proportion des peines prononcées dans l'esprit des lois ont eu une influence décisive sur Cesare Beccaria. Que dire alors de Rousseau, probablement le plus célèbre – et peut-être l'un des plus rebelles – des disciples de Montesquieu ? Du discours sur les inégalités à Réflexions sur le gouvernement polonais, en passant par Contrat et par Émilio, Rousseau est avoué débiteur et continuateur des voies ouvertes par les esprit des lois, un ouvrage qu'il a classé, lu et relu en détail depuis l'année de sa sortie.

En traversant la Manche, le esprit des lois a été tout aussi bien reçu. David Hume fait l'éloge du "génie et érudit" Montesquieu, chargé d'établir un "système de science politique plein d'idées brillantes et ingénieuses". Les idées contenues surtout dans la quatrième partie étaient au cœur de la pensée politique et économique caractéristique des Lumières britanniques, et le livre a reçu des éditions successives en langue anglaise à partir de 1750, année de sa publication à Édimbourg. John Millar, écrivant à propos du cours « Histoire de la société civile », enseigné par Adam Smith, son professeur à l'Université de Glasgow, fait une déclaration célèbre : « le grand Montesquieu a montré la voie. Il était Lord Bacon dans cette branche de la philosophie. Le docteur. Smith est Newton.

On peut aussi rappeler le prestige de Montesquieu auprès des historiens britanniques comme William Robertson. De plus, comme l'évalue Richard Sher, les auteurs des Lumières écossaises « ont reconnu l'importance de Montesquieu dans la définition des problèmes importants d'économie politique ». En bref, c'est pour ces raisons et d'autres que, selon Donald Winch, "il ne peut y avoir aucun doute sur l'influence persuasive du esprit des lois dans toutes les spéculations politiques sérieuses de la seconde moitié du XVIIIe siècle » et, poursuit-il, « c'était aussi vrai des écrivains écossais soucieux de la société civile que des écrivains de la république américaine, pour qui l'ouvrage de Montesquieu restait une sorte de manuel des formes alternatives de politique ».

Si nous naviguons vers l'autre côté de l'Atlantique nous verrons le esprit des lois se positionner comme une influence déterminante dans le contexte nord-américain. Les réflexions que fait le livre sur le modèle confédéral et sur l'équilibre des pouvoirs ont été d'une importance primordiale pour l'élaboration de la constitution des États-Unis et pour des politiciens nord-américains comme James Madison.

« En disant tout cela, je ne justifie pas les usages, mais j'en donne les raisons » (XVI, 4). Si cette affirmation de Montesquieu fut, pendant la Révolution française, vécue comme un vice d'une normativité excessive et la cible de critiques d'auteurs comme Condorcet, déjà au XIXe siècle ce détachement était vanté comme une vertu, surtout quand Auguste Comte, dans son cours de philosophie positive, met en lumière la pensée sociologique pionnière des esprit des lois, ou quand Émile Durkheim attribue à Montesquieu le titre de « précurseur de la sociologie ». N'oublions pas non plus qu'Alexis de Tocqueville, avec son œuvre De la démocratie en Amérique, s'inscrit dans le sillage des épigones de Montesquieu.

Au début du XXe siècle, des auteurs aussi différents que Hannah Arendt et Louis Althusser ont longuement étudié les idées du baron de la Brède. De même, à l'époque contemporaine, Montesquieu était soit lié au libéralisme, comme le soutiennent Isaiah Berlin ou Raymond Aron, soit inséré dans les rangs du républicanisme, comme le soutient Judith Shklar.

Il convient de laisser de côté les étiquettes pour confirmer un fait : depuis 1748, la longue liste des lecteurs et lectrices de la esprit des lois n'a jamais cessé d'augmenter. Modernes et contemporains ont tenté d'en situer leur pensée, cherchant, chacun à leur manière, à se revendiquer comme héritiers intellectuels de Montesquieu. Passant au tamis du temps, sans cesse incorporé, lu et débattu, son œuvre continue d'être une source inépuisable d'interprétations. Il ne fait aucun doute que les idées contenues dans ce livre continuent d'être inspirantes et ne représentent que quelques-unes des raisons pertinentes de la pertinence de l'ouvrage.

