Par FLAVIO AGUIAR
Deux essais du poète portugais EM de Melo e Castro, commentés par le critique littéraire Flavio Aguiar
Nous poursuivons notre hommage à EM de Melo e Castro, poète portugais installé au Brésil depuis quelques années, essayiste, professeur, véritable factotum de la parole, en présentant deux de ses nombreux essais critiques. Le couple choisi révèle la polarité permanente de deux des multiples visages de l'écriture créative.
Dans le premier, « L'aventure de la construction », EM de Melo e Castro expose toute sa réflexion sur le processus de construction des poèmes. S'écarter des normes, telle nous semble être sa préoccupation centrale. Il ne s'agit pas seulement de sortir pour le plaisir de sortir. Il s'agit d'établir « un nouveau monde humain et extrême ». Il s'agit donc de récupérer le faire humain de son aliénation quotidienne dans les formes consacrées d'une sorte de déni d'être, de renoncer à la recherche de la liberté inventive.
Pour lui, ce gestus (nous prenons ici l'expression dans son sens brechtien) instaure une poésie « amère », car il est conscient de l'ouverture mais aussi des limites de cette œuvre. Le poète navigue alors comme un funambule sur le fil du rasoir, entre "matière et anti-matière", "création et anti-création", absorbé par ce véritable "trou noir" qu'est l'aventure de la création, sans savoir ce qui l'attend. d'un autre côté. Pour paraphraser le point de vue du critique et professeur canadien Northrop Frye, ce n'est pas le poète qui découvre et dévoile le poème ; c'est cela, latent dans le langage, qui le découvre et l'absorbe en soi. Le poète devient ainsi un Ulysse sans Ithaque où revenir. L'aventure l'appelle pour toujours, comme dans l'Enfer de Dante l'aventure appelle le guerrier grec et ses compagnons de voyage.
Dans le deuxième essai, « La lecture du livre impossible (avant le 25 avril 1974) », le poète se lance dans une réflexion sur la création littéraire et les circonstances historiques. Quelles étaient nos frontières avant le 25 avril ? Autour de quels programmes l'écriture débattait-elle au Portugal, pressée entre une oppression qui ne crée pas et une recherche de liberté qui ne s'impose pas ? Les questions d'EM de Melo e Castro ont d'intenses répercussions dans notre Brésil d'aujourd'hui, où, en quelque sorte, le 25 avril 1974 nous apparaît comme un rêve diffus de recouvrer la dignité de notre polis, continuellement foulée aux pieds par la bande de voyous et de faussaires qui ont repris les chemins des mots, les transformant en allées apparemment imprenables de mensonges institutionnalisés comme seule vérité possible.
Les deux essais se trouvent dans le volume "Le visuel final du XXe siècle", une anthologie organisée par le professeur Nádia Batella Gotlib pour Edusp, publiée en 1993, avec sa présentation.
L'aventure du chantier[I]
Ne cherchons pas une définition de la poésie : ce sont plutôt les actes et les objets de la poésie qui nous la révèlent. Actes et objets de poésie, qui sont les poèmes. Actes dans lesquels l'homme se projette hors de lui, les construit et se trouve. Car c'est dans l'éveil de nous-mêmes que se crée la poésie. Car la construction du bel objet, dans sa recherche lente et douloureuse, est la poésie même et sa méthode créatrice. C'est-à-dire que la recherche délibérée de la beauté est la voie et la garantie de l'authenticité humaine, puisque seul l'homme, qui se réalise dans la beauté et pour qui la vie inclut nécessairement le phénomène esthétique, peut avoir la structure suffisante pour supporter dignement la responsabilité de sa libre actes.
Le beau assume une valeur éthique et à la fois technique, indispensable et universelle, dont la maîtrise n'est appréhendable qu'à travers un lent et douloureux travail de découverte subjective. La beauté est la participation de l'homme individuel à l'interdétermination du système expansif et ouvert qu'est l'œuvre d'art. Ainsi, ce qu'on a appelé jusqu'ici la « communication » n'est rien d'autre qu'une conséquence de la force centrifuge inhérente à l'objet poème ou tableau, et qui le projette au-delà de lui-même, vers le lecteur ou le spectateur.
