A la défense de l'universel

Image: Lucio Fontana
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Par FRANCIS WOLFF*

Introduction de l'auteur au livre nouvellement édité

 

l'universel

Ce livre[I] est le dernier volet d'une trilogie consacrée à l'idée d'humanité. Comme les deux précédents, il est entièrement autonome.

En 2010, j'ai publié Notre humanité : d'Aristote aux neurosciences.[Ii][Iii] J'y proposais une histoire critique des définitions philosophiques de l'homme en quatre grandes étapes, toutes quatre avec un revers scientifique et un revers moral. Le premier moment de cette histoire, l'homme d'Aristote, « l'animal doué de raison », est lié à l'invention des sciences naturelles. Mais ce même homme a pu justifier l'esclavage et l'assujettissement des femmes : car, si tous les êtres humains ont la même essence, ils ne sont pas tous également aptes à cette essence.

C'était l'envers pratique de l'homme aristotélicien. Deuxième moment de ce parcours, l'homme de Descartes réunit dans son essence le sujet et l'objet de la révolution scientifique de l'âge classique : la physique mathématique. Mais ce même homme a pu justifier la réduction de tous les êtres vivants à la matière brute. C'était l'envers pratique de l'homme cartésien. Troisième moment : au XXe siècle, l'homme de sciences humaines était un être déchiré et sa conscience était forcément illusionnée.

Revers pratique : toutes les critiques du droit, des libertés individuelles et de la démocratie représentative étaient justifiées. La révolution scientifique a annulé la révolution précédente. Sous le regard des nouvelles sciences de la vie, depuis le tournant du XXIe siècle – le quatrième moment, celui d'aujourd'hui – l'homme est redevenu un être naturel. Les neurosciences promettent de vous réunir à travers votre cerveau et vos gènes. Mais la condition pour accomplir cette promesse est de dissoudre l'homme et de le transformer en une machine pensante ou un animal sensible. Le posthumanisme et l'animalisme sont donc l'envers inévitable de cet « homme neuronal ».

Trois utopies contemporaines[Iv] reprend ici la réflexion et examine ces deux dernières idéologies et les images de l'homme qui leur sont associées. On ne peut les comprendre que dans leur volonté symétrique de dépasser l'humanisme des Lumières. Les posthumanistes ne se contentent pas du développement humaniste de la médecine : ils veulent une médecine améliorée qui triomphe de la vieillesse et de la mort. Les anti-spécistes ne se satisfont pas du combat humaniste pour améliorer les conditions de vie des animaux d'élevage : ils veulent abolir l'élevage et les « animaux libres ». Alors que la sagesse antique affirmait que nous n'étions ni des dieux ni des animaux, la représentation contemporaine rêve de faire de l'être humain un dieu immortel dont l'intelligence domine la nature grâce à la technologie, ou, au contraire, un être sensible égal aux autres, mais coupable de assujettissement des autres.

Dans les deux cas, il s'agit de dépasser les limites de l'humanité. A l'utopie post-humaniste, j'opposais la nécessité de vaincre les maladies à l'échelle planétaire et de viser l'immortalité de l'humanité elle-même. A l'utopie anti-spéciste, j'opposais les devoirs différenciés que nous avons vis-à-vis des animaux. Et à tous les délires qui nous invitent à franchir les frontières naturelles – celles qui séparent le naturel de l'artificiel, l'homme de l'animal, ou une espèce d'une autre –, j'opposais une utopie humaniste qui nous libérerait des frontières artificielles qui séparent l'humain les êtres des êtres humains : un cosmopolitisme qui ignore les nations ou les générations et vise la justice mondiale.

cette A la défense de universel examine l'hypothèse implicite dans les deux livres précédents : la défense de l'humanisme. Elle se présente en trois thèses : l'humanité est une communauté éthique ; l'humanité a une valeur intrinsèque et est la source de toute valeur ; tous les êtres humains ont une valeur identique. D'où l'inviolabilité du corps et de la personne humaine, ainsi que le respect dû aux œuvres humaines : histoire, savoir, techniques et arts.

Cette idée d'humanité et d'humanisme est liée à d'autres que l'on appelle "raison", "science", "égalité", "morale", "philosophie" (telle que je la comprends), ainsi qu'à celle qui les englobe : l'universel. Ce sont les idées des "Lumières". Ils sont en crise. Ce livre a donc un objet modeste, car il n'y a rien de plus banal que l'universel. Mais elle a un objectif ambitieux, car l'universel se trompe – tant dans la réalité que dans les idées, qui tantôt le reflètent, tantôt le déterminent.

