Il faut s'adapter

Image: Joan-Josep Tharrats
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Par ELTON CORBANEZI*

Commentaire sur le livre de Barbara Stiegler

Publié en 2019, Il faut s'adapter : sur un roman impératif politique [Il faut s'adapter : à un nouvel impératif politique],[I] de Barbara Stiegler, présente une généalogie inédite et pertinente du néolibéralisme. Le livre s'inscrit ainsi dans la tradition des études foucaldiennes, dont la généalogie du libéralisme et du néolibéralisme remonte respectivement à deux cours célèbres donnés au Collège de France, à savoir, Sécurité, territoire, population (1977-1978) e Naissance de la biopolitique (1978-1979), tous deux publiés en 2004 également chez Gallimard.

Comme on le sait, la généalogie foucaldienne du néolibéralisme, abordée notamment dans naissance de la biopolitique, se concentre principalement sur deux perspectives théoriques et politiques spécifiques : l'ordolibéralisme allemand et le néolibéralisme nord-américain de l'école de Chicago. Ce serait là – bien entendu son rapport de rupture et de continuité avec le libéralisme classique – l'origine du nouveau mode de gouvernement et d'organisation de la vie sociale, dont la forme, à la fin des années 1970, avant les gouvernements Margaret Thatcher et Ronald Reagan, était encore assez naissante. Au moment où Foucault (2004b) présente ses recherches au public, l'hégémonie du néolibéralisme – ou des néolibéralismes – et sa rationalité s'inscrivent donc encore dans un devenir.

Dans son livre, écrit près d'un demi-siècle après le début du processus de néolibéralisation des sociétés occidentales contemporaines, Barbara Stiegler prolonge le programme de recherche initié par Foucault, en partant toutefois du constat d'une lacune dans la généalogie de l'intellectuel français . Pour l'auteur, Foucault n'aurait pas remarqué l'une des provenances du néolibéralisme, à savoir les bases évolutives qui ont nourri le débat nord-américain dans les années précédant immédiatement la formulation théorique du néolibéralisme, dont les jalons fondateurs sont, comme on le sait, le Colloque Walter Lippmann, tenue en août 1938 à Paris, et, près d'une décennie plus tard, la constitution de la Société du Mont-Pèlerin (1947), une organisation intellectuelle internationale de libéraux toujours active aujourd'hui. D'un tel écart, soutient Stiegler (p. 13, 177), résulterait l'erreur de Foucault d'interpréter le néolibéralisme, à partir des bases ordolibérales et nord-américaines, comme fondamentalement anti-naturaliste.

En effet, une rupture essentielle du néolibéralisme avec la doctrine économique du libéralisme classique réside dans la déconstruction de sa croyance métaphysique dans le naturalisme du laissez-faire. Une leçon indéniable de naissance de la biopolitique c'est le besoin incontournable de dispositifs étatiques et juridiques pour rendre possible la société de marché. Walter Lippmann, auteur honoré au Colloque de 1938 et sujet du livre de Barbara Stiegler, affirmait déjà que l'interventionnisme, dans la refondation du libéralisme, se présentait comme une réalité irréfutable : le problème consisterait essentiellement à en définir le degré, afin d'éviter la planification et le collectivisme des expériences socialistes et keynésiennes. L'erreur du libéralisme classique aurait été de présenter de manière descriptive l'aspect normatif de la réalité sociale, c'est-à-dire son objectif en termes évolutifs, le nécessaire développement de l'ordre social, à constituer pourtant artificiellement.

La célèbre métaphore du « code de la route », présentée par Lippmann dans La bonne société (1937) et débattue l'année suivante au Colloque en son honneur, met en lumière l'enjeu : ni liberté totale de circulation (naïveté dogmatique de la laissez-faire), ni contrôle absolu des déplacements (planification étatique), mais un code de règles à améliorer sans cesse et sur la base duquel est guidé le fonctionnement de l'économie de marché. Malgré les artifices légaux et étatiques contraires aux lois naturelles de laissez-faire, selon laquelle le marché fonctionnerait comme un dispositif naturel de régulation sociale, Il faut s'adapter cherche à faire avancer la discussion en montrant les fondements naturalistes qui sous-tendent le débat initial et constitutif de la formulation théorique du néolibéralisme dans le contexte nord-américain entre 1910 et 1930. Plus précisément, il s'agit d'analyser l'appropriation diverse des théories évolutionnistes menées, d'une part, par Walter Lippmann, et, d'autre part, par John Dewey.