C'est ce lecteur ou spectateur qui pourra capter ou non cette force centrifuge, ayant, par lui-même et pour lui-même, une perception spécifique du poème ou du tableau.
L'œuvre d'art a aussi une force centripète qui attire le spectateur, le transformant en participant. Si la force centrifuge est une force de « chocs » qui frappe le sujet, la force centripète est une force de fascination qui l'attire vers l'œuvre d'art, mais, sans les deux cas, en fait, le lecteur ou le spectateur ne communique pas avec lui. l'auteur de l'œuvre d'art, mais seulement avec lui-même en elle. Ou, plus exactement encore, il réagit au complexe de perceptions qui lui sont possibles.
« Poésie folle de la forme »[Ii]. Par folie, on entend non pas l'état pathologique, mais le dépassement du sens et de la raison logique et discursive. La poésie est le délire de la forme. Par délire, on entend, oui, la limite ultime de la compréhension et de l'incompréhension, de l'appréhension et du rejet des faits et des situations, et des valeurs créées par eux. Parménide et Héraclite n'étaient pas des philosophes, mais des poètes, selon la conception hellénique, parce qu'il leur manque la systématisation et l'intelligence de la nostalgie qui va d'être en être, si l'on reprend la terminologie de Heidegger. La philosophie n'est pas seulement cette intelligence, mais aussi son expression et sa découverte de l'être dans l'étant. Or, la voie de la poésie actuelle, c'est-à-dire du futur, c'est découvrir l'être dans l'être, c'est donner vie à l'être, en faire une forme de vie, une essence, une folie, un délire de langage à le point de son propre excès et de détruire.
Ce n'est que de la destruction de l'être et de la forme que naissent respectivement l'essence et la poésie. Héraclite et Parménide sont des poètes à la manière pré-philosophique. Ce sont des poètes syncrétiques et primitifs, la poésie entre les mains ayant des fonctions religieuses, morales, épiques, dramatiques, politiques, références que l'on appellera plus tard philosophiques. La poésie ne peut être le retour à cette condition. La poésie aujourd'hui ne peut être que le dépassement de la forme par elle-même, la folie de la philosophie, le délire de la raison : une entité née de l'être, des magmas jaillissant de pierres dures, sèches et froides. Ainsi la matière est elle-même raison. C'est une poésie née de la raison-forme par ses potentialités et ses limites propres ; c'est la poésie excessive en soi, au-delà des fonctions esthétiques, mais ce n'est qu'à travers ces mêmes fonctions qu'elle peut être une amère approximation concrète.
La poésie, effort de construction des mots sur le plan matériel, place l'étant devant la réalité absorbante du non-être ; c'est-à-dire qu'un poème est un objet contradictoire de sa propre substance, s'élançant dangereusement entre l'abîme des êtres et l'abîme du non-être. Un poème et sa propre matière : deux phases d'un même objet, forces contradictoires d'une même matière, l'effort dynamique de la construction. Deux phases d'une même matière, c'est-à-dire la matière et l'antimatière[Iii] du même cosmos, de la même dynamique survivante. Survivant, c'est-à-dire ce qui vit « sur » ou ce qui vit en soi et au-delà.
De cette amère poésie je ne dirai que quelques lumières inexplicables. Je dirai : « aujourd'hui je suis allé voir la boue du temps » ; « J'apporte de là mes mains pleines de choses vides » ; « Je m'étonne que je sois encore là à écrire, sans pouvoir dire quoi que ce soit que j'écrive vraiment » « aujourd'hui ce n'est pas moi, mais un monstre plein de choses que j'ai oubliées ». Et ainsi de suite. Le processus poétique a toujours été un véritable processus de construction : construction de l'être avant le non-être et avant les autres ; construction de lui-même aussi, pour l'étonnement de voir l'inconstruit prendre corps et réalité avec la certitude séculaire qu'il ne pouvait en être autrement.