Histoire, pluralité, liberté et modération : le système de esprit des lois

Parmi les différents aspects qui font la esprit des lois œuvre fondatrice, on peut souligner trois points qui constituent le noyau de son système et qui peuvent servir de fil conducteur à sa lecture : premièrement, l'accent mis sur l'approche historico-juridique de la politique ; deuxièmement, le refus de l'universalisme, privilégiant une perspective de pluralité et de commodité ; troisièmement, une apologie de la liberté politique associée à une défense du principe de modération.

Quant au premier point, il convient dans un premier temps de rappeler qu'au XVIIe siècle, la méthode de la philosophie politique avait les mathématiques comme l'un de ses principaux paradigmes, l'établissement de définitions s'appuyant principalement sur la géométrie et l'arithmétique. Dans cette période de modernité, qui s'étend jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, bon nombre d'auteurs, notamment à partir de Hobbes, commencent à se consacrer à la découverte des origines de l'État, s'efforçant de trouver un modèle ou un idéal abstrait de gouvernement de la société. à partir de laquelle il serait possible de déduire des principes universellement applicables : de là découle, par exemple, la focalisation sur l'hypothèse conjecturale dite « état de nature ».

Si l'histoire n'est évidemment pas exclue de ce calcul, il y a une primauté accordée à l'établissement de propositions générales dont la validité serait indépendante des circonstances particulières auxquelles elles pourraient s'appliquer ; ou bien, si l'on veut formuler la question autrement, l'examen de la diversité des expériences historiques et de la multiplicité du droit positif est relégué au second plan.

L'ouvrage de Montesquieu représente une rupture avec cette manière de procéder : parallèlement aux expériences scientifiques et aux études liées aux conditions climato-géographiques présentées dans la Troisième Partie, tout au long de l'ouvrage une appréciation comparée des innombrables coutumes, usages, mœurs et lois des sociétés, cherchant la relation de cause à effet qui produit certains résultats dans le domaine de la législation.

Pour cela, Montesquieu fait un retour à la doctrine des historiens de l'Antiquité, faisant largement appel à Denys d'Halicarnasse, Dion Cassius, Tite-Live, Suétone, Tacite et une myriade d'autres auteurs, sans oublier de prendre en compte les écrits de Jean Chardin , François Bernier, George Anson et autres récits de voyage rendus possibles par l'expansion maritime européenne impulsée depuis la Renaissance. Ainsi, une première caractéristique notable de la esprit des lois concerne son traitement méthodologique, dans lequel l'analyse historique, avec une importance particulière accordée à l'histoire du droit, retrouve sa dignité dans le champ de la réflexion politique.

Après tout, comme l'écrit l'auteur, « il faut éclairer l'histoire par les lois et les lois par l'histoire » (XXXI, 2). La centralité assumée par les archives historiques et jurisprudentielles, déjà présentes depuis au moins la publication de Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734), trouve son aboutissement dans l'étude savante de la féodalité présentée dans la sixième partie de esprit des lois. Cherchant à retracer l'histoire de l'établissement de la monarchie et l'évolution du droit français, se situant sur un terrain d'entente entre la querelle entre les « germanistes » (courant selon lequel les Francs avaient conquis la Gaule) et les « romanistes » (qui défendu que les Francs sont intervenus en Gaule sous le commandement des Romains), Montesquieu s'appuie largement sur des historiens comme l'abbé Jean-Baptiste Dubos, Henri de Boulainvilliers, Grégoire de Tours, et aussi sur des documents juridiques, comme les compilations de Justinien, les capitulaires, les lois salique, wisigothe, lombarde, allemande et saxonne.

Ce primat accordé à l'histoire se traduit par un refus de l'uniformité opérée par les doctrines du droit naturel, c'est-à-dire un refus à la fois de la centralisation politique fondée sur la notion de souveraineté et de l'universalisme que représentent les prescriptions politiques à appliquer indistinctement à toute et toutes les nations. Ainsi, et passant à un second point, Montesquieu ne cherche pas à proposer un modèle de société fondé sur des hypothèses ou la déduction de principes abstraits, moraux ou anthropologiques susceptibles de révéler la « vraie » essence humaine.