L'objet principal de l'auteur, cependant, est l'œuvre de Walter Lippmann. Les influences théoriques pour la formulation de sa pensée politique sont montrées (ce qui implique l'appropriation - toujours assez sélective et aussi critique, souligne Stiegler tout au long du livre - d'une variété de philosophies telles que celles d'Adam Smith, Herbert Spencer, Graham Wallas, Henri Bergson, Friedrich Nietzsche, en plus du pragmatisme juridique d'Oliver Wendell Holmes et du pragmatisme philosophique de William James et de John Dewey lui-même) ; son opposition au modèle démocratique jeffersonien réfractaire à l'accélération industrielle, au profit des accents élitistes de la conception hamiltonienne du pouvoir ; sa proximité avec les politiciens (il a élaboré une partie du programme de politique industrielle du républicain Theodore Roosevelt et a participé au gouvernement du démocrate Woodrow Wilson en tant que coordinateur du bureau chargé de formuler la politique étrangère américaine dans l'après-guerre) ; et son rôle de rédacteur fondateur, avec Herbert Croly, du magazine La Nouvelle République.[Ii]

L'auteur mobilise ainsi des éléments de la trajectoire du journaliste et essayiste américain pour mieux analyser ses principaux ouvrages, comme Une préface à la politique (1913), dérive et maîtrise (1914), Opinion publique (1922), Le public fantôme (1925) et La bonne société (1937). Ce faisant, il s'agit de comprendre et de montrer au lecteur la démarche de la pensée politique de Lippmann, soulignant aussi ses contradictions et ses paradoxes comme, par exemple, son oscillation par rapport à la politique eugéniste - la refuse dans Le public fantôme et la défend La bonne société (Stiegler, 2019, p. 76 et note 64, p. 301) – ainsi que sa conception parfois ambivalente de la démocratie, selon différents moments de son travail.[Iii]

Tout au long du livre, les thèmes abordés par Lippmann et ses positions sont problématisés à partir de John Dewey, qui opère ainsi comme une sorte de contrepoint constant à partir duquel l'auteur concentre sa propre critique des fondements de la pensée néolibérale naissante. Dans la querelle théorique et politique entre auteurs nord-américains, ce qui est essentiellement en jeu, c'est la formulation du « nouveau libéralisme » et ses conceptions de la démocratie. Au départ, les deux intellectuels diagnostiquent la crise du libéralisme et de la démocratie dans les sociétés industrielles dans le contexte de la Première Guerre mondiale (1914-1919) – dans laquelle tous deux ont défendu la participation nord-américaine, précisément en raison des principes démocratiques et libéraux – et la Grande Dépression (1929).

En commun, au-delà du contexte, est l'utilisation à la fois de la théorie de l'évolution darwinienne pour refonder le naturalisme libéral. Ses appropriations sont cependant diverses : d'un côté, Lippmann défendra l'adaptation passive de l'espèce - caractérisée par une lenteur évolutive - à l'environnement mondial industrialisé et extrêmement rapide basée sur une conception élitiste du pouvoir et, de l'autre, Dewey soutiendra une interaction active et une relation complexe entre l'environnement et les espèces, intégrant positivement leurs différences dans les rythmes évolutifs comme une forme de développement social, culturel, cognitif et politique et concevant la démocratie comme une expérience collective et un mode de vie commun.

Ainsi, usant constamment des antagonismes, la professeure de philosophie politique à l'Université de Bordeaux porte au public, dans son livre, les questions qui ont constitué la Débat Lippmann-Dewey, ainsi nommé depuis la publication de La communication comme culture, de James Carey, en 1989, mais dont la discussion remonte effectivement aux années 1920 – au pré-néolibéralisme, donc.[Iv]

Il est vrai que le journaliste, essayiste et diplomate américain est sorti, on peut dire aujourd'hui, rétrospectivement, « victorieux » d'un tel affrontement, compte tenu de son influence ultérieure tant dans la formation des élites dans le monde que dans la formulation théorique et politique du néolibéralisme. – le Colóquio Walter Lippmann (1938), rappelons-le, a lieu à l'occasion de la sortie de La ville libre, traduction française de La bonne société tenu un an après sa publication originale. Le pragmatisme de John Dewey, en revanche, constituera la première critique philosophique du néolibéralisme, avant même sa constitution effective, c'est-à-dire dans son moment germinal.

