Autour du luxe et de l'ostentation

Shikanosuke Yagaki, Nature morte, 1930-9
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Par RENATO ORTIZ*

Le luxe doit être inaccessible au sens figuré et propre du terme

« L'ostentation » serait-elle un terme adéquat pour comprendre le monde du luxe ? La question est suggestive, d'une certaine manière elle fait partie de notre bon sens, on dit que beaucoup de gens ont un comportement « ostentatoire », « snob » lorsqu'ils consomment des objets chers et sophistiqués. Le lien entre ostentation et luxe serait ainsi quelque chose de naturel.

La notion de « consommation ostentatoire », élaborée par Thorstein Veblen (1857-1929), est certainement la principale référence du débat. dans ton livre La théorie de la classe loisir (1899), il distingue entre consommation ostentatoire et « émulation pécuniaire » ; son but est de délimiter les différences entre les classes sociales. Il y aurait une élite qui se contenterait d'afficher une vie luxueuse, et d'autres, membres des classes inférieures, qui par émulation (imitation) chercheraient à se rapprocher des couches supérieures. Alors que certains revendiqueraient leur statuts par la consommation sélective d'articles spécifiques, d'autres chercheraient dans « l'imitation » un moyen d'accéder à une position de prestige qui leur est refusée.

Les thèses de Veblen ont été discutées par de nombreux auteurs, mais je n'ai pas l'intention de reprendre ce débat. Je souhaite travailler sur un aspect spécifique de la notion de consommation ostentatoire : la visibilité. J'attire l'attention sur la notion elle-même : le mot visible existe en anglais, portugais, italien, espagnol, mais pas en français (dans cette langue, l'idée a été traduite par consommation ostentatoire). En espagnol, bien que le mot existe, le concept a également été traduit par consommation apparente, ce qui renforce son approche de l'idée d'ostentation.

Remarquable est ce qui « se démarque », « est clairement visible », « attire l'attention » ; d'où son association avec des choses « illustres », « nobles », « remarquables ». Pour Veblen, ce type de comportement renvoie à l'étalage de richesses afin de manifester la statuts et le prestige de ceux qui en jouissent. Cela suppose une dimension publique (d'exhibition) dans laquelle les individus se « mesurent » les uns aux autres, pouvant orienter leur conduite vers la maximisation ou la minimisation de leurs attentes de classe. Pour cela, la consommation doit nécessairement être visible : en s'exposant « au grand jour », elle se réalise comme une affirmation de supériorité ; la visibilité est la matérialisation de son existence (le verbe ostentar dérive du latin faire étalage, qui signifie « montrer »).

Ostentation, luxe, visibilité. Je vais un peu plus loin dans le cœur de mon argumentation. Il n'est pas difficile de voir que la modernité classique du XIXe siècle apporte avec elle l'émergence d'une sphère publique, c'est le moment où l'opinion publique émerge. Cependant, l'émergence de cet espace spécifique ne se limite pas à la dimension politique, elle a un sens plus large ; c'est la notion même d'espace qui change avec la modernité. L'avènement des transports en commun dans les villes, l'invention du train et de l'automobile (qui boostent les déplacements), ont une implication immédiate sur la circulation des personnes, des biens et des objets au sein de cet espace public.

La condition d'être visible se généralise. C'est pourquoi la photographie est vue comme une sorte de point de départ de cette modernité, elle est le signe avant-coureur d'une époque où, par un mécanisme technique, l'image médiatise la présence de l'original en son absence. Cette dimension d'ubiquité va s'accroître au fil des siècles avec le développement du cinéma, de la télévision, d'internet. Dans l'espace de la modernité-monde, la visibilité des objets de luxe occupe désormais une place prépondérante. Dans ce cadre, porté par le marché mondial et l'expansion de cette spatialité transnationale, la dimension ostensible du luxe aurait, en principe, été renforcée.

Cependant, il est possible de douter de ce bon sens. Sa vérité ne contient pas la solidité qu'elle paraît. Je reviens donc à quelques questions que j'ai développées dans l'univers du luxe. Tout d'abord, je précise ce que j'entends par univers : c'est un territoire au sein duquel vit une manière d'être et de vivre au monde, il est fait d'individus, d'institutions, de pratiques et d'objets. Un sac Prada ou un flacon de parfum Dior n'existe pas en soi ; ils acquièrent un sens lorsqu'ils s'articulent à d'autres objets (cristaux Lalique), à ​​d'autres institutions (Hermès, Louis Vuitton), à d'autres pratiques (se rendre dans des palaces, voyager sur des yachts). C'est l'ensemble de ces éléments discrets qui configure un univers.

Considérons la carte du marché des biens personnels (robes, accessoires, sacs à main) vendus dans les boutiques de luxe. Globalement, il est possible de discerner certaines régions du monde où elle se concentre : Europe, Amérique, Asie. Au sein de ce large espace, on observe une concentration par pays : États-Unis, Chine, France, Italie, etc. Et à l'intérieur des pays, ce qui est à première vue homogène se décompose en villes : Paris concentre 76 % du marché ; Londres, 83 % ; Moscou, 94 %. Mais, à l'approche de ces villes, on se rend compte que les magasins de luxe ne se situent nulle part, s'installant dans les quartiers huppés du tissu urbain ; et en leur sein ils occupent quelques blocs voire quelques rues (Bond Street à Londres ; Rue Saint Honoré à Paris ; Magic Quadrangle à Milan). L'espace du luxe est formé de points discontinus éloignés les uns des autres, mais articulés par un même code. Autrement dit : il est à la fois global et hyper-contraint.

Par conséquent, il ne peut exister sans frontières, il faut préciser que les choses de luxe sont des qualités "exceptionnelles", "uniques", "parfaites", qui les différencient de "l'ordinaire", "l'ordinaire". La supériorité des objets et des pratiques de luxe doit être mise en évidence et séparée de ce qui les entoure (les objets infinis de la société de consommation). Cela cultive deux vertus fondamentales : la rareté et l'inaccessibilité. Les entreprises utilisent la stratégie de production de la rareté maîtrisée des objets pour maintenir une distance prudente avec la banalité des choses. De cette manière, une éventuelle confusion entre le rare et l'ordinaire, domaines qu'il convient de maintenir séparés, est évitée. Par exemple, les séries limitées de certains produits, comme les parfums L'Instant de Guerlain : disponible en 750 exemplaires, flacon poli à la main et bouchon gainé d'or fin. Le luxe doit être inaccessible au sens figuré et propre du terme.

* Renato Ortiz Il est professeur au Département de sociologie de l'Unicamp. Auteur, entre autres livres, de l'univers du luxe (Rue).

Initialement publié dans le magazine Supplément Pernambouc.

 

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