D'où le terrible besoin de supprimer dans le processus poétique tout ce qui est obscurcissement systématique et qui n'est pas absolument nécessaire et vital. De la description, nous sommes passés au poème-objet ; à partir du total des adjectifs, la guerre contre les adjectifs a été générée ; les images prenaient du volume ; les métaphores se divisent en elles-mêmes en une nouvelle réalité ; les parallélismes sont devenus perpendiculaires ; et les qualités des choses devinrent substantielles, de sorte que nous pouvions les toucher ; les verbes ont agi.
Un nouveau monde humain et extrême est créé par nos mains, dans nos yeux et a son corps collé au nôtre. Une exigence de nous-mêmes avant tous les autres êtres et toutes choses se réalise à travers la connaissance qui reste des adjectifs, des images, des métaphores, des parallélismes, des noms, des verbes qui transpercent nos cinq sens – correspondances suggestives indéterminées. De cette poésie amère et tendue, je ne dirai pas l'expression épuisante de l'être, comme c'était le but des expressionnistes allemands.[Iv].
Je dirai plutôt la construction extrême de l'entité placée dans un monde de matériaux extérieurs, abolissant la dichotomie interne-externe. Et je ne dirai rien sur l'expression, car en réalité elle n'arrive à rien dire d'utile ni d'apporter à l'homme (le sentiment ou l'idéal) et à elle-même. Car les moyens de cette expression, bien que tendus, rigoureux et épurés, ne sont que des représentations et des équivalences. Il y a une barrière entre l'entité et son expression, entre le sentiment et la beauté qui lui correspond comme origine ou comme résultat, entre l'idéal des hommes et sa réalisation communicable.
D'où une vision fragmentée et incomprise des hommes et du monde en atomisation instable, en équilibre forcé, obsédés par les faits, les mots, les autres hommes, dans un effort continu entre une rencontre mutuelle toujours un peu plus loin (en fait, impossible) et une terrible libération d'énergie autonome, ce qui équivaudrait à une destruction totale en tant qu'espèce (également certainement impossible).
Impossible et donc forcément tentant et douloureux, dans un sens ou dans un autre. Cela conduit à une objectivation formelle et à une pression directe sur le pouvoir allusif des mots, au point de les vider complètement, les renforçant ainsi potentiellement comme des choses autonomes, peut-être même vivantes. Et alors des mots nouveaux viennent, renforcés seulement par eux-mêmes, proposer la réalité poétique avec une force qui leur est contraire et par là même vitale. Et à ce point émerge un pôle objet de la réalité poétique : l'anti-poésie.[V].
Les mots vides d'eux-mêmes ne peuvent exister que dans un monde sans mots, et notre monde sans mots perd sa cohésion et sa substance. L'anti-poésie ne peut donc être qu'un bâtisseur d'êtres et de mondes. Mais l'antimonde qui serait alors construit serait semblable au nôtre, dans la relation entre antiobjets et antiêtres, et ceux-ci seraient constitués d'antimatière.
Il est donc nécessaire d'élargir les dimensions, les perspectives et les possibilités d'interprétation, afin que notre propre perception de l'univers ne s'efface pas et ne s'harmonise pas avec les circonstances, les observations et les réalités qui s'imposent chaque jour avec plus d'acuité. Matière et antimatière, s'ils ne peuvent être confrontés en réalité simultanée, peuvent cependant créer des perspectives mentales et sensibles dans lesquelles un jeu « création-anti-création » est effectivement signifiant et d'utilité objective. Le jeu est la possibilité d'interaction, non définie, dans un degré de probabilité statistiquement définissable. Le jeu est donc la possibilité qui tend vers un tout en expansion. Le jeu est, au contraire, la matérialisation sensible de cette totalité instable.