En fait, il choisit de souligner l'importance de la pluralité des expériences historiques, continuellement enrichies par la diversité des coutumes, des cultures et des législations, découvrant alors seulement les fils qui unissent ces diverses relations. En ce sens, Céline Spector utilise l'expression « philosophie des histoires » pour classer cet aspect de la pensée de Montesquieu, soulignant la nouveauté ainsi apportée : « telle est l'originalité fondatrice de l'ouvrage : il y a une légalité du monde humain, sous-jacente aux lois et les institutions (gouvernement, morale, économie, religion). Les coutumes les plus étranges […] sont comprises dans le domaine de l'intelligibilité politique et de l'histoire ».

Ce relativisme qui s'attaque à certains préceptes de la philosophie moderne ne conduit cependant pas à une position sceptique radicale, dans laquelle tout jugement est suspendu : après tout, l'esprit des lois part d'une évaluation de la multiplicité apparemment désordonnée du monde pour découvrir les régularités cachées qui régissent les expériences historiques. Sur ce, visant à instruire les législateurs de collaborer à l'éclaircissement du peuple, Montesquieu établit ses principes, faisant apparaître les lois politiques de chaque pays comme l'expression de la raison humaine appliquée à certains cas concrets, comme on le lit ci-après. passage : « J'ai commencé par examiner les hommes et j'ai considéré que, dans cette infinie diversité de lois et de coutumes, ils n'étaient pas mus uniquement par leurs extravagances. J'en ai posé les principes, et j'ai vu les cas particuliers s'y conformer comme par eux-mêmes, les histoires de toutes les nations ne se succèdent que comme leurs conséquences, et chaque loi particulière ou s'attache à une autre loi, ou dépend d'une loi plus générale. . (Préface)

Cette posture relativiste ouvre la voie à l'émergence de deux réflexions singulières exposées dans le esprit des lois, tous deux fondés sur ce que l'on peut appeler la perspective de complaisance : le premier concerne une typologie inédite des gouvernements, et le second, les vases communicants établis entre l'économie et le politique.

Concernant la classification des régimes de gouvernement, dans les chapitres introductifs on lit que les lois politiques et civiles doivent être étudiées dans toutes leurs relations – climat, géographie, coutumes, religion, entre autres – et que le livre cherchera à les considérer dans toutes ces correspondances. . . C'est précisément le résultat de l'examen conjoint de ces relations que Montesquieu appelle « l'esprit des lois ».

Puis, en continuant à les analyser à la lumière du principe qui constitue chaque gouvernement, le philosophe propose une typologie originale en les catégorisant en trois types : (i) le républicain, mû par la vertu et étant « celui dans lequel le peuple en corps , ou seule une partie du peuple a le pouvoir souverain », qui peut être démocratique (le pouvoir souverain vient du corps du peuple) ou aristocratique (le pouvoir vient d'une partie du peuple) ; (ii) le monarchique, mû par la passion de l'honneur, dans lequel un seul règne, « mais par des lois fixes et établies » ; (iii) le despotique, dont le principe est la passion de la peur, dans laquelle « quelqu'un, sans loi et sans règle, conduit tout par sa volonté et par ses caprices » (I, 2).

A l'exception du despotisme, jugé intrinsèquement vicieux, la question classique de la meilleure forme de gouvernement est relativisée au profit d'une réflexion sur les conditions d'exercice de la liberté politique, ou, comme l'indique Mes pensées, « un peuple libre n'est pas celui qui a telle ou telle forme de gouvernement » (MP, n.884).

Quant aux réflexions économiques, Montesquieu n'a pas seulement connu de près les idées de William Petty ou de John Law (dont le système est durement critiqué tant au Lettres persanes et dans l'Esprit des Lois), mais a également noté l'importance croissante accordée aux objets typiques de l'économie politique, tels que l'argent, la monnaie, le commerce, l'intérêt, la fabrication, l'agriculture, la population, etc. De plus, il était un lecteur assidu du fable des abeilles (1714), par Bernard de Mandeville, et le Essai politique sur le commerce (1734), de Jean-François Melon, ouvrages importants pour les débats sur les impôts, la consommation ostentatoire et les inégalités (concentrés sur la soi-disant « querelle du luxe ») qui culmineront plus tard dans les analyses de David Hume et d'Adam Smith.