Nous sommes aujourd'hui face à un paradoxe. Nous n'avons jamais été aussi conscients de former une humanité unique. L'extraordinaire progrès des moyens de transport et de communication, notamment après l'émergence d'Internet et le développement des réseaux sociaux, renforce jour après jour cette prise de conscience horizontale de l'humanité globale. Jamais un tsunami ou un massacre à l'autre bout du monde ne nous a semblé aussi proche. Jamais l'humanité souffrante n'a semblé aussi proche de l'humanité épargnée de la souffrance. Jamais auparavant les individus du monde entier ne se sont perçus comme étant aussi similaires émotionnellement et intellectuellement.

A cette proximité affective des êtres humains s'ajoute une préoccupation commune qui unit toute l'humanité. Nous savons que nous sommes exposés aux mêmes risques planétaires : épidémies, réchauffement climatique, catastrophes nucléaires, épuisement des ressources naturelles, extinction des espèces, crises économiques mondiales, etc. Et pourtant, en même temps qu'elle semble s'imposer à notre conscience, l'unité de l'humanité recule dans les représentations collectives. Partout dans le monde, on assiste aux mêmes reculs identitaires : nouveaux nationalismes, nouvelles xénophobies, nouveaux radicalismes religieux, nouvelles revendications communautaires, etc.

À un moment donné, l'Union européenne a semblé sur le point de réaliser le rêve des philosophes du XVIIIe siècle, de Leibniz et l'abbé de Saint-Pierre à Condorcet et Kant, mais elle s'est enlisée dans sa propre bureaucratie, a subi les ravages de la financiarisation de l'économie et face au rejet des peuples, qui se sentent menacés par la communauté formée par eux-mêmes. Les êtres humains savent qu'ils sont semblables, mais ils ne veulent vivre qu'avec des êtres qui leur sont identiques. Même s'il faut inventer des identités et sans cesse réinventer des différences.

Il serait facile de relier les deux phénomènes. Les peuples, les sociétés, les communautés, se sentant écrasés par la pression historique d'une humanité globalisée, ont tendance à se définir par de petites différences. De peur de disparaître dans une totalité uniformisante, ils se réfugient dans les autres. Derrière l'universel, ils craignent l'uniforme. Cette explication négative est en partie pertinente. Mais s'il vaut pour la mondialisation économique et culturelle, il ne s'applique pas à la crise des mœurs humanistes. Car cet universel moral, loin d'imposer l'uniformité, peut être le meilleur garant de la diversité culturelle, au même titre que la laïcité est la condition de la liberté religieuse. La crise morale est plus profonde. Faut-il y voir la source de la crise des idées ?

C'est pareil ici. Dans le domaine social, politique ou philosophique, chaque jour mille idées « nouvelles » venues d'autres époques fleurissent autour de la notion d'identité. A « droite », il remplace les notions d'ordre et d'unité. D'un bout à l'autre du monde, et aux confins orientaux et occidentaux de l'Europe, les « droits de l'homme hors sol » sont critiqués au nom d'identités nationales imaginaires que l'on compare à des soi-disant menaçants pour les autres. En chœur avec Joseph de Maistre, on dit : « Il n'y a pas d'homme au monde. J'ai rencontré des Français, des Italiens, des Russes [...] mais l'homme, je dis que je ne l'ai jamais rencontré de ma vie ».

A « gauche », l'identité tend à supplanter l'égalité. Contre les illusions universalistes, on ne dit plus avec Sartre : « je ne vois pas l'homme, je ne vois que les bourgeois, les ouvriers, les intellectuels »,[V] mais de nouvelles identités de genre, d'orientation sexuelle ou encore de race et de religion sont invoquées,[Vi] inspiré des théories « féministes » bizarre» ou « décolonial ». D'innombrables conflits sociaux ou culturels sont ainsi particularisés et ethnicisés.[Vii] Et la vieille critique revient : au fond, l'universel n'est que le « droit du plus fort ». Il est tantôt comparé au patriarcat (tous les hommes, mais pas les femmes), tantôt à la « blancheur » (tous les hommes, mais uniquement les hommes blancs), à l'eurocentrisme (tous les hommes, mais uniquement les Européens), ou à l'anthropocentrisme (tous les hommes mais pas les animaux) etc.