Telle est la thèse que soutient Barbara Stiegler dans son livre, notant que la question était passée, jusque-là, non seulement par l'auteur de naissance de la biopolitique, mais aussi de la quasi-totalité des chercheurs qui s'inscrivent dans la tradition des études foucaldiennes sur le sujet. La seule exception – note Stiegler dans une note de bas de page – est La nouvelle raison du monde, désormais un ouvrage classique sur la société néolibérale, dans lequel Pierre Dardot et Christian Laval captent, même sans recourir aux sources évolutives, la notion clé de la production de Lippmann, comme on peut le lire dans le passage suivant : « Le mot important dans la réflexion de Lippmann c'est adaptation. L'agenda néolibéral est guidé par la nécessité d'une adaptation permanente des hommes et des institutions à un ordre économique intrinsèquement variable, fondé sur une concurrence généralisée et implacable » (Dardot ; Laval, 2016, p. 89-90). Sa généalogie, nous informe Stiegler (p. 322, note 4), vient de cette observation incidente, d'où se dégagent pourtant les idées centrales de Il faut s'adapter.[V]

En effet, cherchant à analyser l'usage du vocabulaire biologique de l'évolutionnisme dans le champ politique, la question fondamentale du livre est de problématiser le retard supposé de l'espèce humaine par rapport à l'environnement industriel de la « grande société »,[Vi] dont les caractéristiques sont l'ouverture, la contingence, la complexité, la compétition et la rapidité. Pour Lippmann, on l'a vu, il s'agit d'adapter l'homme à un environnement en constante évolution. Les méthodes pour cela impliquent une conception minimaliste et procédurale de la démocratie, dans laquelle une élite de dirigeants élus et de spécialistes non élus se conforme et commande la masse considérée comme statique, passive et inepte.

Selon une telle conception du pouvoir, que l'on peut également comprendre comme positiviste, le modèle de vie sociale conforme au développement historique évolutif doit être imposé d'en haut, par l'élite.[Vii] Totalement contraire à la pensée politique de Dewey, l'une des caractéristiques de l'œuvre de Lippmann mise en lumière dans le livre de Stiegler réside précisément dans le mépris de l'intelligence collective, de la participation publique et de l'opinion ; La consultation du public, dans son intégralité, doit être limitée à des élections spécifiques ou à des périodes de crise, dans lesquelles le peuple est le dernier recours du gouvernement. La raison fondamentale de l'auteur de Opinion publique e Le public fantôme est que le public serait toujours incompétent pour traiter des questions dont il n'a aucune idée dans une société hautement spécialisée.[Viii]

Dans son ensemble, l'espèce humaine est perçue par Lippmann comme arriérée. Le retard, ici, contrairement à Dewey, a une connotation exclusivement négative, c'est une manière de disqualifier la nature humaine, comme si elle n'était pas à la hauteur de l'ère industrielle. L'enjeu, pour l'auteur, se résume à dépasser et éliminer la contradiction existante entre l'espèce (stable et limitée) et le milieu (fluide et illimité). Son accent reposera sur la nécessité de modeler et de normaliser les espèces passives à partir de la dimension active et noble de la grande société industrielle. D'où la notion d'une « biopolitique disciplinaire lippmannienne » : partant du postulat de la carence de la nature humaine par rapport à l'environnement, il s'agit d'imposer des dispositifs de normalisation des habitudes et des dispositions psychologiques de la masse par des investissements dans les politiques publiques (éducation , santé, environnement) pour diriger un gouvernement dont le but est d'améliorer les vies et les capacités humaines.