La pression des formes nous propose ainsi, de manière non univoque, une polarisation en forme et en anti-forme, voire de matière et d'anti-matière, non coïncidant éventuellement, mais proposant une ouverture et une fluidité de ses propres dimensions désagrégées en une structure énergétique. La possibilité d'une anti-forme, voire d'une anti-intuition, dont les propriétés peuvent être évaluées pour l'instant par les propriétés de la forme et de l'intuition, propose une anti-pression et un anti-art possibles, inéluctablement probables. On conçoit l'ouverture de l'espace, la structure discontinue de la matière, l'univers expansionniste, l'intersectionnisme des plans de perception, l'accélération des particules, jusqu'à leur éventuelle désintégration.
C'est dans les limites de notre idéation de l'univers, de la matière et de la perception, un acte créatif valable en soi, mais assumant le rôle de structures défixantes, activant la dissociation énergétique, assimilant des expansions au-delà des limites des possibilités intellectuelles même actuelles. Les monismes rationalistes restent alors dans la préhistoire de la structuration mentale et formelle de l'intellect humain.[Vi]. Toute notre expérience physique et mentale se propose à nous en termes d'expansion, d'ouverture, de polydimension, de création, d'anti-création, de poésie, d'anti-poésie.
Au niveau de la sensation immédiate, on ne peut pas non plus échapper à la structure multiple et ouverte de la perception phénoménologique, mais il est impossible d'établir des liens directs entre sensation et perception. C'est le chemin de l'activation de l'univers et de la compréhension amplifiée illimitée. Poésie, anti-poésie, les ressources seront équivalentes. Images, métaphores, mots, syllabes, soumis à une tension polymorphe, mais exactement structurés dans l'expansion progressive de leurs propres formes. Ainsi, la duplicité des images poétiques se multiplie indéfiniment dans un espace en expansion, en même temps que l'image se resserre et s'éclaire, se focalisant sur elle-même, particule active de la matière poétique.
Les métaphores se propagent dans une multiplicité de sens simultanés. La création a des répercussions sur des niveaux simultanés de réalité signifiante. Les mots sont chargés de possibilités significatives. Les syllabes sont structurées en unités sonores, d'intensité et de vibration antimusicales. Tout le problème de l'écriture de la prose et de l'écriture de la poésie est surmonté, en ce qui concerne le facteur création-anti-création présent dans le texte. Le mode du poème, vers ou prose, etc., n'a de valeur qu'en lui-même, c'est-à-dire qu'il ne compte que comme une autre manière d'objectiver le poème. Car seul le rythme (la vibration) – rappelons-nous la théorie quantique – sera la structure de la vie et de la poésie. La prose prosaïque restera aux affirmations univoques et logiques de la linéarité intelligible.
Tout ce qui reste est une création asymptotique d'elle-même. Des exemples de cette "création-anti-création" sont des expériences dans l'espace ouvert, l'art abstrait[Vii], les objets kaléidoscopiques, toute l'évolution des sciences nucléaires et spatiales, depuis Einstein et Bohr, la mécanique quantique et une certaine littérature qui arrive avec James Joyce[Viii] et Kafka, et qui commence à s'imposer parmi nous par la poésie, dans le démantèlement de la syntaxe traditionnelle, des images et des métaphores non figées, des adjectifs substantivés successifs, de la tension qui surcharge les mots et des syllabes qui se désagrègent des verbes qui agissent, des des adjectifs et des adverbes qui se superposent dans un espace de plus en plus ouvert de relations possibles.
Si la tentative de s'exprimer pleinement aboutit à l'impossibilité de sortir de soi et de communiquer pleinement – comme l'a tragiquement démontré le nombre élevé de suicides parmi les poètes expressionnistes allemands ; si l'incompréhension réciproque ne peut en aucune façon fonder la fraternité, l'entente et le bonheur, cessons de soutenir notre système de relations, d'expression, de communication, d'entente, comme l'a fait l'esthétique aristotélicienne.
Faisons plutôt un monde de constructions possibles où les hommes – chaque homme – s'identifient et se rapportent à ce qu'ils construisent, avec leurs mains, avec leur être. L'aventure de la construction, le jeu de la réalisation de l'être et de son ouverture dans l'espace des relations possibles infinies, des innombrables points de rencontre objectifs dans ce que nous réalisons et construisons magnifiquement pour nous-mêmes et pour les autres. Et chaque homme dans sa cellule d'énergie et de vibration, emprisonné dans son moment de vie, s'ouvre complètement, au-delà des ténèbres de l'expression frustrée depuis des siècles, se libérant dans la construction réelle et sans fin de lui-même - construction douloureuse dans laquelle la Beauté est l'offre et la voie de la vitalité universelle.