Bref, l'universel n'est jamais vraiment universel. Ou, quand c'est le cas, c'est trop : ça efface les particularités, les différences, les « nations », les « cultures », les « ethnies », les « religions des dominés » et même les « races » – car aujourd'hui la notion d'universel dont elle est issue la poubelle de l'histoire où les "crimes contre l'humanité" l'ont reléguée. Il est vrai que la force de propagation de ces critiques doit beaucoup à la faiblesse conceptuelle et à l'impuissance de l'universel. Il semble avoir perdu les vertus émancipatrices dont il était autrefois le messager.

C'est l'ambition de ce livre : redonner aux idées universalistes tout leur pouvoir critique et mobilisateur. Ce qui importe aujourd'hui, c'est de se réapproprier les idées des Lumières, de donner corps à notre époque à celles dépréciées par notre propre époque – qui pourtant en a plus que jamais besoin. Mettez ces concepts dévalorisés sur une base solide. Nord continue au même endroit. La boussole a échoué.

Si l'universel est un concept qui a perdu sa force politique, qu'en est-il de l'humanisme ? Aucun penseur qui cultive l'originalité (obligatoire dans la pensée moderne) n'ose se déclarer humaniste : y a-t-il quelque chose de plus pâteux, de plus démodé, de plus niais ? N'est-ce pas l'opinion la plus partagée par ceux qui n'ont pas de convictions particulières ?

La philosophie française dominante de la seconde moitié du XXe siècle a fait de l'humanisme son principal adversaire. UN lettre sur l'humanisme, de Heidegger, si influent en France, a eu sa revanche : l'humanisme serait le déguisement amical d'une ère de « l'oubli de l'être » marquée par le triomphe d'une vision « techno-scientifique » de la nature née à l'âge classique qui la réduit à des données calculables et, par conséquent, à une matière disponible, utilisable et destructible. Le marxisme dit authentique, celui d'Althusser, a fait le reste : l'humanisme serait la croyance en une unité illusoire de l'humanité au-delà des distinctions fondamentales qui structurent l'histoire et la société : les affiliations de classe.

Aujourd'hui, avec l'antispécisme, on dit le contraire : l'humanisme est la croyance en l'unité morale de l'humanité en deçà de l'appartenance à la communauté élargie de tous les êtres sensibles. La critique est toujours la même : l'humanisme se présente comme une morale universelle, mais c'est en fait une morale particulière. Dans le passé, c'était trop complet, dans le présent, c'est trop étroit. L'humaniste était un « moraliste geignard » qui croyait à la valeur absolue de l'humanité : il était niais et gentil. Aujourd'hui, c'est un anthropocentriste qui ignore la valeur intrinsèque des autres êtres souffrants : il est insensé et méchant.

Mais si l'humanisme est faible, c'est avant tout parce qu'il repose sur une idée faible : l'idée d'humanité.

Est-ce une faiblesse morale ? Dans un sens, oui. L'humanité n'est pas la meilleure mesure de la morale. D'un côté, l'humanisme défend l'idée que nous avons des devoirs fondamentaux envers ceux qui sont « comme nous » : même famille, même nation, même religion, même « race », même combat, etc. (Cependant, si nous reconnaissons que nous avons des devoirs aussi envers tous les êtres humains, cette morale restrictive ne doit pas affecter l'idéal humaniste.) D'autre part, elle considère que nous avons des devoirs envers tous les êtres sensibles qui sont « comme nous », sans distinction d'êtres humains en particulier. (Cependant, si l'on reconnaît que les devoirs qui nous lient à l'être humain priment sur les autres, cette morale extensive ne doit pas affecter l'idéal humaniste.) Dès lors, la faiblesse morale du concept d'humanité ne suffit pas à mettre fondamentalement en péril l'humanisme. .

Il faut aller plus loin. L'humanité apparaît comme un concept faible dans ses fondements philosophiques et scientifiques.

La faiblesse philosophique du concept d'humanité est due, en premier lieu, à l'influence considérable des sous-produits « postmodernes » conceptuellement fragiles des philosophies conceptuellement fortes du siècle dernier. Il existe des courants inspirés plus ou moins lointainement par l'idée heideggerienne de « destruction de la métaphysique » ou, dans l'euphémisme de Derrida, de « déconstruction ». Sous cette dernière appellation, le la cité universitaire Les Américains et une partie du monde des sciences sociales se sont consacrés à relativiser, c'est-à-dire à recontextualiser historiquement, à réinterpréter, à critiquer tous les concepts philosophiques hérités « de » la métaphysique et considérés comme totalisants et donc totalitaires : « Dieu », le "sujet", la "substance", le "raison » et, par conséquent, « l'homme » – dans les deux sens du terme : être humain et masculin, à supposer que le premier ne soit qu'un déguisement du second.