Nous devons d'abord garder à l'esprit que le esprit des lois est publié dans une période antérieure à la consolidation de l'économie politique, dont les principaux jalons se situent entre 1760 et 1770, d'abord avec François Quesnay et l'école physiocratique, puis avec Adam Smith et ses la richesse des nations (1776). Cependant, si l'on considère que tout au long du XVIIIe siècle philosophie et économie ils n'ont jamais vraiment cessé d'être des disciplines distinctes et si l'on tient compte du fait qu'une grande partie des principes des discours économiques modernes ont été précédemment développés par la philosophie morale et politique moderne, la esprit des lois offre et anticipe quelques réflexions fondamentales qui seront plus tard reprises et reformulées par l'histoire de la pensée économique.

Pour ne prendre qu'un exemple, examinons ce qu'il est convenu d'appeler la théorie de « doux commerce», la douceur du commerce, d'après le chapitre Ier du livre XX : « Le commerce guérit les préjugés destructeurs, et c'est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des coutumes douces. A partir de ce constat, Montesquieu analyse plusieurs éléments susceptibles de contribuer à la propagation de la tolérance induite par le commerce, comme la déterritorialisation progressive des richesses, c'est-à-dire la mobilité des biens et le nomadisme typique des commerçants, qui devaient se déplacer avec une certaine régularité et emportent avec eux leur argent et leurs biens : ainsi, le caractère itinérant des affaires met les commerçants en contact constant avec des peuples et des coutumes différents, et, habitués à cette comparaison répétée entre les cultures, un esprit de compromis et de compromis se produit en eux. .

Par ailleurs, la défense d'un attribut civilisateur du commerce s'oppose aux théoriciens de la raison d'État habitués au mercantilisme, qui considéraient les échanges commerciaux non comme un moyen de remplacer la guerre, mais, au contraire, comme une arme à utiliser dans le dans un contexte de rivalité entre nations et comme moyen d'assurer la conservation de l'État au détriment des autres. Contre cette perspective d'un jeu à somme nulle, Montesquieu soutient que l'esprit de commerce a la particularité de substituer la violence des guerres à la pratique des échanges, de pouvoir refroidir la belligérance entre les nations et de profiter mutuellement à deux pays qui échangent leurs produits. . Alors le esprit des lois est l'un des principaux promoteurs de l'idée selon laquelle la pratique commerciale freine les pratiques belliqueuses, stimule l'esprit d'industrie et de travail et rend les nations plus polies, argument qui deviendra présent dans d'innombrables textes d'économie politique à partir de la seconde moitié du XNUMXème siècle .

Un troisième et dernier aspect qui mérite d'être souligné est l'articulation entre les deux objectifs directeurs du esprit des lois: une défense de la liberté et une apologie de l'esprit de modération.

Concernant la liberté, Montesquieu rejette le sens négatif attribué à cette notion, c'est-à-dire qu'il ne l'identifie pas à l'absence d'obstacles ou à la permission de faire tout ce que les lois n'interdisent pas. Au esprit des lois il se définit avant tout comme le droit de faire ce que permettent les lois (XI, 3) et d'agir dans les limites qu'elles fixent. Dans ce cas, les lois sont le principal instrument capable de garantir l'exercice de la liberté politique. Cependant, il y a un préalable et indispensable qui permet son épanouissement. C'est l'esprit de modération, compris comme un mécanisme d'équilibrage des pouvoirs et l'un des objectifs fondamentaux de la esprit des lois, n'annonçait qu'à la fin de l'ouvrage : « Je l'affirme et il me semble que je n'ai fait cet ouvrage que pour le prouver : le législateur doit être doué de l'esprit de modération ; le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux extrêmes » (XXIX, 1).