Lire le livre impossible (avant le 25 avril 1974)[Ix]
Ce ne sera toujours pas un livre. Ce ne sera toujours pas une lecture. Mais qu'est-ce que ça pourrait être ? - c'est la question centrale à laquelle on arrive dans ce métier de création créative, de critique critique, de théorisation théorique.
A partir de lettres, de phonèmes et de mots, notre écriture sur papier est faite. A partir de notions, d'idées et de critères, des positions se jouent entre nous et les autres. Nous-mêmes. Mais que dit le journal ? Mais qui sait ce que nous sommes ? Quelle idéologie peut nous projeter dans l'histoire ? Dans quelle division nous retrouvons-nous fragmentés ? À quoi, fragmenté dans notre propre expérience de vie, nous identifions-nous à qui ?
De l'exiguïté de l'espace à la difficulté d'expression-écoute, rien ne permet d'exercer et d'expérimenter la créativité. Utopie dont nous connaissons peut-être la seule forme idéologiquement admissible.
Et pour cette raison même, il est écrit et créé. Et même ainsi, ce qui est impossible à continuer continue : c'est-à-dire une activité qui produit des livres impossibles. Une activité qui renouvelle l'impossibilité elle-même : celle-là même qui depuis le début du siècle s'appelle « l'avant-garde ».
Mais si c'est en termes de classes que se jouent l'histoire et l'idéologie, la création se construit en termes de langage et de communication, et c'est dans les caractéristiques de ce langage qu'il faut chercher les marques de classe et la codification de leurs positions et conflits. . .
Les extensions récentes des notions structurales de « langage » et de « texte » aux sciences sociales et politiques et même à la psychologie contribuent peut-être à trouver une raison au texte poétique, à montrer son universalité et à reformuler du même coup le rapport idéologie-texte. .créativité en termes d'indissoluble nécessité d'une relation dialectique.
Dans cet esprit, sera-t-il jamais possible d'esquisser (même) une « histoire » de l'idéologie-créativité au Portugal ?
Et la notion d'histoire elle-même ne contient-elle pas les germes de son insuffisance et de son impossibilité, ici même parmi nous, fragmentée de la moelle, de la moelle aux simples gestes et aspirations ? Et que peut-on entendre par histoire, si la fragmentation précède l'existence d'une cohésion de concepts et de principes, et si du « pas encore » on a du mal à savoir comment passer au « déjà » ?
C'est ainsi que, depuis la génération des années 70 (1870), seule une intention utopique textuelle nous a guidés, lorsqu'il s'agit de réalisme, de futurisme, de paulisme, de néo-réalisme, de surréalisme, d'expérimentalisme, de construction de nos propres ) impossibilité(s) dans la forme d'un livre(s), c'est-à-dire l'écriture créative du livre impossible que l'idéologie(s) et l'histoire ne savent pas nous donner.
Fragments, limitation, ambiguïté, impossibilité, utopie sont peut-être pour nous les racines épistémologiques de notre réalisme, avec des conséquences cohérentes au niveau de l'écriture (si c'est de l'écriture qu'il s'agit ici), de l'esthétique de l'écriture, de la fonction de l'écriture , du pouvoir de l'écriture.
Si le néoréalisme était en fait une recherche d'ajustement de la « littérature » aux réalités nationales, c'est à travers les particularismes régionaux de cette nationalité qu'il tentait d'atteindre une norme générale de compréhension de nos problèmes. Or, le défaut du néoréalisme vient de n'avoir jamais surmonté ce plongeon analytique-régionaliste, de ne pas savoir, en termes portugais (malgré ses racines dans le réalisme des années 70), écrire l'homme et pour l'homme.