D'où, aujourd'hui, l'idée militante que toutes les distinctions conceptuelles sont socialement construites et qu'il n'en est aucune qui ne puisse et ne doive être déconstruite. Comme c'est le cas, notamment, de tous les dualismes supposés « occidentaux » : nature/culture, homme/femme, hétérosexuel/homosexuel et donc humain/animal ou encore humain/non humain : ce sont des postulats niveleurs, uniformisants. despotique et donc stigmatisant pour les minorités, les colonisés, les femmes, les homosexuels, les subordonnés, les animaux, etc. Quand vous dites "homme", vous voulez dire "homme blanc occidental dominant". Là où par le passé prévalaient des oppositions conceptuelles univoques, normatives et normalisatrices, il est nécessaire d'établir une continuum sain et libérateur.

Cette déconstruction de « l'homme » semble confirmée par l'acte de décès délivré par un tout autre courant philosophique. Ce n'est pas seulement la métaphysique qui est morte dans les années 1960-1970 ; la philosophie en général et l'homme en particulier sont également morts. C'est du moins par l'expression « la mort de l'homme » que se résumait « l'archéologie des sciences humaines » de Michel Foucault, car il écrivait dans Les mots et les choses: « L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et, peut-être, la fin proche.[Viii]

Il s'agissait de l'homme comme objet central des sciences dites humaines. Et Foucault d'ajouter : « Nous ne connaissons encore ni la forme ni la promesse » de « l'événement dont nous pouvons tout au plus prévoir la possibilité » qui verra la fin des sciences humaines ; cependant, il soupçonnait qu'elle « serait liée à la toute-puissance croissante de l'objet langage », puisque « l'homme périt à mesure que l'être du langage brille de plus en plus à notre horizon ».[Ix]

Sur ce dernier point, Foucault s'est trompé. Si l'on assiste clairement à la mort de l'idée d'homme depuis le tournant du XXIe siècle, ce n'est pas à la suite du développement d'une science humaine prolifique, au détriment des autres ; ce n'est pas le résultat d'une phagocytose interne mais d'une absorption externe ; elle est l'aboutissement du développement prodigieux des sciences de la vie et de leurs diverses relations dans un nouveau paradigme, le paradigme cognitif.

La faiblesse du concept d'humanité est aussi épistémologique. La généralisation des méthodes et théories naturalistes dans les sciences humaines semble remettre en cause la définition de l'humain.[X] Les frontières de l'humanité, entre robots et animaux, sont de plus en plus incertaines : on ne dit pas qu'il y a un continuum, simples différences de degré, là où des ruptures ou des oppositions binaires étaient postulées auparavant ?

D'une part, le réductionnisme méthodologique des neurosciences et le modèle cognitif semblent imposer l'idée de continuité entre l'homme et la machine : cette dernière sert de modèle d'intelligibilité au cerveau, qui à son tour sert de modèle de réalisabilité. pour les robots "intelligents". Mais ces modèles, bien qu'utiles pour éclairer la notion mal distinguée d'intelligence, semblent incapables d'expliquer les phénomènes de conscience : l'horizon de la continuité semble s'éloigner alors que nous, pour notre part, croyons nous en approcher.

D'autre part, la biologie évolutive, la primatologie, l'éthologie, la paléoanthropologie, la psychologie évolutive, etc., reposent méthodologiquement sur le postulat de la continuité, dans tous les domaines, entre l'espèce humaine et les autres espèces vivantes. Mais ne pourrait-on pas en conclure que « les sciences démontrent que continuité entre l'homme et l'animal.

Cette conclusion est illégitime. Le nouveau paradigme naturaliste étudie l'être humain "Tandis que être en vie" ou "Tandis que animal soumis aux lois de l'évolution ». Il est donc absurde de soutenir que les théories qui s'appuient sur ce paradigme peuvent démontrer une thèse qui leur sert de principe. Pour faire des neurosciences, de la biologie évolutive ou de l'éthologie humaine, il faut considérer l'homme comme un être vivant qui s'explique de la même manière que les autres – il faut donc adopter une position dite « continuiste ». (De même, pour faire de l'ethnologie, de la linguistique historique ou de la psychanalyse, il faut adopter la position « discontinuiste », selon laquelle il y a des « particularités de l'homme ».)