La métaphore que l'auteur utilise pour élucider la procédure est celle de «pate molle» (masse molle) : concevoir les individus comme absolument flexibles et de plus en plus adaptables à l'accélération du monde contemporain, dont la finalité est, tout comme l'évolution téléologique de Spencer, la division mondiale du travail, la coopération compétitive et la compétition coopérative dans une économie capitaliste mondialisée.[Ix] Si le siècle d'Adam Smith exigeait de l'individu une spécialisation unique, la grande société du XXe siècle exige une capacité d'adaptation, à partir de laquelle des individus flexibles aux spécialités multiples peuvent migrer vers des situations toujours nouvelles. Voici les objectifs éducatifs de l'agenda néolibéral inféré depuis Lippmann : préparer les individus à la flexibilité, l'adaptabilité et l'employabilité.[X]

Autrement dit, en utilisant le lexique biologique darwinien, il s'agit d'adapter l'espèce humaine au flux illimité et extrêmement rapide des événements et de la productivité brutalement imposés par la société industrielle, ce qui constitue, pour Lippmann, la « grande révolution ».[xi] Nous avons ici l'une des origines de la notion de plus en plus puissante d'adaptation à un environnement qui requiert des capacités humaines illimitées.[xii] Le mérite de Stiegler est de montrer comment nous ne sommes pas sur le terrain d'une théorie économique abstraite comme celle du choix rationnel, mais dans une élaboration théorique qui implique une conception spécifique de la vie et de l'évolution. C'est le cœur théorique du néolibéralisme, sa matrice politique, sociologique et anthropologique.

Il est vrai que Dewey entend aussi refonder le libéralisme avec des principes anti-étatistes et naturalistes, également fondés sur l'importation de la théorie darwinienne de l'évolution dans le champ politique. Mais ses vues sont, en général, diamétralement opposées à celles de Lippmann. Si, pour lui, l'hétérochronie des rythmes évolutifs (espèce et milieu) est perçue comme une « dyschronie » - c'est-à-dire une inadaptation et un dysfonctionnement -, dont la solution appartient au gouvernement de l'élite dirigeante sur la base des connaissances des spécialistes, pour Dewey , il s'agit au contraire d'affirmer l'hétérochronie non pas comme un problème, mais comme une condition nécessaire au développement des potentialités dont tout individu est porteur.

Ainsi, au lieu d'un public incompétent soumis à une adaptation passive, Dewey suppose une évolution à partir d'interactions actives et complexes, considérant des différences irréductibles de rythmes entre l'organisme et l'environnement et entre les individus eux-mêmes. Egalement spécialiste de Nietzsche, Stiegler (p. 127, et 307-308, note 71) soutient que Dewey affirme tragiquement à la fois le retard, comme force menaçante et nécessaire, et la tension constitutive entre flux et stabilité. Il s'agit de percevoir l'évolution à partir des potentialités et des différences des individus, non de les réduire au postulat de la carence anthropologique de l'espèce. Stiegler montre, en ce sens, la critique cinglante de Dewey à l'égard de l'individu « moyen » et « modulable » de Lippmann.

Considérant le potentiel des individus, l'auteur de Le public et ses problèmes (1927) soutient la nécessité d'une participation publique directe au gouvernement, basée sur l'intelligence collective et l'expérimentation sociale constante. Ainsi, la démocratie est conçue par Dewey comme un mode de vie, au-delà de l'aspect purement institutionnel et procédural. Son problème, soutient l'auteur de Démocratie et éducation (1916), ce n'est pas la prétendue incompétence cognitive de la masse, comme le postule Lippmann, mais la concentration des richesses matérielles, cognitives, culturelles et spirituelles entre les mains d'une élite restreinte. D'où le rôle fondamental de l'éducation pour cet auteur qui a influencé, au Brésil, d'Anísio Teixeira à Paulo Freire : la socialisation de l'intelligence, la diffusion du savoir et de la culture comme moyen de réaliser la démocratie et la justice sociale. Si, pour Lippmann, le devenir évolutif est commandé par l'élite vers un telos établie et transcendantale (la division mondiale du travail dans une économie mondialisée), pour le pragmatisme deweyan, l'évolution s'opère par des processus et des expérimentations immanents et ouverts, c'est-à-dire sans le primat de la finalité, confiants dans les potentialités et les singularités individuelles qui résultent des interactions plusieurs.

Auteur fondamental de la tradition sociologique microinteractionniste (Collins, 2009, p. 205-243), Dewey postule que la réduction de la complexité interactive au domaine économique, ainsi que du travail au profit et à la compétitivité, sape la réserve inépuisable du potentiel individuel . Critiquant la « désindividuation », c'est-à-dire la standardisation des modes de sentir et de penser provoquée par la conception libérale de l'individu atomisé, Dewey veut savoir comment des singularités irréductibles émergent d'arrangements interactifs imprévisibles et de processus collectifs d'individuation.[xiii] C'est ainsi que Stiegler, notant sa prédilection pour la pensée de Dewey, soutient que son pragmatisme, bien qu'entendant refonder le libéralisme avec des prémisses évolutionnistes, constitue la première critique philosophique et politique du néolibéralisme à venir.