En l'absence de capacité de synthèse, qui permettrait une extrapolation universelle des œuvres (même dans l'ordre d'écriture), l'échec du néoréalisme portugais est codé. Nous dirions même que cet échec ne fait qu'accroître l'ambiguïté, l'impossibilité, la fragmentation, la dispersion, qui, à partir des données d'expérience, se transforment contre elles-mêmes en caractéristiques du discours créatif des générations qui tentèrent alors poétiquement de créer leur espace et « écrire un livre », sans, peut-être à cause de cela, l'obtenir.
Il faudrait donc rompre le cercle.
Ainsi, l'internationalisme de la poésie expérimentale et concrète doit être vu sur deux plans : le pays et le supranational.
L'un des paramètres structurels de la poésie expérimentale des années 60 est qu'elle n'était viable qu'en termes internationaux, et ce n'est qu'en ces termes qu'elle a été définie à travers le monde, du Brésil à la Tchécoslovaquie, de l'Angleterre au Japon, aux États-Unis, à l'Italie. , aux deux Allemagnes, à la Yougoslavie, etc.
La participation portugaise à ce mouvement underground était évidemment à contre-courant du néo-réalisme, car la poésie expérimentale est justement recherche-synthèse et valeurs non régionalistes mais universelles d'homme à homme, en passant par le radicalisme formel et le visualisme sémantique : c'est-à-dire, d'une codification conceptuelle.
Comment, avec ces valeurs universelles, nous, Portugais, continuons à écrire le même livre impossible est déjà un problème de situation historique. De cette même histoire qui est aussi impossible à écrire ou qui n'est viable qu'utopiquement, puisque même en 1960 le problème était : comment survivre (créativement) dans un contexte où les différentes formes du réel glissent entre les doigts, ou deviennent impossibles ou se renier dans un espace clos et, tour à tour, les diverses possibilités d'ordre sont inadmissibles ou inexistantes ?
Et pourtant : comment survivre là où l'ordre établi comme fondement du réel repose sur des idéalismes irrationnels et où le nouvel ordre à établir est couvert de l'incapacité à fonder et fonder une réalité réelle, faute de pouvoir se reconnaître dans le circonstances et trouver sa propre voie d'établissement ?
Entre l'idéalisme dématérialisant dominant la matière (à droite) et la réalité non réalisée (à gauche), quels chemins seraient possibles en 1960 ? – la(les) coupe(s) avant-gardiste(s), dangereusement privée(s) des deux tentations, plus dialectiquement définie par rapport aux deux camps.
Coupe qui, par sa spécificité même, est unique et instable. Projeter que dans l'abîme se fragmente encore une fois.
Et ainsi nous avons vécu et créé jusqu'au 25 avril 1974, en nous demandant, tout au plus : quelle écriture sommes-nous ?
* Flavio Aguiar, écrivain et critique littéraire, est professeur retraité de littérature brésilienne à l'USP. Auteur, entre autres livres, de Théâtre d'inspiration romantique (Senac);
notes
[I] Publicado em La proposition 2.01 - Poésie expérimentale, Lisbonne, Ulisseia, 1965, Col. Poésie et essai.
[Ii] Ces pseudo citations sont tirées du poème IV de mon livre ignorance de l'âme, bien qu'avec quelques modifications.
[Iii] Notez, car ils sont d'une importance capitale, les passages suivants du livre Matière et Anti-matière par Maurice Duquesne : « Fin 1956 la liste des antiparticules atomiques était complétée et l'image de l'antimatière prenait consistance : au centre l'antinoyau avec les antiprotons et les antineutrons et autour, parfois à des distances considérables, gravitent les antiélectrons impliquant la charge centrale négative d'une atmosphère d'électricité positive (exactement l'opposé des atomes de « matière »). Mais un tel antiatome pourrait-il exister ? Quelle propriété aura l'Antimatière ?