Si l'on étudie l'être humain en tant qu'animal, il n'est pas surprenant qu'il apparaisse en tant qu'animal, puisque le marqueur « tant que » filtre les prédicats pertinents selon les orientations méthodologiques et épistémologiques précédemment adoptées. Autrement dit, le continuisme ne peut pas être le résultat, c'est l'hypothèse de départ.

La faiblesse épistémologique du concept d'humanité est, au fond, plus apparente que réelle. Elle est le résultat d'un changement de paradigme dominant dans les sciences humaines. Ce n'est pas une "vérité scientifique". Peut-être est-elle liée à la volonté systématique d'exclure de la connaissance tout préjugé théologique et de rompre avec l'image d'un Homme fait à l'image de Dieu, situé au centre de la Création, radicalement différent de tous les êtres artificiels et de tous les autres êtres vivants. Mais c'est aussi l'hypothèse philosophique d'un temps rebelle aux définitions et aux catégories. Ce n'est pas une « vérité philosophique ».

 

Ces faiblesses politiques, morales, philosophiques et scientifiques de l'idée d'humanité ne sont peut-être que les symptômes d'un mal plus profond. L'universel, et donc l'humanisme, semblent avoir perdu toute justification historique.

Le Siècle des Lumières a proclamé « les droits de l'homme ». Il y avait là une part d'idéologie individualiste des droits subjectifs, caractéristique de l'Europe et des États-Unis du XVIIIe siècle, et une part d'un projet concret universaliste d'émancipation de l'humanité par la conquête des libertés individuelles.[xi] Mais ces « déclarations » ne reposaient pas sur un énoncé, comme si tout le monde pouvait affirmer que les hommes naissent et restent libres et égaux (même « en droit »), puisque ce qui est observé est précisément le contraire : ils naissent et restent inégaux. , en fait et en droit.[xii]

Le sens de ces déclarations était performatif : l'objectif était d'établir une communauté capable de réaliser cette égalité des droits. Cependant, cette idée d'égalité manquait encore de quelque chose pour servir de fondement : ce rôle était joué au XVIIIe siècle par l'Être suprême, père et créateur de tous les êtres humains - une sécularisation de l'universalisme du christianisme originel que la religion chrétienne ne pouvait s'incarner en France car elle était liée à la monarchie absolue « de droit divin » : « L'Assemblée nationale reconnaît et proclame, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, les droits suivants de l'Homme et du Citoyen ».[xiii]

Cet « Etre suprême » a été remplacé, sans dommage, par son avatar : l'idée de nature, comme l'atteste la Déclaration de 1789 lorsqu'elle définit « les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme ». Tous les hommes sont « par nature » égaux, bien que chacun de nous puisse voir le contraire.

Cependant, ces deux idées, celle d'un Être suprême égal et celle d'une nature égalisatrice dont sont nés tous les êtres humains, sont devenues fragiles dans notre post-modernité. Les gens qui ont « abandonné » la religion ne croient ni à l'une ni à l'autre. Et ceux qui ne l'ont pas abandonnée ou reprise ont tendance à voir en leur Dieu la garantie de leur particularité, attestée par la vérité absolue des textes sacrés auxquels ils croient. Ainsi, par souci d'universalité, la Déclaration universelle des droits de l'homme de l'ONU de 1948, inspirée par le sentiment que la civilisation avait vaincu la barbarie, ne s'appuie ni sur Dieu ni sur la nature.

Mais cette volonté légitime d'universalité la prive justement d'un fondement universalisable qu'il n'est plus possible de retrouver. L'efficacité de la proclamation ne peut plus dépendre de ses principes. C'est sa faiblesse constitutive. Et comme elle ne peut plus compter sur la force constituante d'une source armée du glaive du Droit, ses effets varient selon l'évolution des relations internationales et l'ordre juridique fragile qui en résulte.

Il n'y a aucun moyen de ne pas se rendre à l'évidence. S'il est si facile de critiquer philosophiquement l'universalisme humaniste, ou de le ridiculiser, c'est que, malgré son apparente générosité, ou peut-être à cause d'elle, ses idées ne tiennent plus à rien. Elle ne peut reposer sur une croyance théiste : car si Dieu existe, il est la source de toute valeur.