Son rapport à la liberté politique est ainsi présenté au livre XI, chapitre 4 : « La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours présente dans les États modérés : elle n'y apparaît que lorsque le pouvoir n'est pas abusé. Pourtant l'expérience éternelle montre que tout homme qui a du pouvoir est amené à en abuser, et continue à en abuser jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui dirait : la vertu elle-même a besoin de limites ! Pour que le pouvoir ne puisse être abusé, il faut que, par l'arrangement des choses, le pouvoir retienne le pouvoir. Une constitution peut être telle que nul ne soit contraint de faire les choses que la loi ne l'oblige pas à faire, et de ne pas faire celles que la loi lui permet de faire ». (XI, 4)

Célèbre et appropriée des manières les plus diverses, l'idée qu'un seul pouvoir est capable d'en contenir un autre est l'une des formulations les plus originales et les plus célèbres de la esprit des lois. Contrairement aux théoriciens du mercantilisme et de la raison d'État, qui mettent l'accent sur « l'envie » internationale entre les nations et concentrent l'autorité dans la figure du souverain, Montesquieu trouve un principe de stabilité interne au pouvoir lui-même, dont la somme totale peut être augmentée par sa limitation : quand Ordonné et modéré, le pouvoir tend à être, sinon plus efficace, du moins plus propice à la liberté.

Cependant, cette formulation est beaucoup plus large que ce que l'on attribue généralement à la « théorie de la séparation des pouvoirs », puisqu'elle ne se réduit pas seulement à la contrôles et équilibres entre l'Exécutif, le Législatif et le Judiciaire, il ne se réfère pas non plus aux seuls contre-pouvoirs institutionnels : il traite aussi des rapports entre les États et des formes de répartition du pouvoir au sein d'une société, couvrant tous les champs de force qui l'imprègnent, qu'ils soient sociale, économique ou politique. C'est également dans ce contexte que la notion d'organismes intermédiaires acquiert son importance tout au long de la esprit des lois, c'est-à-dire qu'il s'agit ici de couches sociales (comme la noblesse dans la monarchie), d'entreprises, de groupes de la société civile, de parlements, bref, d'ensembles ou de groupes qui agissent comme intermédiaires entre les individus et le gouvernement. Ainsi, les corps intermédiaires agissent comme de véritables instances modératrices, capables d'équilibrer le jeu des forces politico-économiques et de freiner les abus de pouvoir.

Dès lors, la garantie de l'exercice de la liberté politique dépend d'un rare mélange composé d'une législation solide, de bonnes institutions politiques, d'un gouvernement modéré, de corps intermédiaires organisés et du respect de la tranquillité, de la sécurité et de la propriété des individus : gouvernement modéré, il faut combiner les pouvoirs, les régler, les modérer, les faire agir ; donner, pour ainsi dire, du lest à l'un pour le mettre en état de résister à l'autre. C'est un chef-d'œuvre de législation rarement produit par hasard, et que la prudence est rarement autorisée à produire. (V, 14)

Dans la modernité, l'Angleterre a été un exemple qui a démontré combiner telles caractéristiques. En ce sens, le séjour de Montesquieu dans ce pays représente un tournant, et les réflexions qu'il a tirées de son expérience constituent la fameuse analyse de la constitution anglaise développée au chapitre 6 du livre IX du esprit des lois. « Actuellement, écrit-il dans ses notes de voyage, l'Angleterre est le pays le plus libre du monde, et je n'exclus aucune république de cette appréciation. Je l'appelle libre parce que le prince n'a pas le pouvoir de faire le moindre mal imaginable à qui que ce soit, pour la raison que son pouvoir est contrôlé et limité par un acte. Cependant, si la chambre basse devenait dominante, son pouvoir serait illimité et puissant, car elle aurait aussi un pouvoir exécutif ».

L'immersion dans l'effervescente société anglaise du XVIIIe siècle – marquée par des débats publics houleux, des écrits satiriques, une pensée morale-économique novatrice et une société civile florissante – n'a pas seulement permis de reconsidérer la question de la meilleure forme de gouvernement, telle qu'exprimée dans Partie un de l'Esprit des Lois. Son contact avec le système anglais, dans lequel le roi qui a le pouvoir exécutif est retenu par le Parlement (la Chambre des Lords et la Chambre des communes), qui a le législatif, opposant leurs forces afin de générer une sorte d'équilibre, a laissé , surtout une marque indélébile dans sa pensée : face aux diversités existantes entre monarchies, aristocraties et démocraties, Montesquieu divise les gouvernements en modérés et en démesurés, optant pour les premiers et accentuant son système de freins et contrepoids qui passe depuis lors à constituent des éléments fondamentaux de sa science politique.