Notre monde terrestre où nous travaillons est fait de matière, et l'on sait que la propriété fondamentale des antiparticules est de s'annuler au contact des particules qui leur correspondent. Comment, alors, pouvons-nous en faire l'expérience ? Bien connaître les propriétés de la matière, c'est pouvoir entrevoir les propriétés de l'antimatière. Il ne semble pas déraisonnable d'imaginer des étoiles et des galaxies composées d'antimatière. Mais la coexistence de la matière et de l'antimatière ne nous paraît pas raisonnable pour l'instant.
Notons également que, si l'électron correspond à une énergie cinétique positive, évoluant du passé vers le futur, l'anti-électron correspond à une énergie cinétique négative, évoluant dans le sens inverse du temps ordinaire – du futur vers le passé –, c'est-à-dire remonter le cours du temps.
S'il ne nous est en effet pas permis de prendre des libertés interprétatives, du moins faut-il attirer l'attention sur l'incontestable ouverture et élargissement du champ des possibles qu'est l'antimatière, et l'extraordinaire intérêt pour la consolidation rigoureuse du phénomène poétique qu'est la possibilité de « reprendre le cours du temps » scientifiquement démontrée – puisque le retour aux origines est l'une des préoccupations dominantes de la poésie contemporaine.
[Iv] Sur l'expressionnisme allemand, notez l'étude de Pierre Garnier dans le numéro 153 de la revue La critique (février 1960).
[V] « L'anti-art » peut avoir deux interprétations, toutes deux également valables. Le premier est un sens plus rigoureux qui est expérimentalement proposé ici. Le second est le sens courant dans lequel antiart signifie « au-delà » des règles et du moule des genres littéraires et artistiques conventionnels – sans toutefois cesser d'être roman, théâtre, critique, poésie, etc., et d'une certaine manière contre ces formes fermées. classifications, parce qu'en raison de leur nature univoque et logique, de tels genres littéraires, lorsqu'ils sont dépassés, doivent être niés en tant que tels. Ainsi, les anti-pièces sont du théâtre en espace ouvert, les anti-romans sont des fictions en espace ouvert, les anti-poèmes sont de la poésie ouverte, non de la poésie pure, car aujourd'hui cette expression est une étiquette du dernier chemin cataloguable du processus de dé-rationalisation poétique, à commencer par Baudelaire et Rimbaud.
[Vi] La connaissance des études de Stéphane Lupasco sur le « principe d'antagonisme », la logique et la contradiction est fondamentale, pour lesquelles on peut par exemple consulter le livre Les trois matières (Juliard).
[Vii] « Les lois de la sémantique sont inversées. Depuis toujours, quand quelque chose était donné, un signe était inventé pour cela. Et donc, étant donné un signe, il serait viable et donc vraiment un signe, s'il trouvait son incarnation.
Les questions de finalité ne se posent plus.
L'œuvre d'art devient un lieu géométrique d'interrogation. Au lieu d'une « réduction du Cosmos à l'homme », l'œuvre d'art n'est rien d'autre qu'une ouverture sur ce Cosmos. De l'Idéal au Réel, du Réel à l'Abstrait, on passe de l'Abstrait au Possible. Platon et Aristote, avec leurs univers finis, sont définitivement morts. L'avenir est passé du domaine de l'homme au domaine des machines cybernétiques. La logique s'établit sur la contradiction, la Physique sur les relations d'Incertitude ou d'Indétermination.
La science ne s'intéresse qu'à ses pouvoirs. Quant à la Peinture… La phase que l'on pourrait appeler de l'Abstrait au Possible n'est rien d'autre qu'une phase. C'est une nouvelle ère de l'Art et de la pensée qui commence et qui est précisément l'ère d'une nouvelle incarnation des signes ». – Georges Mathieu.
[Viii] A noter l'étude d'Umberto Eco "L'Oeuvre Ouverte et la Poétique de l'Indéterminarion", publiée dans les numéros de juillet et août 1960 de "La Nouvelle Revue Française ».
[Ix] Le livre impossible, d'après une suggestion de JC Alvim, dans un article paru dans le journal République, le 28.2.1974/XNUMX/XNUMX. Texte extrait de Dialectique des avant-gardes, Lisbonne, Horizonte Books, 1976.