C'est le sentiment omniprésent et permanent d'arriération qui motive la généalogie de Stiegler. C'est le problème moderne du rapport entre accélération et adaptation – déjà diagnostiqué depuis Hegel, Marx et Nietzsche. "Chaque retard est-il, en soi, une disqualification ?", demande l'auteur. Et il poursuit, sans oublier de distinguer l'opposition entre Lippmann et Dewey : « Faut-il souhaiter que tous les rythmes s'ajustent et s'alignent sur une réforme progressive de l'espèce humaine qui irait vers son accélération ? Ne faudrait-il pas au contraire respecter les différences irréductibles de rythmes qui structurent toute l'histoire évolutive ? (page 18). On sait dans quelle direction les processus de néolibéralisation des sociétés ont historiquement « évolué ». La pandémie de Covid-19 – qui s'est étendue sur les années 2020 et 2021 – a soulevé, dans certains milieux, la discussion autour d'une « nouvelle normalité ».

Désormais, l'émergence d'une « nouvelle normalité » impliquerait une rupture avec une précédente normalité. Si l'on considère que le monde moderne est caractérisé, structurellement, par la vitesse, le contrôle, la monétisation, l'instabilité, la sacralisation du travail, la productivité et le profit, ce à quoi nous assistons, après un arrêt mondial momentané, c'est le retour, à une vitesse extrêmement accélérée, de processus et tendances en cours depuis l'aube de la modernité. Polyvalence, hyperactivité (actuellement numérique et surtout mentale), flexibilité, adaptabilité – attributs nécessaires à la réinvention du libéralisme dans les années 1930 – sont plus que jamais des ingrédients indispensables à la survie. Aujourd'hui, nous vivons la potentialisation de la normalité déjà ancienne à laquelle les espèces – et non moins l'environnement, considérant un mode de production extractif et prédateur – ont cherché à s'adapter pendant des siècles.[Xiv]

L'ouvrage de Barbara Stiegler se présente donc à nos yeux comme une recherche pertinente sur la généalogie du néolibéralisme, élaborée dans le sillage des travaux foucaultiens, même si l'auteur précise circonstanciément, en note de bas de page, que le silence de Foucault au sujet des aspects disciplinaires de la biopolitique néolibérale a donné lieu à des controverses autour de l'interprétation de son alliance « réelle » ou « supposée » avec le néolibéralisme (p. 317, note 17).

Bien que l'auteur se distancie sans équivoque d'une telle position, nous sommes d'accord avec Christian Laval (2018, p. 21) qui réfute absolument une telle hypothèse interprétative : « Considérer Foucault comme un auteur néolibéral n'est possible qu'au prix d'une méconnaissance de son travail généalogique sur les pouvoirs et leur engagement éthique et politique. L'histoire intellectuelle est d'ailleurs pleine de ces contradictions qui font de Marx l'inventeur du Goulag ou de Nietzsche un auteur nazi ».[xv]

Stiegler anticipe également d'éventuelles objections à son livre, comme, par exemple, l'exigence de réévaluer la centralité de la pensée de Lippmann dans les différents courants qui constituent le néolibéralisme, ainsi que l'échec à approfondir l'étude concernant l'impact actuel de la discussion sur la tradition lippmannienne et pragmatique dans des domaines spécifiques, tels que l'éducation, la santé et l'environnement. Quoi qu'il en soit, en menant une recherche approfondie sur la généalogie critique des sources évolutives du néolibéralisme, l'auteur présente une contribution significative tant au public intéressé à comprendre l'origine de la forme actuelle de gouvernement de nos conduites quotidiennes qu'à le démarche foucaultiana, selon laquelle les données biologiques ont toujours une valeur politique. Et ce n'est pas différent dans le néolibéralisme, depuis ses origines.

* Elton Corbanezi est professeur au Département de sociologie et de science politique de l'Université fédérale du Mato Grosso (UFMT). Auteur de Santé mentale, dépression et capitalisme (UNESP).

Publié à l'origine sur sociologies, année 23, no. 58, septembre-décembre 2021.

 

Références


Barbara Stiegler. Il faut s'adapter : sur un roman impératif politique. Paris, Gallimard, 2019, 336 p.