Peut-être a-t-il rendu tous les hommes égaux, ou peut-être pas ; et les hommes n'ont de valeur que s'ils la reconnaissent ou s'ils respectent ses commandements : d'où les conflits interreligieux. L'universalisme ne peut reposer sur une vision naturaliste : par rapport à la nature, l'espèce humaine a autant de valeur que n'importe quelle autre espèce de mammifère ou d'insecte ; ou peut-être vaut-il encore moins, s'il est, comme on préfère le décrire aujourd'hui, le plus grand prédateur et la plus grande cause de déséquilibres des écosystèmes. Et il serait contre-intuitif de soutenir que « la nature a rendu tous les hommes égaux ». Nous pouvons tous voir que ce n'est pas le cas.

Les thèses universalistes sont-elles inutiles, ou du moins manquent-elles de cohérence conceptuelle ? L'humanisme des Lumières se croyait ancré – mais il était occidento-centré : c'était sa fragilité conceptuelle et la contradiction interne qu'il paie encore aujourd'hui. En ce moment d'humanité globalisée, l'humanisme pourrait être universaliste, mais il est précaire, car il n'a pas de justification transcendante. Essayer de lui redonner un fondement philosophique, purement rationnel, c'est l'ambition de ce livre.

L'humanisme universaliste, au sens strict que nous donnerons au terme, consiste, comme nous l'avons déjà dit, en trois thèses.

L'humanité est une communauté éthique : c'est la thèse universaliste proprement dite. Elle s'oppose au relativisme selon lequel il ne saurait y avoir de morale valable et reconnue pour toutes les communautés. La première partie montrera la possibilité de l'universalisme, en réfutant le relativisme.

L'humanité est la seule source de valeur. C'est la thèse humaniste proprement dite. Elle s'oppose à l'idée que la valeur de l'humanité vient des autres êtres (Dieu, Nature), ou que rien, pas même l'humanité, n'a de valeur (nihilisme). La deuxième partie sera consacrée aux rivaux universalistes de l'humanisme.

Ces deux premières parties sont essentielles. Le point capital demeure. Si l'humanisme n'est pas un particularisme occidental et ne se fonde pas sur Dieu, la Nature ou quoi que ce soit d'autre, sur quoi repose l'idée de la valeur de l'humanité et de l'égalité de tous les êtres humains ? C'est à ces deux questions que la troisième partie tentera de répondre.

* François Wolff Il est professeur de philosophie à l'École normale supérieure de Paris. Auteur, entre autres livres, de Penser avec les Anciens (Unesco).

 

Référence


François Wolff. A la défense de l'universel : fonder l'humanisme. Traduction : Mariana Echalar. São Paulo, Unesp, 2021, 270 pages.

 

notes


[I] Je remercie chaleureusement André Comte-Sponville et Bernard Sève, amis fidèles, francs et fiables, dont la lecture rigoureuse m'a permis d'améliorer sensiblement ce texte.

[Ii] Publié par Editora Unesp en 2013. [NE]

[Iii] /10/2021   15:12:41

[Iv] Publié par Editora Unesp en 2018. [NE]

[V] Sartre, « Jean-Paul Sartre répond », p.92-3.

[Vi] On voit de plus en plus dans les sciences sociales (et pas seulement dans les universités nord-américaines) des études exclusives consacrées aux « minorités » assujetties (Études noires, Études afro-américaines, Études de genres, Études féministes, Études juives, Études islamiques etc.), avec un programme théorique et militant qui est venu remplacer les études transversales (histoire, anthropologie, sociologie, philosophie).

[Vii] Voir, par exemple, Amselle, L'ethnicisation de la France.

[Viii] Foucault, Les mots et les choses, p.398.

[Ix] Ibid., P. 397.

[X] Wolff, Notre Humanité, p.123-5.

[xi] Cf. plus loin, partie I, chap. 2, p.43.

[xii] Nous distinguons l'égalité "de droits" accordée à tous les hommes ou à tous les citoyens par la Déclaration universelle des droits de l'homme et l'égalité "en droit" (par opposition à l'égalité "de fait"), c'est-à-dire celle qui est reconnue par un système de normes. En termes plus simples : « de facto » est ce qu'il est, « de jure » est ce qu'il devrait être.

[xiii] a fortiori, la déclaration d'indépendance des États-Unis (1776) fait référence à « Dieu », au « Créateur » et à la « Divine Providence ». Sur ces questions historiques ou généalogiques, cf. plus loin, Partie II, p.69.

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