Le grand nombre de sujets abordés et l'érudition des esprit des lois elles se découvrent facilement en feuilletant simplement les pages et peuvent être déconcertantes à la première lecture. Visant à rendre les références accessibles aux lecteurs, cherchant à fournir le maximum d'intelligibilité du texte et suivant la pratique des bonnes éditions internationales, les notes de cette traduction cherchent à offrir un appareil critique dans lequel on peut trouver des informations et des explications sur les ouvrages cités. et passages. ; sur des événements historiques, des noms de personnalités littéraires, politiques, militaires, historiques, juridiques ; sur les instituts de droit largement utilisés; et sur l'utilisation de certains concepts philosophiques.

En outre, les notes contiennent des traductions d'extraits de Mes pensées et pimenter, cahiers fondamentaux pour éclairer certains passages et qui constituent une bonne partie des informations recueillies et des études réalisées pour la composition du esprit des lois. Enfin, ce volume comporte également un index des noms et une chronologie des trois dynasties de rois de France.

*Thiago Vargas est chercheur postdoctoral au Département de Philosophie de l'Université de São Paulo (USP).

Référence


Montesquieu. De l'esprit des lois. Traduction : Thiago Vargas et Ciro Lourenço. Revue technique : Thomaz Kawauche. São Paulo, 2023, 922 pages

Note


[1] Cette traduction n'a été possible qu'avec le soutien de plusieurs personnes. Remerciements particuliers à Ciro Lourenço, partenaire de ce travail et d'autres ; à Pedro Paulo Pimenta, pour avoir encouragé cette traduction ; aux employés d'Editora Unesp, pour leur travail éditorial; à Thomaz Kawauche, pour sa révision minutieuse et ses conversations fructueuses sur le texte ; à Maria das Graças de Souza, pour les dialogues sur la philosophie politique moderne ; à Bárbara Villaça, pour la lecture du texte et pour son soutien tout au long de ces années de travail.


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Changement de régime en Occident ?
Par PERRY ANDERSON : Quelle est la place du néolibéralisme au milieu de la tourmente actuelle ? Dans des conditions d’urgence, il a été contraint de prendre des mesures – interventionnistes, étatistes et protectionnistes – qui sont un anathème pour sa doctrine.
Le nouveau monde du travail et l'organisation des travailleurs
Par FRANCISCO ALANO : Les travailleurs atteignent leur limite de tolérance. Il n’est donc pas surprenant qu’il y ait eu un grand impact et un grand engagement, en particulier parmi les jeunes travailleurs, dans le projet et la campagne visant à mettre fin au travail posté 6 x 1.
Le consensus néolibéral
Par GILBERTO MARINGONI : Il y a peu de chances que le gouvernement Lula adopte des bannières clairement de gauche au cours du reste de son mandat, après presque 30 mois d'options économiques néolibérales.
Le capitalisme est plus industriel que jamais
Par HENRIQUE AMORIM & GUILHERME HENRIQUE GUILHERME : L’indication d’un capitalisme de plate-forme industrielle, au lieu d’être une tentative d’introduire un nouveau concept ou une nouvelle notion, vise, en pratique, à signaler ce qui est en train d’être reproduit, même si c’est sous une forme renouvelée.
Le marxisme néolibéral de l'USP
Par LUIZ CARLOS BRESSER-PEREIRA : Fábio Mascaro Querido vient d'apporter une contribution notable à l'histoire intellectuelle du Brésil en publiant « Lugar peripheral, ideias moderna » (Lieu périphérique, idées modernes), dans lequel il étudie ce qu'il appelle « le marxisme académique de l'USP ».
Gilmar Mendes et la « pejotização »
Par JORGE LUIZ SOUTO MAIOR : Le STF déterminera-t-il effectivement la fin du droit du travail et, par conséquent, de la justice du travail ?
Ligia Maria Salgado Nobrega
Par OLÍMPIO SALGADO NÓBREGA : Discours prononcé à l'occasion du diplôme honorifique de l'étudiant de la Faculté d'Éducation de l'USP, dont la vie a été tragiquement écourtée par la dictature militaire brésilienne
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