 

Bibliographie


ARON, Raymond. les étapes de la pensée sociologique. Trans. Bain Sergio. São Paulo : Martins Fontes, 2008.

COLLINS, Randall. Quatre traditions sociologiques. Trans. Rachel Weiss. Petropolis : éd. Voix, 2009.

CORBANEZI, Elton; RASIA, José Miguel. Présentation du dossier : Rationalité néolibérale et processus de subjectivation contemporains. Médiations – Revue des sciences sociales, v. 25, non. 2, p. 287-301, mai/août. 2020.

CORBANEZI, Elton. Geoffroy de Lagasnerie : une lecture néolibérale controversée de Foucault. Revue brésilienne des sciences sociales (RBCS), c. 29, non. 84, p. 195-199, fév. 2014.

DARDOT, Pierre ; LAVAL, Chrétien. La nouvelle raison du monde: essai sur la société néolibérale. Trans. Marianne Echalar. São Paulo : Boitempo, 2016.

FOUCAULT, Michel. Sécurité, territoire, population : Cours au Collège de France (1977-1978). Paris : Seuil/Gallimard, 2004a.

FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique : Cours au Collège de France (1978-1979). Paris : Seuil/Gallimard, 2004b.

LATOUR. Bruno. Le fantôme de l'esprit public. Des illusions de la démocratie aux réalités de ses apparitions. In: LIPPMANN, Walter. Le Public Fantôme. Paris : Démopolis, 2008. p. 3-44.

LAVAL, Christian. La pandémie de Covid-19 et la faillite des imaginaires dominants. Trans. Elton Corbanezi. Médiations – Revue des sciences sociales, v. 25, non. 2, p. 277-286, mai/août. 2020. http://dx.doi.org/10.5433/2176-6665.2020v25n2p277

LAVAL, Chrétien. Foucault, Bourdieu et la question néolibérale. Paris : La Découverte, 2018.

SIMONDON, Gilbert. L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information. Grenoble : Millon, 2005.

ACIER, Ronald. Walter Lippmann et le siècle américain. Nouveau-Brunswick : Transaction Publishers, 1999.

 

notes


[I] Il n'y a toujours pas de traduction de l'ouvrage en portugais. Toutes les traductions sont sous ma responsabilité.

[Ii] Noms de Stiegler (p. 46) La Nouvelle République comme un journal (Journal, en français), au lieu de magazine (revue), l'équivalent le plus proche de magazine, comme le fait Bruno Latour (2008, p. 33) dans la présentation de l'édition française de Le public fantôme et comment, en fait, le journal américain se classe. S'appuyant sur la biographie de Ronald Steel (1999) sur Lippmann, Latour met également en lumière le passage du journaliste américain dans les journaux. Monde puis, Herald Tribune, qui, malgré sa ligne éditoriale conservatrice, divergente de la vision libérale progressiste de Lippmann, laissait la liberté au journaliste d'exprimer ses opinions dans sa célèbre chronique primée "Aujourd'hui et demain".

[Iii] Ceci est observé, par exemple, dans dérive et maîtrise, dans lequel Lippmann affirme que la science ne doit pas être réservée à une élite dirigeante, mais doit se tourner vers une coopération collective, délibérative et démocratique. Une telle conception anti-positiviste et démocratique de la science associée à l'expérimentation collective est en contradiction avec la conception élitiste du « gouvernement de étant expert», prédominant dans la pensée de Lippmann (Stiegler, 2019, p. 42-43). De cette manière, l'auteur finit par souligner également l'incompatibilité existant dans l'œuvre de Lippmann entre, d'une part, l'influence pragmatiste, qui privilégie les expériences sociales horizontales fondées sur l'hypothèse potentielle de chaque individu, et, d'autre part, la conception verticalisée du pouvoir selon lequel une élite dirigeante conduit, des connaissances scientifiques spécialisées, la masse informée et incompétente aux questions publiques (p. 32, 36-37).

[Iv] L'auteur pointe les répercussions des controverses entourant la Débat Lippmann-Dewey, les travaux cartographiques qui confirment son existence et ceux qui la démentent (p. 96-99). Au sein de cette polémique, une autre se déploie, concernant l'appartenance de Lippmann à la tradition pragmatiste. Telle est la position, par exemple, de Bruno Latour (2008) qui, s'il ne nie pas l'existence du débat, maintient son existence dans le pragmatisme, donnant ainsi à Lippmann les attributs d'un vrai démocrate. Une position avec laquelle Stiegler (p. 303, note 9, et p. 306, note 56) est en désaccord avec véhémence. Pour l'auteur, l'opposition fondamentale de Dewey à Lippmann repose sur l'appropriation différente de l'évolutionnisme darwinien, dont les implications sont des conceptions radicalement différentes de la démocratie (participative/représentative) et du pouvoir (horizontal-expérimental/vertical-élitiste). Inscrire également les particularités interprétatives conférées au terme «réglage”. Pour Latour (2008, p. 17), il s'agit de conserver ses racines »équitable», d'où sont déduites les notions de justice et d'équité. En effet, comme le montre Stiegler (p. 209-217, 259), la question de Lippmann est de rendre la concurrence loyale, en termes « d'égalité des chances ». Cependant, l'auteur souligne que l'établissement des "règles du jeu" ("les règles du jeu"Et"fair-play”) à cette fin a pour but de faire gagner les meilleurs et les plus aptes. En d'autres termes, cela veut dire que "réglage» renvoie à la notion d'« adaptation » à une concurrence effrénée, dont l'effet est la production d'inégalités et d'injustices sociales, ce que confirme l'évidence historique du néolibéralisme.

[V] Dans le chapitre consacré au Colloque Walter Lippmann, Dardot et Laval (2016, p. 71-100) abordent les thèmes centraux de l'œuvre de Lippmann, notamment de la ville libre, comme les notions d'« interventionnisme (néo)libéral » par opposition à laissez-faire du libéralisme classique ; de l'interdépendance et de la division mondiale du travail dans la Grande Société ; de l'adaptation à la compétition ; le rôle de l'éducation pour la spécialisation et de l'eugénisme pour l'amélioration génétique ; et le gouvernement d'élite. Ainsi, les auteurs soulignent également que l'idée d'adaptation est centrale dans une société qui érige la concurrence en principe vital. Notons par exemple leur propos sur le rôle de l'interventionnisme néolibéral : « Il vise d'abord à créer des situations de concurrence censées favoriser les 'plus forts' et les 'plus forts' et à s'adapter individus à la concurrence, considérée comme la source de tous les bénéfices [c'est nous qui soulignons] » (Dardot, Laval, 2016, p. 288). Le problème contemporain, soutiennent les auteurs, consiste en une adaptation subjective à l'intensification de la concurrence devenue absolue. Stiegler avance dans son étude en enquêtant sur l'origine du problème à partir de bases naturalistes et évolutives.

[Vi] Le terme « grande société », que l'on retrouve également dans l'œuvre de Dewey, vient du socialiste anglais Graham Wallas (1858-1932), mentor et ami de Lippmann qui écrivit La grande société : une analyse psychologique (1914). Le terme renvoie directement à l'idée de mondialisation et de globalisation issue des révolutions industrielles (Stiegler, 2019, p. 38-41 ; Latour, 2008, p. 183, note 3).

[Vii] Selon Stiegler (p. 73), dans Opinion publique, Lippmann loue le rôle du politologue Charles Merriam et de l'industriel Frederick Taylor en tant que spécialistes qui guident le processus de réadaptation de l'espèce et de gouvernance de la population. On a là l'idée d'exercer un gouvernement à partir d'une élite de l'humanité formée de scientifiques et d'industriels, ce qui nous ramène au positivisme comtien des notions de « pouvoir spirituel » et de « pouvoir temporel » (Aron, 2008, p. 83-183 ).

[Viii] L'idée fondamentale est que les individus seraient compétents dans leurs problèmes et inconscients de tout le reste. C'est ainsi que Bruno Latour (2008) défend l'argument selon lequel Lippmann est un vrai démocrate, dans la mesure où il soustrait les illusions de la démocratie (le public fantasmatique, univoque du bien et de la volonté générale et commune) pour l'affirmer dans son efficacité historique, puisqu'il n'est plus possible d'agir dans la grande société mondialisée selon la manière idéalisée de polis grec. D'où l'affirmation selon laquelle Lippmann est probablement le seul penseur politique à séculariser effectivement la démocratie - c'est-à-dire à soustraire ses caractéristiques métaphysiques idéalisées -, et à considérer positivement la démobilisation du public, pour que chacun retourne à ses occupations spécifiques. . Comme nous l'avons vu, Stiegler s'oppose à une telle lecture (cf. note 4).

[Ix] Comme le montre Stiegler, Lippmann prend cependant ses distances avec la « phobie de l'État » spencérienne, étant donné que la refondation du libéralisme repose, on l'a vu, sur le principe de l'intervention de l'État pour faire fonctionner l'économie de marché. Lippmann s'éloigne ainsi de la croyance spencérienne en l'évolution mécanique et naturelle, qui dispense d'élaborer des politiques pour sa réalisation. Sur l'importation des idées de Spencer aux USA au début du XXe siècle, après leur déclin en Europe, notamment en Angleterre, et la nécessité de refonder l'évolutionnisme dans le champ politique, voir la rubrique « La cible spencérienne » (Stiegler, 2019 , pages 22-28).

[X] À divers moments du livre, Stiegler reprend la discussion autour de l'idée d'un « agenda néolibéral », pour le distinguer du « non-agenda » du laissez-faire, sur quoi repose, encore une fois, la différence entre Lippmann et Spencer. Revenant à l'étymologie latine du mot, dans laquelle agere désigne faire, il s'agit d'établir, donc, une différence dans la conception de la nature humaine entre la refondation du libéralisme proposée par Lippmann et le libéralisme classique. Alors qu'il conçoit la nature humaine comme « bonne », c'est pourquoi toute forme d'intervention est supprimée, l'hypothèse de base de Lippmann réside dans la déficience de la nature humaine. D'où l'affirmation de Stiegler (p. 228) selon laquelle la biopolitique de Lippmann réactive le « fondement anthropologique de la discipline », dont le but est d'adapter et de normaliser l'espèce selon les impératifs de la grande société. L'agenda néolibéral naissant repose essentiellement sur les politiques d'éducation, de santé et d'environnement. Dardot et Laval (2016, p. 58-60, 69, 273, 278) mènent également une telle discussion à partir du « nouveau libéralisme » de Keynes et en relation avec l'État managérial contemporain. Les notions d'« agenda » et de « non-agenda » sont également évoquées par Foucault (2004b, p. 13-14, 27, 139, 200) en référence à Bentham et au nouveau « style de gouvernement » du néolibéralisme.

[xi] Alors que la « grande révolution » est entendue par Lippmann à partir de la division mondiale du travail et de l'interdépendance instaurée par la révolution industrielle, Dewey la reconnaît, plutôt, dans la révolution scientifique et technique du XVIIe siècle, attribuant ainsi une centralité à l'expérimentation et à l'intelligence collective. actions, qui sous-tendent leur propre conception de la démocratie. Voir notamment le chapitre V « La grande révolution : mettre l'intelligence hors de circuit » (Stiegler, 2019, p. 159-187).

[xii] Pour analyser l'idée de capacités humaines illimitées comme un effet de la rationalité néolibérale aujourd'hui, Dardot et Laval (2016, p. 357) ont créé le terme « ultrasubjectivation », dont la définition de base consiste en un dépassement constant de soi (l'au-delà de soi) . en soi). À cet égard, voir aussi Laval (2020) et Corbanezi ; Rasia (2020).

[xiii] En ce sens, il semble pertinent d'étudier les relations possibles entre les hypothèses interactives de Dewey et les notions de potentiels de réalité pré-individuelle, d'individuation et de couplage individu-environnement élaborées par Gilbert Simondon (2005).

[Xiv] En d'autres termes, cela signifie que nous assistons actuellement à l'accélération d'un processus dont le commencement est la modernité : les formes peuvent être changées, mais les principes demeurent (travail, profit, productivité, rapidité, etc.). En affirmant qu'il n'y a pas exactement rupture entre modernité et contemporanéité, mais transformations, accentuations, déplacements, on prend ses distances avec les polémiques, souvent erronées, autour de la postmodernité. Ce à quoi nous assistons, c'est à la radicalisation de la modernité – c'est le diagnostic d'auteurs contemporains aussi divers qu'Anthony Giddens, Michel Foucault et Zygmunt Bauman, entre autres.

[xv] À cet égard, voir Corbanezi (2014), dans lequel nous cherchons à critiquer la lecture néolibérale que Geoffroy de Lagasnerie présente de Foucault.

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